CORRESPONDANCE - Année 1778 - Partie 5
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à Madame d’Epinay.
Février 1778.
Le vieux malade, arrivé mourant, ressent les douleurs de madame d’Epinay encore plus que les siennes, et il ressent encore plus l’honneur de son souvenir. S’il n’accompagne pas Lekain, il viendra assurément lui renouveler ses anciens hommages avec la plus respectueuse tendresse.
à Madame la comtesse de Blot.
Paris, 13 Février 1778 (1).
J’ai deux devoirs, madame, à remplir auprès de vous : l’un est de vous remercier du fond de mon cœur de tout ce que vous daignez dire de moi à madame de Villette, l’autre est de vous dire que j’ai profité des instructions que M. le comte de Schomberg m’a données sur un grand homme (2) dont la mémoire vous sera toujours chère. Son éloge historique se trouve dans une nouvelle édition du Siècle de Louis XIV et de Louis XV, qui sera imprimée par M. Panckoucke, homme d’un rare mérite, fort au-dessus de sa profession de libraire. Je lui rends la justice qui lui est due ; et, soit que je sois encore en vie quand l’ouvrage sera imprimé, soit que j’aie fini ma carrière, j’espère, madame, que vous ne serez pas mécontente de la manière dont j’aurai parlé d’un général et d’un ministre qui faisait tant d’honneur à la France. Je suis, madame, avec un très profond respect, etc.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Le comte d’Ennery. Sa femme était sœur de la comtesse de Blot. (G.A.)
à M. François de Neufchâteau.
Paris, 15 Février 1778.
Le vieux voyageur très malade n’a pu remercier qu’aujourd’hui M. François de Neufchâteau de la lettre qu’il a bien voulu lui écrire le 11 de ce mois.
Quand M. François de Neufchâteau aura la bonté de venir voir ce malade, il espère lui faire quelques propositions qui peut-être ne lui déplairont pas. Il est, avec tous les sentiments qu’il lui doit, son très humble et très obéissant serviteur.
à M. le docteur Tronchin.
Février 1778 (1).
Le vieux malade étonné de vivre, autrefois très mauvais plaisant, toujours admirateur du vrai mérite, présente ses respects à M. l’associé (2), à qui peu d’hommes de son art sont associables.
Il est affublé de quatre-vingt-quatre ans et de quatre-vingt-quatre maladies. Il est consolé, parce qu’il y a dans le monde un M. Tronchin. V.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Tronchin venait d’être élu membre associé de l’Académie des Sciences. (A. François.)
à M. le marquis de Florian.
Paris, 16 Février 1778.
Je reçois votre lettre, mon cher ami, et le plaisir de la lire est un peu gâté par les souffrances horribles qui me tourmentent : elles sont un peu l’effet de la fatigue et du tourbillon bruyant où je me trouve. Je puis malheureusement en accuser aussi mon grand âge et ma faiblesse. Je vis comme je vivais à Ferney. Madame Denis, qui se porte mieux que jamais, fait les honneurs, et je me coucher à peu près avec le soleil. Je quitterai ce chaos brillant le plus tôt que je pourrai, pour venir auprès de M. et de madame de Florian, dans le séjour de la paix (1).
1 – Le ménage Florian était resté à Ferney. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin.
A Paris, 17 Février 1778 (1).
Le vieux Suisse, que M. Tronchin a eu la bonté de voir chez M. de Villette, lui représente que l’alternative continuelle de sirangurie et de diabète, avec une cessation entière du mouvement péristaltique des entrailles, est une chose assez désagréable et un peu dangereuse ; qu’une machine ainsi détraquée ne peut subsister encore quelques jours que par ces mêmes bontés que M. Tronchin a eues.
Les pilules de madame Denis lui ont fait depuis peu beaucoup de bien, mais n’ont diminué aucune de ses douleurs. Un peu d’enflure aux jambes, enflure qu’il est difficile à démêler dans un corps si sec, semble annoncer la destruction prochaine de cette frêle machine.
Le vieux malade sera fort aise de pouvoir entretenir un moment M. Tronchin, avant de prendre congés de la compagnie.
Il a vu M. Franklin, qui lui a amené son petit-fils auquel il a dit de demander la bénédiction du vieillard. Le vieillard la lui donnée en présence de vingt personnes, et lui a dit ces mots pour bénédiction : Dieu et la liberté (2).
1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voltaire prononça ces mots en anglais : Godand liberty. (G.A.)
à M. le docteur Tronchin.
Paris, 18 Février, au matin.
On est honteux d’importuner M. Tronchin de ses petites misères ; mais il n’y a point de plaideur qui ne sollicite son juge. Le vieux voyageur de Ferney pourrait bien être condamné.
La strangurie a recommencé et s’est emparée seule de la place ; les pieds et les jambes sont enflés ; et sans cela, il se servirait de ses jambes pour venir embrasser M. Tronchin au Palais-Royal.
à M. le comte d’Argental.
A Paris, 19 Février 1778.
M. le maréchal de Richelieu sort de chez moi ; il est touché des larmes de M. Molé ; il m’a assuré que madame Molé n’était pas absolument détestable. Il a tant fait, que j’ai été obligé d’envoyer le rôle de Zoé à madame Molé. On m’assure qu’on peut donner encore ce rôle à une autre ; que le rôle de Zoé, au cinquième acte, est de la plus grande importance ; que le tableau qu’elle fait de l’état d’Irène est un morceau principal qui exige une grande actrice, et que ce serait une chose essentielle d’obtenir de mademoiselle Sainval qu’elle daignât le jouer, comme mademoiselle Clairon débita le récit de Mérope ; que cela seul pourrait faire réussir la pièce, et que M. Molé ne devrait point s’y opposer, puisque Zoé n’est point une simple confidente, mais une princesse favorite de l’impératrice, et que c’est en effet madame Molé qui ôterait le rôle à mademoiselle Sainval.
Voilà dont, mon cher ange, à quel point nous en sommes.
Cinna, act. I, sc. II.
J’ai besoin plus que jamais de vos bontés et de vos ordres.
Dudit jour, à dix heures et demie du soir.
Mademoiselle Arnould (1) revient de chez mademoiselle Sainval la cadette, qui lui a promis de jouer Zoé. Il ne s’agit plus que d’obtenir de M. Molé de convertir sa femme, à laquelle on promet un rôle fait pour elle dans le Droit du Seigneur, qui est entièrement changé, et qu’on pourrait jouer à la suite d’Irène, si cette Irène avait un peu de succès ; sinon je dirai comme Sosie :
O juste ciel ! j’ai fait une belle ambassade.
Amph., act. I, sc. II.
1 – Sophie Arnould. (G.A.)
à M. Palissot.
Paris, 19 Février 1778.
Je suis arrivé mourant, monsieur, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. Je suis très fâché de votre rhume :
Non ignara mali, miseris succurrere disco.
(Æn., I.)
Je vais relire vos ouvrages (1), ils me consoleront : c’est un bienfait dont je vous dois mille remerciements. M. Tronchin, qui est chez moi, et qui me défend d’écrire, ne me défend pas de lire, encore moins de vous témoigner l’estime et la reconnaissance dont le cœur de ce pauvre vieillard est rempli pour vous.
1 – Palissot lui avait envoyé ses Œuvres, édition de 1777. (G.A.)
à M. de la Dixmerie.
A Paris, 19 Février 1778.
Si on pouvait rajeunir, le vieillard que M. de La Dixmerie honore d’une épître si flatteuse rajeunirait à cette lecture. Il est arrivé extrêmement malade. M. Tronchin lui défend d’écrire, mais il ne lui défend pas de sentir avec la plus extrême reconnaissance les bontés que M. de La Dixmerie lui témoigne avec tant d’esprit.
à M. le comte de Tressan.
A Paris, 19 Février 1778.
Le vieux malade de Ferney est incapable d’avoir passé trois jours sans répondre aux bontés de M. le comte de Tressan, et sans lui avoir témoigné sa tendre et respectueuse reconnaissance.
Je suis entre les mains de M. Tronchin ; mais, quoiqu’il m’ait défendu tout, il ne pourra m’empêcher de vous écrire. Je suis dans un tourbillon qui ne convient ni à mon âge ni à ma faiblesse. Mon âme serait plus à son aise à Franconville (1).
Votre ami M. de Villette a raison d’aimer le monde ; il y brille dans son étonnante maison, il l’a purifiée par l’arrivée d’une femme aussi honnête que belle. Je l’abandonnerai bientôt à son nouveau bonheur ; mais je compte bien être témoin du vôtre dans votre retraite, si je puis disposer de moi un moment. Il y a longtemps que j’aspire à cette consolation. Je serai, jusqu’au dernier moment de ma vie, monsieur le comte, le plus attaché, le plus respectueux de vos serviteurs.
1 – Où habitait Tressan. (G.A.)