THÉÂTRE - IRÈNE - Partie 6
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IRÈNE.
- Partie 6 -
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SCÈNE V.
IRÈNE, ZOÉ.
ZOÉ.
Quel est ce joug nouveau qu’à votre cœur sensible
Un père impose encore en ce jour effrayant ?
IRÈNE.
Oui, je le veux remplir ce rigoureux serment ;
Oui, je veux consommer mon fatal sacrifice.
Je change de prison, je change de supplice.
Toi, qui toujours présente à mes tourments divers,
Au trouble de mon cœur, au fardeau de mes fers,
Partageas tant d’ennuis et de douleurs secrètes,
Oseras-tu me suivre au fond de ces retraites
Où mes jours malheureux vont être ensevelis ?
ZOÉ.
Les miens dans tous les temps vous sont assujettis.
Je vois que notre sexe est né pour l’esclavage ;
Sur le trône, en tout temps, ce fut votre partage :
Ces moments si brillants, si courts, et si trompeurs,
Qu’on nommait vos beaux jours, étaient de longs malheurs.
Souveraine de nom, vous serviez sous un maître ;
Et quand vous êtes libre, et que vous devez l’être,
Le dangereux fardeau de votre dignité
Vous replonge à l’instant dans la captivité !
Les usages, les lois, l’opinion publique,
Le devoir, tout vous tient sous un joug tyrannique.
IRÈNE.
Je porterai ma chaîne… Il ne m’est plus permis
D’oser m’intéresser aux destins d’Alexis :
Je ne puis respirer le même air qu’il respire.
Qu’il soit à d’autres yeux le sauveur de l’empire,
Qu’on chérisse dans lui le plus grand des césars,
Il n’est qu’un criminel à mes tristes regards ;
Il n’est qu’un parricide ; et mon âme est forcée
A chasser Alexis de ma triste pensée.
Si, dans la solitude où je vais renfermer
Des sentiments secrets trop prompts à m’alarmer,
Je me ressouvenais qu’Alexis fut aimable…
Qu’il était un héros… je serais trop coupable.
Va, ma chère Zoé, va presser mon départ ;
Sauve-moi d’un séjour que j’ai quitté trop tard :
Je vais trouver soudain le pontife et mon père,
Et je marche sans crainte au jour pur qui m’éclaire.
(En voyant Alexis.)
Ciel !
SCÈNE VI.
IRÈNE, ALEXIS ; GARDES, qui se retirent
après avoir mis un trophée aux pieds d’Irène.
ALEXIS.
Je mets à vos pieds, en ce jour de terreur,
Tout ce que je vous dois, un empire et mon cœur.
Je n’ai point disputé cet empire funeste ;
Il n’était rien sans vous : la justice céleste
N’en devait dépouiller d’indignes souverains
Que pour le rétablir par vos augustes mains.
Régnez, puisque je règne, et que ce jour commence
Mon bonheur, et le vôtre, et celui de Byzance (1).
IRÈNE.
Quel bonheur effroyable ! Ah ! prince, oubliez-vous
Que vous êtes couvert du sang de mon époux ?
ALEXIS.
Oui ! je veux de la terre effacer sa mémoire ;
Que son nom soit perdu dans l’éclat de ma gloire ;
Que l’empire romain, dans sa félicité,
Ignore s’il régna, s’il a jamais été.
Je sais que ces grands coups, la première journée,
Font murmurer la Grèce et l’Asie étonnée ;
Il s’élève soudain des censeurs, des rivaux :
Bientôt on s’accoutume à ses maîtres nouveaux,
On finit par aimer leur puissance établie ;
Qu’on sache gouverner, madame, et tout s’oublie.
Après quelques moments d’une juste rigueur
Que l’intérêt public exige d’un vainqueur,
Ramenez les beaux jours où l’heureuse Livie
Fit adorer Auguste à la terre asservie.
IRÈNE.
Alexis ! Alexis ! ne nous abusons pas :
Les forfaits et la mort ont marché sur nos pas :
Le sang crie, il s’élève, il demande justice.
Meurtrier de César, suis-je votre complice ?
ALEXIS.
Ce sang sauvait le vôtre, et vous m’en punissez :
Qui, moi ! je suis coupable à vos yeux offensés !
Un despote jaloux, un maître impitoyable,
Grâce au seul nom d’époux, est pour vous respectable !
Ses jours vous sont sacrés ! et votre défenseur
N’était donc qu’un rebelle et n’est qu’un ravisseur !
Contre votre tyran quand j’osais vous défendre,
A votre ingratitude aurais-je dû m’attendre ?
IRÈNE.
Je n’étais point ingrate : un jour vous apprendrez
Les malheureux combats de mes sens déchirés ;
Vous plaindrez une femme en qui, dès son enfance,
Son cœur et ses parents formèrent l’espérance
De couler de ses ans l’inaltérable cours
Sous les lois, sous les yeux du héros de nos jours ;
Vous saurez qu’il en coûte alors qu’on sacrifie
A des devoirs sacrés le bonheur de sa vie.
ALEXIS.
Quoi ! vous pleurez, Irène ! et vous m’abandonnez !
IRÈNE.
A nous fuir pour jamais nous sommes condamnés.
ALEXIS.
Eh ! qui donc nous condamne ? Une loi fanatique !
Un respect insensé pour un usage antique,
Embrassé par un peuple amoureux des erreurs,
Méprisé des césars et surtout des vainqueurs !
IRÈNE.
Nicéphore au tombeau me retient asservie,
Et sa mort nous sépare encor plus que sa vie.
ALEXIS.
Chère et fatale Irène, arbitre de mon sort,
Vous vengez Nicéphore, et me donnez la mort.
IRÈNE.
Vivez, régnez sans moi, rendez heureux l’empire :
Le destin vous seconde ; il veut qu’une autre expire.
ALEXIS.
Et vous daignez parler avec tant de bonté !
Et vous vous obstinez à tant de cruauté !
Que m’offrirait de pis la haine et la colère ?
Serez-vous à même à tout moment contraire ?
Un père, je le vois, vous contraint de me fuir :
A quel autre auriez-vous promis de vous trahir ?
IRÈNE.
A moi-même, Alexis.
ALEXIS.
Non, je ne le puis croire,
Vous n’avez point cherché cette affreuse victoire ;
Vous ne renoncez point au sang dont vous sortez,
A vos sujets soumis, à vos prospérités,
Pour aller enfermer cette tête adorée
Dans le réduit obscur d’une prison sacrée.
Votre père vous trompe : une imprudente erreur,
Après l’avoir séduit, a séduit votre cœur.
C’est un nouveau tyran dont la main vous opprime :
Il s’immola lui-même, et vous fit sa victime.
N’a-t-il fui les humains que pour les tourmenter ?
Sort-il de son tombeau pour nous persécuter !
Plus cruel envers vous que Nicéphore même,
Veut-il assassiner une fille qu’il aime ?
Je cours à lui, madame, et je ne prétends pas
Qu’il donne contre moi des lois dans mes Etats.
S’il méprise la cour, et si son cœur l’abhorre,
Je ne souffrirai pas qu’il la gouverne encore,
Et que de son esprit l’imprudente rigueur
Persécute son sang, son maître, et son vengeur.
1 – « On dira toujours, écrivait Voltaire, qu’Alexis a tort de vouloir épouser Irène immédiatement après avoir tué son mari. Je dirai, comme les autres, qu’il a grand tort et que c’est ce tort inexcusable que j’ai voulu mettre sur le théâtre. » A ce propos, les amis de Voltaire trouvaient qu’Irène avait quelque ressemblance avec Sophonisbe. (G.A.)
SCÈNE VII.
IRÈNE, ALEXIS, ZOÉ.
ZOÉ.
Madame, on vous attend : Léonce, votre père,
Le ministre du Dieu qui règne au sanctuaire,
Sont prêts à vous conduire, hélas ! selon vos vœux,
A cet auguste asile… heureux ou malheureux.
IRÈNE.
Tout est prêt : je vous suis…
ALEXIS.
Et moi, je vous devance ;
Je vais de ces ingrats réprimer l’insolence,
M’assurer à leurs yeux du prix de mes travaux,
Et deux fois en un jour vaincre tous mes rivaux.