THÉÂTRE - IRÈNE - Partie 5
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IRÈNE.
- Partie 5 -
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ACTE TROISIÈME.
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SCÈNE I.
IRÈNE, ZOÉ.
ZOÉ.
Votre unique parti, madame, était d’attendre
L’irrévocable arrêt que le destin va rendre :
Une Scythe aurait pu, dans les rangs des soldats,
Appeler les dangers, et chercher le trépas ;
Sous le ciel rigoureux de leurs climats sauvages,
La dureté des mœurs a produit ces usages.
La nature a pour nous établi d’autres lois :
Soumettons-nous au sort ; et, quel que soit son choix,
Acceptons, s’il le faut, le maître qu’il nous donne.
Alexis, en naissant, touchait à la couronne ;
Sa valeur la mérite ; il porte à ce combat
Ce grand cœur et ce bras qui défendit l’Etat ;
Surtout en sa faveur il a la voix publique.
Autant qu’elle déteste un pouvoir tyrannique,
Autant elle chérit un héros opprimé.
Il vaincra, puisqu’on l’aime.
IRÈNE.
Eh ! que sert d’être aimé ?
On est plus malheureux. Je sens trop que moi-même
Je crains de rechercher s’il est vrai que je l’aime,
D’interroger mon cœur, et d’oser seulement
Demander du combat quel est l’événement,
Quel sang a pu couler, quelles sont les victimes,
Combien dans ce palais j’ai rassemblé de crimes.
Ils sont tous mon ouvrage !
ZOÉ.
A vos justes douleurs
Voulez-vous du remords ajouter les terreurs ?
Votre père a quitté la retraite sacrée
Où sa triste vertu se cachait ignorée :
C’est pour vous qu’il revoit ces dangereux mortels
Dont il fuyait l’approche à l’ombre des autels.
Il était mort au monde ; il rentre, pour sa fille,
Dans ce même palais où régna sa famille.
Vous trouverez en lui les consolations
Que le destin refuse à vos afflictions :
Jetez-vous dans ses bras.
IRÈNE.
M’en trouvera-t-il digne ?
Aurai-je mérité que cet effort insigne
Le ramène à sa fille en ce cruel séjour,
Qu’il affronte pour moi les honneurs de la cour ?
SCÈNE II.
IRÈNE, LÉONCE, ZOÉ.
IRÈNE.
Est-ce vous qu’en ces lieux mon désespoir contemple ?
Soutien des malheureux, mon père, mon exemple !
Quoi ! vous quittez pour moi le séjour de la paix !
Hélas, qu’avez-vous vu dans celui des forfaits ?
LÉONCE (1)
Les murs de Constantin sont un champ de carnage.
J’ignore, grâce aux cieux, quel étonnant orage,
Quels intérêts de cour, et quelles factions,
Ont enfanté soudain ces désolations.
On m’apprend qu’Alexis, armé contre son maître,
Avec les conjurés avait osé paraître.
L’un dit qu’il a reçu la mort qu’il méritait ;
L’autre, que devant lui son empereur fuyait :
On croit César blessé ; le combat dure encore
Des portes des Sept-Tours au canal du Bosphore :
Le tumulte, la mort, le crime est dans ces lieux :
Je viens vous arracher de ces murs odieux.
Si vous avez perdu dans ce combat funeste
Un empire, un époux, que la vertu vous reste.
J’ai vu trop de césars, en ce sanglant séjour,
De ce trône avili renversés tour à tour…
Celui de Dieu, ma fille, est seul inébranlable.
IRÈNE.
On vient mettre le comble à l’horreur qui m’accable :
Et voilà des guerriers qui m’annoncent mon sort.
1 – Ce personnage, moine du mont Carmel, s’appelait d’abord Basile. Mais on fit remarquer à Voltaire qu’il y avait un Basile dans le Barbier de Séville, et que le parterre pourrait bien crier : Basile, allez-vous coucher. Voltaire rebaptisa son moine. (G.A.)
SCÈNE III.
IRÈNE, LÉONCE, ZOÉ, MEMNON, SUITE.
MEMNON.
Il n’est plus de tyran : c’en est fait, il est mort ;
Je l’ai vu. C’est en vain qu’étouffant sa colère,
Et tenant sous ses pieds ce fatal adversaire,
Son vainqueur Alexis a voulu l’épargner :
Les peuples dans son sang brûlaient de se baigner.
(S’approchant.)
Madame, Alexis règne ; à mes vœux tout conspire ;
Un seul jour a changé le destin de l’empire.
Tandis que la victoire en nos heureux remparts
Relève par ses mains le trône des césars,
Qu’il rappelle la paix, à vos pieds il m’envoie,
Interprète et témoin de la publique joie.
Pardonnez si sa bouche, en ce même moment,
Ne vous annonce pas ce grand événement ;
Si le soin d’arrêter le sang et le carnage
Loin de vos yeux encore occupe son courage ;
S’il n’a pu rapporter à vos sacrés genoux
Des lauriers que ses mains n’ont cueillis que pour vous.
Je vole à l’hippodrome, au temple de Sophie,
Aux états assemblés pour sauver la patrie.
Nous allons tous nommer du saint nom d’empereur
Le héros de Byzance et son libérateur.
(Il sort.)
SCÈNE IV.
IRÈNE, LÉONCE, ZOÉ.
IRÈNE.
Que dois-je faire ? ô Dieu !
LÉONCE.
Croire un père et le suivre.
Dans ce séjour de sang vous ne pouvez plus vivre
Sans vous rendre exécrable à la postérité.
Je sais que Nicéphore eut trop de dureté ;
Mais il fut votre époux : respectez sa mémoire…
Les devoirs d’une femme, et surtout votre gloire.
Je ne vous dirai point qu’il n’appartient qu’à vous
De venger par le sang le sang de votre époux ;
Ce n’est qu’un droit barbare, un pouvoir qui se fonde
Sur les faux préjugés du faux honneur du monde :
Mais c’est un crime affreux, qui ne peut s’expier,
D’être d’intelligence avec le meurtrier.
Contemplez votre état : d’un côté se présente
Un jeune audacieux de qui la main sanglante
Vient d’immoler son maître à son ambition ;
De l’autre est le devoir et la religion,
Le véritable honneur, la vertu, Dieu lui-même.
Je ne vous parle point d’un père qui vous aime ;
C’est vous que j’en veux croire ; écoutez votre cœur.
IRÈNE.
J’écoute vos conseils ; ils sont justes, seigneur ;
Ils sont sacrés : je sais qu’un respectable usage
Prescrit la solitude à mon fatal veuvage.
Dans votre asile saint je dois chercher la paix
Qu’en ce palais sanglant je ne connus jamais :
J’ai trop besoin de fuir et ce monde que j’aime,
Et son prestige horrible… et de me fuir moi-même.
LÉONCE.
Venez donc, cher appui de ma caducité ;
Oubliez avec moi tout ce que j’ai quitté :
Croyez qu’il est encore, au sein de la retraite,
Des consolations pour une âme inquiète.
J’y trouvai cette paix que vous cherchiez en vain ;
Je vous y conduirai ; j’en connais le chemin :
Je vais tout préparer…Jurez à votre père,
Par le Dieu qui m’amène, et dont l’œil vous éclaire,
Que vous accomplirez dans ces tristes remparts
Les devoirs imposés aux veuves des césars.
IRÈNE.
Ces devoirs, il est vrai, peuvent sembler austères :
Mais, s’ils sont rigoureux, ils me sont nécessaires.
LÉONCE.
Qu’Alexis pour jamais soit oublié de nous.
IRÈNE.
Quand je dois l’oublier, pourquoi m’en parlez-vous ?
Je sais que j’aurais dû vous demander pour grâce
Ces fers que vous m’offrez, et qu’il faut que j’embrasse.
Après l’orage affreux que je viens d’essuyer,
Dans le port avec vous il faut tout oublier.
J’ai haï ce palais, lorsqu’une cour flatteuse
M’offrait de vains plaisirs, et me croyait heureuse :
Quand il est teint de sang, je le dois détester.
Eh ! quel regret, seigneur, aurais-je à le quitter ?
Dieu me l’a commandé par l’organe d’un père :
Je vais lui obéir, je vais vous satisfaire ;
J’en fais entre vos mains un serment solennel…
Je descends de ce trône et je marche à l’autel.
LÉONCE.
Adieu : souvenez-vous de ce serment terrible.
(Il sort.)