LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre VI - 1 - Etat de la France
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SIÈCLE DE LOUIS XIV
PAR
VOLTAIRE
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CHAPITRE VI.
Etat de la France jusqu’à la mort
du cardinal Mazarin, en 1661.
Pendant que l’Etat avait été ainsi déchiré au-dedans, il avait été attaqué et affaibli au dehors. Tout le fruit des batailles de Rocroi, de Lens, et de Nordlingen, fut perdu. (1651) La place importante de Dunkerque fut reprise par les Espagnols ; ils chassèrent les Français de Barcelone ; ils reprirent Casal en Italie.
Cependant, malgré les tumultes d’une guerre civile et le poids d’une guerre étrangère, le cardinal Mazarin avait été assez habile et assez heureux pour conclure cette célèbre paix de Vestphalie par laquelle l’empereur et l’empire vendirent au roi et à la couronne de France la souveraineté de l’Alsace pour trois millions de livres payables à l’archiduc, c’est-à-dire pour environ six millions d’aujourd’hui. (1648) Par ce traité, devenu pour l’avenir la base de tous les traités, un nouvel électorat fut créé pour la maison de Bavière. Les droits de tous les princes et des villes impériales, les privilèges des moindres gentilshommes allemands, furent confirmés. Le pouvoir de l’empereur fut restreint dans des bornes étroites, et les Français, joints aux Suédois, devinrent les législateurs de l’empire. Cette gloire de la France était due au moins en partie aux armes de la Suède. Gustave-Adolphe avait commencé d’ébranler l’empire. Ses généraux avaient encore poussé assez loin leurs conquêtes sous le gouvernement de sa fille Christine. Son général Vrangel était prêt d’entrer en Autriche. Le comte de Kœnigsmarck était maître de la moitié de la ville de Prague, et assiégeait l’autre, lorsque cette paix fut conclue. Pour accabler ainsi l’empereur, il n’en coûta guère à la France qu’environ un million par an donné aux Suédois.
Ainsi la Suède obtint par ces traités de plus grands avantages que la France ; elle eut la Poméranie, beaucoup de places, et de l’argent. Elle força l’empereur de faire passer entre les mains des luthériens des bénéfices qui appartenaient aux catholiques romains. Rome cria à l’impiété, et dit que la cause de Dieu était trahie. Les protestants se vantèrent qu’ils avaient sanctifié l’ouvrage de la paix, en dépouillant des papistes. L’intérêt seul fit parler tout le monde.
L’Espagne n’entra point dans cette paix, et avec assez de raison ; car, voyant la France plongée dans les guerres civiles, le ministère espagnol espéra profiter des divisions de la France. Les troupes allemandes licenciées devinrent aux Espagnols un nouveau secours. L’empereur, depuis la paix de Munster, fit passer en Flandre, en quatre ans de temps, près de trente mille hommes. C’était une violation manifeste des traités ; mais ils ne sont presque jamais exécutés autrement.
Les ministres de Madrid eurent, dans le commencement de ces négociations de Vestphalie, l’adresse de faire une paix particulière avec la Hollande. La monarchie espagnole fut enfin trop heureuse de n’avoir plus pour ennemis, et de reconnaître pour souverains, ceux qu’elle avait traités si longtemps de rebelles indignes de pardon. Ces républicains augmentèrent leurs richesses, et affermirent leur grandeur et leur tranquillité, en traitant avec l’Espagne, sans rompre avec la France.
(1653) Ils étaient si puissants, que dans une guerre qu’ils eurent quelque temps après avec l’Angleterre, ils mirent en mer cent vaisseaux de ligne ; et la victoire demeura souvent indécise entre Blake, l’amiral anglais, et Tromp, l’amiral de Hollande, qui étaient tous deux sur mer ce que les Condé et les Turenne étaient sur terre. La France n’avait pas en ce temps dix vaisseaux de cinquante pièces de canon qu’elle pût mettre en mer ; sa marine s’anéantissait de jour en jour.
Louis XIV se trouva donc, en 1653, maître absolu d’un royaume encore ébranlé des secousses qu’il avait reçues ; rempli de désordres en tout genre d’administration, mais plein de ressources, n’ayant aucun allié, excepté la Savoie, pour faire une guerre offensive, et n’ayant plus d’ennemis étrangers que l’Espagne, qui était alors en plus mauvais état que la France. Tous les Français, qui avaient fait la guerre civile, étaient soumis, hors le prince de Condé et quelques-uns de ses partisans, dont un ou deux lui étaient demeurés fidèles par amitié et par grandeur d’âme, comme le comte de Coligny et Bouteville ; et les autres, parce que la cour ne voulut pas les acheter assez chèrement.
Condé, devenu général des armées espagnoles, ne put relever un parti qu’il avait affaibli lui-même par la destruction de leur infanterie aux journées de Rocroi et de Lens. Il combattait avec des troupes nouvelles, dont il n’était pas le maître, contre les vieux régiments français qui avaient appris à vaincre sous lui, et qui étaient commandés par Turenne.
Le sort de Turenne et de Condé fut d’être toujours vainqueurs quand ils combattirent ensemble à la tête des Français, et d’être battus quand ils commandèrent les Espagnols.
Turenne avait à peine sauvé les débris de l’armée d’Espagne à la bataille de Réthel, lorsque de général du roi de France il s’était fait le lieutenant d’un général espagnol : le prince de Condé eut le même sort devant Arras. (25 Août 1654) L’archiduc et lui assiégeaient cette ville. Turenne les assiégea dans leur camp, et força leurs lignes ; les troupes de l’archiduc furent mises en fuite. Condé, avec deux régiments de Français et de Lorrains, soutint seul les efforts de l’armée de Turenne : et, tandis que l’archiduc fuyait, il battit le maréchal d’Hocquincourt, il repoussa le maréchal de La Ferté, et se retira victorieux, en couvrant la retraite des Espagnols.vaincus. Aussi le roi d’Espagne lui écrivit ces propres paroles : « J’ai su que tout était perdu, et que vous avez tout conservé. »
Il est difficile de dire ce qui fait perdre ou gagner les batailles ; mais il est certain que Condé était un des grands hommes de guerre qui eussent jamais paru, et que l’archiduc et son conseil ne voulurent rien faire dans cette journée de ce que Condé avait proposé.
Arras sauvé, les lignes forcées, et l’archiduc mis en fuite, comblèrent Turenne de gloire ; et on observa que dans la lettre écrite au nom du roi au parlement (1) sur cette victoire, on y attribua le succès de toute la campagne au cardinal Mazarin, et qu’on ne fit pas même mention du nom de Turenne. Le cardinal s’était trouvé en effet à quelques lieues d’Arras avec le roi. Il était même entré dans le camp au siège de Stenai, que Turenne avait pris avant de secourir Arras. On avait tenu devant le cardinal des conseils de guerre. Sur ce fondement il s’attribua l’honneur des événements, et cette vanité lui donna un ridicule que toute l’autorité du ministère ne put effacer.
Le roi ne se trouva point à la bataille d’Arras, et aurait pu y être :il était allé à la tranchée au siège de Stenai ; mais le cardinal Mazarin ne voulut pas qu’il exposât davantage sa personne, à laquelle le repos de l’Etat et la puissance du ministre semblaient attachés.
D’un côté, Mazarin, maître absolu de la France et du jeune roi ; de l’autre, don Louis de Haro, qui gouvernait l’Espagne et Philippe IV, continuaient sous le nom de leurs maîtres cette guerre peu vivement soutenue. Il n’était pas encore question dans le monde du nom de Louis XIV, et jamais on n’avait parlé du roi d’Espagne. Il n’y avait alors qu’une tête couronnée en Europe qui eût une gloire personnelle : la seule Christine, reine de Suède, gouvernait par elle-même, et soutenait l’honneur du trône, abandonné, ou flétri, ou inconnu dans les autres Etats.
Charles II, roi d’Angleterre, fugitif en France avec sa mère et son frère, y traînait ses malheurs et ses espérances. Un simple citoyen avait subjugué l’Angleterre, l’Ecosse, et l’Irlande. Cromwell, cet usurpateur digne de régner, avait pris le nom de protecteur, et non celui de roi, parce que les Anglais savaient jusqu’où les droits de leurs rois devaient s’étendre, et ne connaissaient pas quelles étaient les bornes de l’autorité d’un protecteur (2).
Il affermit son pouvoir en sachant le réprimer à propos : il n’entreprit point sur les privilèges dont le peuple était jaloux ; il ne logea jamais de gens de guerre dans la cité de Londres ; il ne mit aucun impôt dont on pût murmurer ; il n’offensa point les yeux par trop de faste ; il ne se permit aucun plaisir ; il n’accumula point de trésors ; il eut soin que la justice fût observée avec cette impartialité impitoyable, qui ne distingue point les grands des petits.
Le frère de Pantaléon Sâ, ambassadeur de Portugal en Angleterre, ayant cru que sa licence serait impunie parce que la personne de son frère était sacrée insulta des citoyens de Londres, et en fit assassiner un pour se venger de la résistance des autres ; il fut condamné à être pendu. Cromwell, qui pouvait lui faire grâce, le laissa exécuter, et signa ensuite un traité avec l’ambassadeur.
Jamais le commerce ne fut si libre ni si florissant ; jamais l’Angleterre n’avait été si riche. Ses flottes victorieuses faisaient respecter son nom sur toutes les mers, tandis que Mazarin, uniquement occupé de dominer et de s’enrichir, laissait languir dans la France la justice, le commerce, la marine, et même les finances. Maître de la France, comme Cromwell l’était de l’Angleterre, après une guerre civile, il eût pu faire pour le pays qu’il gouvernait ce que Cromwell avait fait pour le sien ; mais il était étranger, et l’âme de Mazarin, qui n’avait pas la barbarie de celle de Cromwell, n’en avait pas aussi la grandeur.
Toutes les nations de l’Europe qui avaient négligé l’alliance de l’Angleterre sous Jacques Ier, et sous Charles Ier, la briguèrent sous le protecteur. La reine Christine elle-même, quoiqu’elle eût détesté le meurtre de Charles Ier, entra dans l’alliance d’un tyran qu’elle estimait.
Mazarin et don Louis de Haro prodiguèrent à l’envi leur politique pour s’unir avec le protecteur. Il goûta quelque temps la satisfaction de se voir courtisé par les deux plus puissants royaumes de la chrétienté.
Le ministre espagnol lui offrait de l’aider à prendre Calais ; Mazarin lui proposait d’assiéger Dunkerque, et de lui remettre cette ville. Cromwell avait à choisir entre les clefs de la France et celles de la Flandre. Il fut beaucoup sollicité aussi par Condé ; mais il ne voulut point négocier avec un prince qui n’avait plus pour lui que son nom, et qui était sans parti en France, et sans pouvoir chez les Espagnols.
Le protecteur se détermina pour la France, mais sans faire de traité particulier, et sans partager des conquêtes par avance : il voulait illustrer son usurpation par de plus grandes entreprises. Son dessein était d’enlever le Mexique aux Espagnols ; mais ils furent avertis à temps. Les amiraux de Cromwell leur prirent du moins la Jamaïque (mai 1655), île que les Anglais possèdent encore, et qui assure leur commerce dans le Nouveau-Monde. Ce ne fut qu’après l’expédition de la Jamaïque que Cromwell signa son traité avec le roi de France, mais sans faire encore mention de Dunkerque. Le protecteur traita d’égal à égal ; il força le roi à lui donner le titre de frère dans ses lettres. (8 novembre 1655) Son secrétaire signa avant le plénipotentiaire de France, dans la minute du traité qui resta en Angleterre ; mais il traita véritablement en supérieur, en obligeant le roi de France de faire sortir de ses Etats Charles II et le duc d’York, petit-fils de Henri IV, à qui la France devait un asile. On ne pouvait faire un plus grand sacrifice de l’honneur à la fortune.
Tandis que Mazarin faisait ce traité, Charles II lui demandait une de ses nièces en mariage. Le mauvais état de ses affaires, qui obligeait ce prince à cette démarche, fut ce qui lui attira un refus. On a même soupçonné le cardinal d’avoir voulu marier au fils de Cromwell celle qu’il refusait au roi d’Angleterre. Ce qui est sûr, c’est que, lorsqu’il vit ensuite le chemin du trône moins fermé à Charles II, il voulut renouer ce mariage ; mais il fut refusé à son tour.
La mère de ces deux princes, Henriette de France, fille de Henri-le-Grand, demeurée en France sans secours, fut réduite à conjurer le cardinal d’obtenir au moins de Cromwell qu’on lui payât son douaire. C’était le comble des humiliations les plus douloureuses, de demander une subsistance à celui qui avait versé le sang de son mari sur un échafaud. Mazarin fit de faibles instances en Angleterre au nom de cette reine, et lui annonça qu’il n’avait rien obtenu. Elle resta à Paris dans la pauvreté, et dans la honte d’avoir imploré la pitié de Cromwell ; tandis que ses enfants allaient dans l’armée de Condé et de don Juan d’Autriche apprendre le métier de la guerre contre la France qui les abandonnait.
Les enfants de Charles Ier, chassé de France, se réfugièrent en Espagne. Les ministres espagnols éclatèrent dans toutes les cours, et surtout à Rome, de vive voix et par écrit, contre un cardinal qui sacrifiait, disaient-ils, les lois divines et humaines, l’honneur et la religion, au meurtrier d’un roi, et qui chassait de France Charles II et le duc d’York, cousins de Louis XIV, pour plaire au bourreau de leur père. Pour toute réponse aux cris des Espagnols, on produisit les offres qu’ils avaient faites eux-mêmes au protecteur.
La guerre continuait toujours en Flandre avec des succès divers. Turenne, ayant assiégé Valenciennes avec le maréchal de La Ferté, aprouva le même revers que Condé avait essuyé devant Arras. Le prince, secondé alors de don Juan d’Autriche, plus digne de combattre à ses côtés que n’était l’archiduc, força les lignes du maréchal de La Ferté, le prit prisonnier, et délivra Valenciennes. Turenne fit ce que Condé avait fait dans une déroute pareille. (17 juillet 1656) Il sauva l’armée battue, et fit tête partout à l’ennemi ; il alla même, un mois après, assiéger et prendre la petite ville de La Capelle : c’était peut-être la première fois qu’une armée battue avait osé faire un siège.
Cette marche de Turenne, si estimée, après laquelle il prit La Capelle, fut éclipsée par une marche plus belle encore du prince de Condé (avril 1657). Turenne assiégeait à peine Cambrai, que Condé, suivi de deux mille chevaux, perça à travers l’armée des assiégeants ; et ayant renversé tout ce qui voulait l’arrêt, il se jeta dans la ville. Les citoyens reçurent à genoux leur libérateur. Ainsi ces deux hommes opposés l’un à l’autre déployaient les ressources de leur génie. On les admirait dans leurs retraites comme dans leurs victoires, dans leur bonne conduite et dans leurs fautes mêmes, qu’ils savaient toujours réparer. Leurs talents arrêtaient tour à tour les progrès de l’une et de l’autre monarchie ; mais le désordre des finances en Espagne et en France était encore un plus grand obstacle à leurs succès.
1 – Dates de Vincennes, du 11 septembre 1654. (Voltaire.)
2 – Tout ce qui suit explique certaines choses que Voltaire n’a fait qu’indiquer dans le chapitre CLXXXI de l’Essai. On voit mieux quelle était la puissance de Cromwell. (G.A.)