1778 - SUPPLÉMENT A LA CORRESPONDANCE - Partie 10
Photo de PAPAPOUSS
à M. Daquin.
Au château de Ferney, 22 Décembre (1).
Vous êtes donc, monsieur, devenu censeur et hebdomadaire. Comme censeur, vous avez pour moi de l’indulgence, et je vous prie, comme hebdomadaire, de me faire part de vos Semaines (2).
Je viens d’en lire un morceau où vous assurez que je suis heureux. Vous ne vous trompez pas. Je me crois le plus heureux des hommes ; mais il ne faut pas que je le dise : cela est trop cruel pour les autres.
Vous citez M. de Chamberlan, auquel vous prétendez que j’ai écrit que tous les hommes sont nés avec une égale portion d’intelligence. Dieu me préserve d’avoir jamais écrit cette fausseté ! J’ai, dès l’âge de douze ans, senti et pensé tout le contraire. Je devinai dès lors le nombre prodigieux de choses pour lesquelles je n’avais aucun talent. J’ai connu que mes organes n’étaient pas disposés à aller bien loin dans les mathématiques. J’ai éprouvé que je n’avais nulle disposition pour la musique. Dieu a dit à chaque homme : Tu pourras aller jusque-là, et tu n’iras pas plus loin. J’avais quelque ouverture pour apprendre les langues de l’Europe, aucune pour les orientales : non omnia posiumus omnes. Dieu a donné la voix aux rossignols et l’odorat aux chiens ; encore y a-t-il des chiens qui n’en ont pas. Quelle extravagance d’imaginer que chaque homme aurait pu être un Newton ! Ah ! monsieur ! vous avez été autrefois de mes amis, ne m’attribuez pas la plus grande des impertinences.
Quand vous aurez quelque Semaine curieuse, ayez la bonté de me la faire passer par M. Thieriot, mon ami ; il est, je crois, le vôtre. Comptez toujours sur l’estime, sur l’amitié d’un vieux philosophe qui a la manie à la vérité de se croire un très bon cultivateur, mais qui n’a pas celle de croire qu’on ait tous les talents. Je prends un intérêt très vif à tout ce qui vous touche, à vos succès, à votre bonheur, soyez-en bien persuadé.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Ce billet est de 1760, ou de 1761. (G.A.)
2 – La Semaine littéraire. (G.A.)
à M. Desprez de Crassy.
A Ferney, 25 Décembre 1760 (1).
En vous remerciant de vos perdrix, mon cher monsieur, je vous supplie de vouloir bien nous faire l’honneur de venir les manger avec nous. Nous allons travailler à force à finir notre petit château pour vous y recevoir. Madame Denis vous fait mille compliments. Je n’avais d’abord songé qu’à servir six gentilshommes (2) à qui on faisait injustice ; mais depuis que j’ai l’honneur de vous connaître, c’est mon ami que je sers.
Recevez les tendres et respectueux sentiments de V.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez la lettre à Tronchin, de Lyon, du 1er décembre 1760. (G.A.)
à M. Desprez de Crassy.
Aux Délices (1).
Vous m’avez promis, monsieur, vos bons offices dans l’occasion. Je vous en demande un avec instance, c’est de faire sentir à l’insolent curé de Versoix qu’il ne lui appartient pas de vous empêcher de rendre des visites à une fille. Ces drôles-là se mettent à faire la police. Il faut leur apprendre à ne se mêler que de dire la messe ; je vous demande cette grâce instamment. Votre très-humble et obéissant serviteur.
1 – Ce billet, édité par de Cayrol et A. François, n’a pas de date certaine. (G.A.)
à M. de Chabanon. (1)
Si j’avais votre jeunesse et vos grâces, par ma foi, je ferais tout comme vous. Je préférerais de grandes filles, belles et bien faites, à de vieux malades. Quand elles vous donneront un moment de relâche, venez voir votre oncle à Ferney : notre hôpital est triste ; mais cet hôpital vous aime.
Souvenez-vous que vous m’avez promis de me montrer quelque chose de votre façon. Vous savez combien tout ce que vous faites m’est précieux. Adieu, cher ami, réjouissez-vous.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. – Nous ne savons pas la date de ce billet. (G.A.)
à M. LE CONTRÔLEUR GÉNÉRAL.
1767 (1).
Monsieur le contrôleur général, s’il fallait en France pensionner tous les hommes de talent, ce serait, je le sais, pour vos finances une plaie bien honorable, mais bien désastreuse, et le Trésor n’y pourrait suffire. Aussi, et quoique peu d’hommes puissent se rencontrer d’un aussi solide mérite que M. de La Harpe, ne viens-je pas réclamer une pension pour ce mérite dans l’indigence ; je viens simplement, monsieur, empiéter sur vos attributions et contrôler le chiffre de deux mille livres dont sa majesté a bien voulu me gratifier. Il me semble que M. de La Harpe n’ayant pas de pension, la mienne est trop forte de moitié, et qu’on doit la partager entre lui et moi.
Je vous aurai donc, monsieur, une dernière reconnaissance si vous voulez bien sanctionner cet arrangement, et faire expédier à M. de La Harpe le brevet de sa pension de mille livres, sans lui faire savoir que je suis pour quelque chose dans cet événement. Il sera aisément persuadé, ainsi que tout le monde, que cette pension est une juste récompense des services qu’il a rendus à la littérature.
Daignez, monsieur le contrôleur général, accepter d’avance mes remerciements, et croire au profond respect de votre, etc. AROUET DE VOLTAIRE, gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi.
1 – Laverdy. L’origine de cette lettre a paru douteuse à MM. de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Vaines.
A Ferney, 27 Mars (1).
Je ne sais pas, monsieur, si on fera d’itératives remontrances, si les esprits sont encore divisés dans Paris, si on voudrait renouveler le temps de la Fronde ; je sais seulement que tous ceux qui ont éclairé la terre et qui lui ont fait du bien, ont été payés d’ingratitude. Je me souviens que, dès que Newton eut montré la lumière, nos Welches se bouchèrent les yeux. Mais, tandis que les Welches de Paris se fâchèrent aujourd’hui contre le nouveau jour qu’on leur apporte, je vous réponds que toutes les provinces le bénissent. Les étrangers joignent leurs voix aux nôtres ; les bons Suisses, nos voisins, sont dans l’extase.
J’attends les remontrances et le détail de ce qui s’est passé au lit de bienfaisance, le premier lit dans lequel on ait fait coucher le peuple depuis la fondation de la monarchie.
Je crains beaucoup que ce livre ne soit pas imprimé. Si vous l’aviez en manuscrit, j’aimerais mieux le recevoir de votre main qu’une ordonnance du trésor royal.
Si je m’en croyais, monsieur, je vous écrirais plus de deux pages ; mais je sais que vous avez des occupations qui imposent silence à la bavarderie ; par conséquent je m’arrête, et c’est bien malgré moi. Votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)