LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre IV-1 - Guerre civile

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LE SIÈCLE DE LOUIS XIV - Chapitre IV-1 - Guerre civile

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SIÈCLE DE LOUIS XIV

 

PAR

 

VOLTAIRE

 

 

 

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CHAPITRE IV.

 

Guerre civile.

 

 

 

 

          La reine Anne d’Autriche, régente absolue, avait fait du cardinal Mazarin le maître de la France, et le sien. Il avait sur elle cet empire qu’un homme adroit devait avoir sur une femme née avec assez de faiblesse pour être dominée, et avec assez de fermeté pour persister dans son choix.

 

          On lit dans quelques Mémoires de ces temps-là que la reine ne donna sa confiance à Mazarin qu’au défaut de Potier, évêque de Beauvais, qu’elle avait d’abord choisi pour son ministre. On peint cet évêque comme un homme incapable : il est à croire qu’il l’était, et que la reine ne s’en était servie quelque temps que comme d’un fantôme, pour ne pas effaroucher d’abord la nation par le choix d’un second cardinal et d’un étranger. Mais ce qu’on ne doit pas croire, c’est que Potier eût commencé son ministère passager par déclarer aux Hollandais « qu’il fallait qu’ils se fissent catholiques s’ils voulaient demeurer dans l’alliance de la France. » Il aurait donc dû faire la même proposition aux Suédois. Presque tous les historiens rapportent cette absurdité, parce qu’ils l’ont lue dans les Mémoires des courtisans et des frondeurs. Il n’y a que trop de traits dans ces Mémoires ou falsifiés par la passion, ou rapportés sur des bruits populaires. Le puéril ne doit pas être cité, et l’absurde ne peut être cru. Il est très vraisemblable que le cardinal Mazarin était ministre désigné depuis longtemps dans l’esprit de la reine, et même du vivant de Louis XIII. On ne peut en douter quand on a lu les Mémoires de La Porte, premier valet de chambre d’Anne d’Autriche. Les subalternes, témoins de tout l’intérieur d’une cour, savent des choses que les parlements et les chefs de parti même ignorent, ou ne font que soupçonner (1).

 

          Mazarin usa d’abord avec modération de sa puissance. Il faudrait avoir vécu longtemps avec un ministre pour peindre son caractère, pour dire quel degré de courage ou de faiblesse il avait dans l’esprit, à quel point il était ou prudent ou fourbe. Ainsi, sans vouloir deviner ce qu’était Mazarin, on dira seulement ce qu’il fit. Il affecta, dans les commencements de sa grandeur, autant de simplicité que Richelieu avait déployé de hauteur. Loin de prendre des gardes et de marcher avec un faste royal, il eut d’abord le train le plus modeste ; il mit de l’affabilité et même de la mollesse partout où son prédécesseur avait fait paraître une fierté inflexible. La reine voulait faire aimer sa régence et sa personne de la cour et des peuples, et elle y réussissait. Gaston, duc d’Orléans, frère de Louis XIII, et le prince de Condé, appuyaient son pouvoir, et n’avaient d’émulation que pour servir l’Etat.

 

          Il fallait des impôts pour soutenir la guerre contre l’Espagne, et contre l’empereur. Les finances en France étaient, depuis la mort du grand Henri IV, aussi mal administrées qu’en Espagne et en Allemagne. La régie était un chaos ; l’ignorance extrême ; le brigandage au comble : mais ce brigandage ne s’étendait pas sur des objets aussi considérables qu’aujourd’hui. L’Etat était huit fois moins endetté (2) ; on n’avait point des armées de deux cent mille hommes à soudoyer, point de subsides immenses à payer, point de guerre maritime à soutenir. Les revenus de l’Etat montaient, dans les premières années de la régence, à près de soixante et quinze millions de livres de ce temps. C’était assez s’il y avait eu de l’économie dans le ministère : mais en 1646 et 47 on eut besoin de nouveaux secours. Le surintendant était alors un paysan siennois, nommé Particelli Emeri, dont l’âme était plus basse que la naissance, et dont le faste et les débauches indignaient la nation. Cet homme inventait des ressources onéreuses et ridicules. Il créa des charges de contrôleurs de fagots, de jurés vendeurs de foin, de conseillers du roi crieurs de vin ; il vendait des lettres de noblesse. Les rentes sur l’hôtel-de-ville de Paris ne se montaient alors qu’à près de onze millions. On retrancha quelques quartiers aux rentiers ; on augmenta les droits d’entrée ; on créa quelques charges de maîtres des requêtes ; on retint environ quatre-vingt mille écus de gages aux magistrats.

 

          Il est aisé de juger combien les esprits furent soulevés contre deux Italiens, venus tous deux en France sans fortune, enrichis aux dépens de la nation, et qui donnaient tant de prise sur eux. Le parlement de Paris, les maîtres des requêtes, les autres cours, les rentiers s’ameutèrent. En vain Mazarin ôta la surintendance à son confident Emeri, et le relégua dans une de ses terres : on s’indignait encore que cet homme eût des terres en France, et on eut le cardinal Mazarin en horreur, quoique, dans ce temps-là même, il consommât le grand ouvrage de la paix de Munster : car il faut bien remarquer que ce fameux traité et les barricades sont de la même année 1648.

 

          Les guerres civiles commencèrent à Paris comme elles avaient commencé à Londres, pour un peu d’argent.

 

          (1647) Le parlement de Paris, en possession de vérifier les édits de ces taxes, s’opposa vivement aux nouveaux édits ; il acquit la confiance des peuples par les contradictions dont il fatigua le ministère.

 

          On ne commença pas d’abord par la révolte ; les esprits ne s’aigrirent et ne s’enhardirent que par degrés. La populace peut d’abord courir aux armes et se choisir un chef, comme on avait fait à Naples (3) : mais des magistrats, des hommes d’Etat procèdent avec plus de maturité, et commencent par observer les bienséances, autant que l’esprit de parti peut le permettre.

 

          Le cardinal Mazarin avait cru qu’en divisant adroitement la magistrature, il préviendrait tous les troubles ; mais on opposa l’inflexibilité à la souplesse. Il retranchait quatre années de gages à toutes les cours supérieures, en leur remettant la paulette, c’est-à-dire en les exemptant de payer la taxe inventée par Paulet (4), sous Henri IV, pour s’assurer la propriété de leurs charges. Ce retranchement n’était pas une lésion, mais il conservait les quatre années au parlement, pensant le désarmer par cette faveur. Le parlement méprisa cette grâce qui l’exposait au reproche de préférer son intérêt à celui des autres compagnies. (1648) Il n’en donna pas moins son arrêt d’union avec les autres cours de justice. Mazarin, qui n’avait jamais bien pu prononcer le français, ayant dit que cet arrêt d’ognon était attentatoire, et l’ayant fait casser par le conseil, ce seul mot d’ognon le rendit ridicule ; et comme on ne cède jamais à ceux qu’on méprise, le parlement en devint plus entreprenant.

 

          Il demanda hautement qu’on révoquât tous les intendants, regardés par le peuple comme des exacteurs, et qu’on abolît cette magistrature de nouvelle espèce instituée sous Louis XIII sans l’appareil des formes ordinaires ; c’était plaire à la nation autant qu’irriter la cour. Il voulait que selon les anciennes lois, aucun citoyen ne fût mis en prison, sans que ses juges naturels en connussent dans les vingt-quatre heures ; et rien ne paraissait si juste (5).

 

          Le parlement fit plus ; il abolit (14 mai 1648) les intendants par un arrêt, avec ordre aux procureurs du roi de son ressort d’informer contre eux.

 

          Ainsi la haine contre le ministre, appuyée de l’amour du bien public, menaçait la cour d’une révolution. La reine céda ; elle offrit de casser les intendants, et demanda seulement qu’on lui en laissât trois : elle fut refusée.

 

          (20 août 1648) Pendant que ces troubles commençaient, le prince de Condé remporta la célèbre victoire de Lens, qui mettait le comble à sa gloire. Le roi, qui n’avait alors que dix ans, s’écria : Le parlement sera bien fâché. Ces paroles faisaient voir assez que la cour ne regardait alors le parlement de Paris que comme une assemblée de rebelles.

 

          Le cardinal et ses courtisans ne lui donnaient pas un autre nom. Plus les parlementaires se plaignaient d’être traités de rebelles, plus ils faisaient de résistance.

 

          La reine et le cardinal résolurent de faire enlever trois des plus opiniâtres magistrats du parlement. Novion Blancménil, président qu’on appelait à mortier, Charton, président d’une chambre des enquêtes, et Broussel, ancien conseiller-clerc de la grand’chambre.

 

          Ils n’étaient pas chefs de parti, mais les instruments des chefs. Charton, homme très borné, était connu par le sobriquet du président Je dis ça, parce qu’il ouvrait et concluait toujours ses avis par ces mots. Broussel n’avait de recommandable que ses cheveux blancs, sa haine contre le ministère, et la réputation d’élever toujours la voix contre la cour sur quelque sujet que ce fût (6). Ses confrères en faisaient peu de cas, mais la populace l’idolâtrait.

 

          Au lieu de les enlever sans éclat dans le silence de la nuit, le cardinal crut en imposer au peuple en les faisant arrêter en plein midi, tandis qu’on chantait le Te Deum à Notre-Dame pour la victoire de Lens, et que les suisses de la chambre apportaient dans l’église soixante et treize drapeaux pris sur les ennemis. Ce fut précisément ce qui causa la subversion du royaume. Charton s’esquiva ; on prit Blancménil sans peine, il n’en fut pas de même de Broussel. Une vieille servante seule, en voyant jeter son maître dans un carrosse par Comminges, lieutenant des gardes du corps, ameute le peuple ; on entoure le carrosse ; on le brise ; les gardes françaises prêtent main-forte. Le prisonnier est conduit sur le chemin de Sedan. Son enlèvement, loin d’intimider le peuple, l’irrite et l’enhardit. On ferme les boutiques, on tend les grosses chaînes de fer qui étaient alors à l’entrée des rues principales ; on fait quelques barricades, quatre cent mille voix s’écrient : Liberté et Broussel !

 

          Il est difficile de concilier tous les détails rapportés par le cardinal de Retz, madame de Motteville, l’avocat général Talon, et tant d’autres ; mais tous conviennent des principaux points. Pendant la nuit qui suivit l’émeute, la reine faisait venir environ deux mille hommes de troupes cantonnées à quelques lieues de Paris, pour soutenir la maison du roi. Le chancelier Séguier se transportait déjà au parlement, précédé d’un lieutenant et de plusieurs hoquetons, pour casser tous les arrêts, et même, disait-on, pour interdire ce corps. Mais dans la nuit même, les factieux s’étaient assemblés chez le coadjuteur de Paris, si fameux sous le nom de cardinal de Retz, et tout était disposé pour mettre la ville en armes. Le peuple arrête le carrosse du chancelier et le renverse. Il put à peine s’enfuir avec sa fille, la duchesse de Sully, qui, malgré lui, l’avait voulu accompagner ; il se retire en désordre dans l’hôtel de Luynes, pressé et insulté par la populace. Le lieutenant civil vient le prendre dans son carrosse, et le mène au Palais-Royal, escorté de deux compagnies suisses et d’une escouade de gendarmes ; le peuple tire sur eux, quelques-uns sont tués : la duchesse de Sully est blessée au bras (26 août 1648). Deux cents barricades sont formées en un instant ; on les pousse jusqu’à cent pas du Palais-Royal. Tous les soldats, après avoir vu tomber quelques-uns des leurs, reculent et regardent faire les bourgeois. Le parlement en corps marche à pied vers la reine, à travers les barricades qui s’abaissent devant lui, et redemande ses membres emprisonnés. La reine est obligée de les rendre, et par cela même elle invite les factieux à de nouveaux outrages.

 

          Le cardinal de Retz se vante d’avoir seul armé tout Paris dans cette journée, qui fut nommée des barricades et, qui était la seconde de cette espèce. Cet homme singulier est le premier évêque en France qui ait fait une guerre civile sans avoir la religion pour prétexte. Il s’est peint lui-même dans ses Mémoires, écrits avec un air de grandeur, une impétuosité de génie et une inégalité qui sont l’image de sa conduite. C’était un homme qui, du sein de la débauche, et languissant encore des suites infâmes qu’elle entraîne, prêchait le peuple et s’en faisait idolâtrer. Il respirait la faction et les complots ; il avait été, à l’âge de vingt-trois ans, l’âme d’une conspiration contre la vie de Richelieu : il fut l’auteur des barricades : il précipita le parlement dans les cabales, et le peuple dans les séditions. Son extrême vanité lui faisait entreprendre des crimes téméraires, afin qu’on en parlât. C’est cette même vanité qui lui a fait répéter tant de fois : Je suis d’une maison de Florence aussi ancienne que celle des plus grands princes ; lui, dont les ancêtres avaient été des marchands, comme tant de ses compatriotes.

 

          Ce qui paraît surprenant, c’est que le parlement, entraîné par lui, leva l’étendard contre la cour, avant même d’être appuyé par aucun prince.

 

          Cette compagnie, depuis longtemps, était regardée bien différemment par la cour et par le peuple. Si l’on en croyait la voix de tous les ministres et de la cour, le parlement de Paris était une cour de justice faite pour juger les causes des citoyens : il tenait cette prérogative de la seule volonté des rois, il n’avait sur les autres parlements du royaume d’autre prééminence que celle de l’ancienneté et d’un ressort plus considérable ; il n’était la cour des pairs que parce que la cour résidait à Paris ; il n’avait pas plus de droit de faire des remontrances que les autres corps, et ce droit était encore une pure grâce : il avait succédé à ces parlements qui représentaient autrefois la nation française ; mais il n’avait de ces anciennes assemblées rien que le seul nom ; et pour preuve incontestable, c’est qu’en effet les états généraux étaient substitués à la place des assemblées de la nation ; et le parlement de Paris ne ressemblait pas plus aux parlements tenus par nos premiers rois, qu’un consul de Smyrne ou d’Alep ne ressemble à un consul romain.

 

          Cette seule erreur de nom était le prétexte des prétentions ambitieuses d’une compagnie d’hommes de loi, qui tous, pour avoir acheté leurs offices de robe, pensaient tenir la place des conquérants des Gaules et des seigneurs des fiefs de la couronne. Ce corps, en tous les temps, avait abusé du pouvoir que s’arroge nécessairement un premier tribunal, toujours subsistant dans une capitale. Il avait osé donner un arrêt contre Charles VII, et le bannir du royaume ; il avait commencé un procès criminel contre Henri III (7) : il avait eu tous les temps résisté, autant qu’il l’avait pu, à ses souverains ; et dans cette minorité de Louis XIV, sous le plus doux des gouvernements, et sous la plus indulgente des reines, il voulait faire la guerre civile à son prince, à l’exemple de ce parlement d’Angleterre qui tenait alors son roi prisonnier, et qui lui fit trancher la tête. Tels étaient les discours et les pensées du cabinet.

 

          Mais les citoyens de Paris, et tout ce qui tenait à la robe, voyaient dans le parlement un corps auguste, qui avait rendu la justice avec une intégrité respectable, qui n’aimait que le bien de l’Etat, et qui l’aimait au péril de sa fortune, qui bornait son ambition à la gloire de réprimer l’ambition des favoris, et qui marchait d’un pas égal entre le roi et le peuple ; et sans examiner l’origine de ses droits et de son pouvoir, on lui supposait les droits les plus sacrés, et le pouvoir le plus incontestable : quand on le voyait soutenir la cause du peuple contre les ministres détestés, on l’appelait le père de l’Etat ; et on faisait peu de différence entre le droit qui donne la couronne aux rois, et celui qui donnait au parlement le pouvoir de modérer les volontés des rois.

 

          Entre ces deux extrémités, un milieu juste était impossible à trouver ; car, enfin, il n’y avait de loi bien reconnue que celle de l’occasion et du temps. Sous un gouvernement vigoureux le parlement n’était rien : il était tout sous un roi faible ; et l’on pouvait lui appliquer ce qui dit M. de Guéméné, quand cette compagnie se plaignit, sous Louis XIII, d’avoir été précédée par les députés de la noblesse : « Messieurs, vous prendrez bien votre revanche dans la minorité. »

 

          On ne veut point répéter ici tout ce qui a été écrit sur ces troubles, et copier des livres pour remettre sous les yeux tant de détails, alors si chers et si importants, et aujourd’hui presque oubliés ; mais on doit dire ce qui caractérise l’esprit de la nation, et moins ce qui appartient à toutes les guerres civiles que ce qui distingue celle de la Fronde.

 

          Deux pouvoirs établis chez les hommes, uniquement pour le maintien de la paix, un archevêque et un parlement de Paris ayant commencé les troubles, le peuple crut tous ses emportements justifiés. La reine ne pouvait paraître en public sans être outragée, on ne l’appelait que Dame Anne ; et si l’on y ajoutait quelque titre, c’était un opprobre. Le peuple lui reprochait avec fureur de sacrifier l’Etat à son amitié pour Mazarin ; et, ce qu’il y avait de plus insupportable, elle entendait de tous côtés ces chansons et ces vaudevilles, monuments de plaisanterie et de malignité qui semblaient devoir éterniser le doute où l’on affectait d’être de sa vertu. Madame de Motteville dit, avec sa noble et sincère naïveté, que « ces insolences faisaient horreur à la reine, et que les Parisiens trompés lui faisaient pitié. »

 

 

 

 

1 – Les Mémoires manuscrits du duc de La Rochefoucauld confirment le même fait. Il était un des confidents de la reine dans les derniers temps de la vie de Louis XIII. (K.)

2 – Cette évaluation a été faite avant la guerre de 1755. (K.)

3 – Voltaire désigne ici Masaniello (même année). (G.A.)

4 – Voyez l’Histoire du Parlement. (G.A.)

5 – C’était remettre pourtant le pouvoir aux vraies puissances féodales, les gouverneurs de province. (G.A.)

6 – « Ses avis, écrit au contraire M. Michelet, étaient marqués d’un caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagéré, quoi qu’on en ait dit. » (G.A.)

7 – Voyez Histoire du Parlement, chapitre XXX. (Voltaire.)

 

 

 

 

 

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