CORRESPONDANCE - Année 1778 - Partie 4
En l'honneur des Illuminations du 8 Décembre à LYON
PHOTO DE MARÉVA.
à M. Colini.
A Ferney, 26 Janvier 1778.
Le vieux malade, mon cher ami, n’a pas été en état de vous répondre au commencement de cet hiver. La nature a donné à mon âme un étui très faible et très mauvais, qui ne peut guère soutenir, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, le voisinage des Alpes et les inondations de neige. Ma décrépitude est accablée de plus d’une manière ; je n’en suis pas moins sensible à votre souvenir et à votre amitié.
Je vous fais mon compliment sur le bonheur que vous avez de servir un maître dont la tête est actuellement ornée de deux belles couronnes électorales (1).
La nouvelle de trente mille Autrichiens campés à Straugingen alarme nos pacifiques Suisses. Je ne puis m’imaginer que l’empereur veuille, pour son coup d’essai, vous faire la guerre. On dit qu’il ne s’agit que d’un passage ; mais ne peut-on point passer sans avoir trente mille hommes à sa suite ? Je ne suis pas politique ; je me borne, mon cher ami, à vous souhaiter de la paix et du bonheur. Je vous embrasse de tout mon cœur.
1 – L’électeur palatin Charles-Théodore se trouvait électeur de Bavière par la mort de Maximilien-Joseph. L’Autriche prétendit alors à la Basse-Bavière. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
30 Janvier 1778.
Mon cher ange, vous ne m’abandonnerez pas sans doute dans le déplorable état où je suis. Vous devez avoir reçu le paquet que j’ai envoyé à M. de Montsauge, administrateur des postes, pour vous être rendu par M. de Vaines. Il contient la lettre de Lekain, et ma réponse, avec d’autres lettres que je vous suppliais de vouloir bien faire tenir à leurs adresses, en cas que vous les approuvassiez.
Je travaille depuis près d’un mois, jour et nuit, à profiter, autant que le permet ma faiblesse, de toutes les sages critiques que vous m’avez faites. Je demande, encore une fois, pardon à votre aimable secrétaire de toutes les peines inutiles que ma précipitation lui a données. Vous sentez qu’à mon âge il faut du temps pour rendre un pareil ouvrage un peu moins indigne de vous et du public. Je n’en ai, dans le moment présent, ni le temps ni la force. J’ai cru, ces jours passés, que j’allais mourir non seulement de vieillesse, mais des efforts que j’ai faits, et du chagrin que tout cela me cause. Les critiques sont déjà publiques ; trente personnes ont vu l’ouvrage, et toutes en ont fait des censures contradictoires. Les uns ont dit que les premiers actes ne passeraient point ; les autres, que le dernier était d’une froideur insupportable. Lekain a soutenu que son rôle ne pouvait pas être souffert, et que c’est par cette raison qu’il l’avait refusé.
Ce serait absolument vouloir me tuer que de me forcer à donner Irène dans des conjonctures si humiliantes. Il serait plus honnête de me laisser mourir de ma belle mort. Tout ce que je vous demande actuellement, à vous, mon cher ange, et à M. de Thibouville, c’est qu’il ne soit plus question de cette malheureuse Irène jusqu’à ce que je l’aie finie, et que vous en soyez contents. Il faut absolument jeter dans le feu l’exemplaire et tous les rôles, parce que tous seront changés. Je vous demande jusqu’à Pâques. Peut-être, malgré l’état horrible où je suis, aurai-je pu alors trouver quelque moyen de me rendre moins ridicule, et de vous faire moins de honte. Crébillon donna son Catilina à quatre-vingts ans, mais il l’avait commencé à quarante, et moi j’ai commencé Irène à quatre-vingt-deux passés, et je la finis dans ma quatre-vingt-quatrième année. Quand je demande six semaines pour achever ma besogne, et pour affronter les siffleurs du parterre, ce n’est pas trop assurément.
M. de Thibouville a un empressement inconcevable ; il ne me parle que de madame la duchesse de Bourbon (1) et de la reine ; il veut qu’on m’immole ce carême pour les amuser. Je dois répondre comme Molière, aux empressés qui lui criaient : Le roi attend. Il est le maître, dit-il, qu’il attende.
Je sais fort bien que toute cette aventure fait du fracas dans votre Paris, où le beau monde veut des nouveautés, et où la canaille immense des écrivains subalternes attend ces mêmes nouveautés pour les décrier, pour rire, pour faire rire, et pour gagner un écu. Je vois tout l’excès du ridicule où je me jette à mon âge, la syndérèse dans le cœur, et la mort entre les dents, ou du moins entre les gencives ; car de dents je n’en ai plus : mais il faut mourir comme j’ai vécu, en faisant des sottises.
Etendez bien vos ailes, afin que je me cache dessous. Personne n’est jamais mort plus singulièrement que moi. Tout ce que je demande, c’est qu’on ne me fasse pas mourir ce carême, et qu’on attende le jour de la Quasimodo. Je suis persécuté aujourd’hui par des procès ; je perds mon bien, la santé et la vie. De bonne foi, n’est-ce pas assez ? mon ange n’a-t-il pas pris sous sa protection une drôle de créature ? Miserere mei.
1 – Née en 1750, morte en 1822, fille du petit-fils du régent, et femme du duc Bourbon-Condé. (G.A.)
à M. de Tresséol.
Janvier 1778.
J’ai reçu, monsieur, les deux volumes (1), que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Ma solitude, mon âge et mes infirmités, m’ont laissé un cœur toujours plein de la mémoire de M. Desmahis. Je suis très sensible aux soins que vous prenez de faire connaître au public le mérite d’un homme si aimable. Il fut trop tôt enlevé au gens de goût et de bonne compagnie. Le juste éloge que vous faites de ses ouvrages et de sa personne fait également aimer l’auteur et l’éditeur. Vous augmentez mes regrets par le présent que vous voulez bien me faire, et votre style me console de sa perte.
1 – Les Œuvres de Desmahis, éditées par de Tresséol. (G.A.)
à M. de Vaines.
2 Février 1778.
Je voudrais, monsieur, que vous eussiez le contre-seing pour toute votre vie, pourvu que ce fût le contre-seing d’un directeur général des finances, et non d’un administrateur des postes. Vous me parlez de voyages : vous m’attendrissez et vous faites tressaillir mon cœur. Mais j’ai bien peur de ne faire incessamment que le petit voyage de l’éternité, car je suis roué ; et mon corps est en lambeaux pour avoir été ces jours passés à Syracuse et à Constantinople (1) : j’ai été si horriblement cahoté que je ne peux plus remuer.
J’ai fait autrefois un voyage à Paris. Je ne crois pas avoir jamais demeuré trois ans de suite dans cette ville ; je ne la connais que comme un Allemand qui a fait son tour de l’Europe. Je me souviens que le roi de France, à qui on dit que je parlais bon français, me donna une place de palefrenier ordinaire de sa chambre, me permit ensuite de la vendre, et m’en conserva toutes les fonctions et toutes les prérogatives. J’eus aussi une place de copiste de gazettes sur les charniers Saints-Innocents. Je jouis encore de toutes ces grandes dignités.
Il y a peut-être quelques sacristains qui pensent qu’un étranger aussi étrange que moi n’oserait, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, venir boire de l’eau de la Seine, parce qu’ils soupçonnent que, dans mes voyages à Constantinople et à Pétersbourg, j’ai donné la préférence à l’Eglise grecque sur l’Eglise latine. Quelques habitués de paroisse ont même débité qu’il y avait contre moi, dans je ne sais quel bureau, une paperasse qu’on appelle littera sigilli ; je puis vous assurer qu’il n’y en a point, et que ces sacristains ne disent jamais un mot de vérité ; mais je sais que ces messieurs expédieraient contre moi très volontiers litteras proscriptionnis.
Franchement je suis pénétré de reconnaissance pour tout ce que vous me dites, et pour ce que vous me proposez. Je vous dirai même que j’en profiterais vers la Saint-Jean, ou même vers la Quasimodo geniti infantes, si j’étais en vie dans ce temps-là. Le vieux solitaire vous remercie bien tendrement, et salue madame de Vaines.
1 – C’est-à-dire pour avoir travaillé à Agathocle et à Irène. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Mardi matin, 3 Février 1778.
Mon cher ange, c’est moi qui vous écris aujourd’hui, ce n’est pas madame Denis ; c’est moi qui suis désespéré de ne pas accompagner nos voyageurs (1). J’ai eu la force de faire dix actes, et je n’ai pas celle de faire cent lieues. L’âme supporte des fatigues que le corps ne soutient pas ; mais, avec le temps, on vient à bout de tout ; et, quand les cent lieux mènent dans votre voisinage, on les fait gaiement. Je ne suis pourtant pas trop gai. Un homme de mon âge, qui vient de bâtir quatre-vingt-quartorze maisons, qui est ruiné, qui a dix procès, et dix actes de tragédie sur le corps, n’a pas de quoi rire.
Quand est-ce donc que ce pauvre éclopé aura le bonheur de vous embrasser, vous et votre aimable secrétaire ? Je vais accompagner madame Denis jusqu’à la première poste. Je n’ai pas le temps d’écrire à M. de Thibouville : ces dames lui parleront plus éloquemment que moi, et elles arriveront avant ma lettre. (1).
1 – Madame Denis, M. et madame de Villette. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
Mardi matin, 3 Février 1778.
Mon cher ange, c’est moi qui vous écris aujourd’hui, ce n’est pas madame Denis ; c’est moi qui suis désespéré de ne pas accompagner nos voyageurs (1). J’ai eu la force de faire dix actes, et je n’ai pas celle de faire cent lieues. L’âme supporte des fatigues que le corps ne soutient pas ; mais, avec le temps, on vient à bout de tout ; et, quand les cent lieues mènent dans votre voisinage, on les fait gaiement. Je ne suis pourtant pas trop gai. Un homme de mon âge, qui vient de bâtir quatre-vingt-quatorze maisons, qui est ruiné, qui a dix procès, et dix actes de tragédie sur le corps, n’a pas de quoi rire.
Quand est-ce donc que ce pauvre éclopé aura le bonheur de vous embrasser, vous et votre aimable secrétaire ? je vais accompagner madame Denis jusqu’à la prochaine poste. Je n’ai pas le temps d’écrire à M. de Thibouville : ces dames lui parleront plus éloquemment que moi, et elles arriveront avant ma lettre (1).
1 – Cette lettre n’est écrite que pour détourner les soupçons. Quarante-huit heures après, 5 février, Voltaire partait pour Paris, où il arriva le 10. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
Paris, le 10 Février 1778 (1).
Le vieux malade est infiniment sensible au souvenir de M. de Lisle. Si son triste état lui permettait de sortir, il courrait au-devant de lui ; il n’y a pas de moment où il ne soit enchanté de voir le plus aimable des hommes.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
Paris, 11 Février 1778.
J’arrive mort, et je ne veux ressusciter que pour me jeter aux genoux de madame la marquise du Deffand.