CORRESPONDANCE - Année 1778 - Partie 2
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
14 Janvier 1778.
Mon cher ange, M. de La Harpe m’a mandé qu’on avait lu Irène au tripot. Je serais bien fâché qu’elle fût représentée dans l’état où elle est ; c’est une esquisse qui n’est pas encore digne de vous et de la partie éclairée du public, sans laquelle il n’y a jamais de véritable succès. Je suis honteux d’avoir donné tant de peine à votre aimable secrétaire. Je vais faire transcrire bientôt la pièce entière, que je soumettrai en dernier ressort à votre juridiction.
Vous sentez combien il est difficile de nuancer tellement les choses qu’Alexis soit intéressant en étant pourtant un peu coupable, et que Nicéphore ne soit point odieux, afin qu’ils servent l’un et l’autre à augmenter la pitié qu’on doit avoir pour Irène.
Ce mélange de couleurs n’est pas aisé à saisir par un pinceau de quatre-vingt-quatre ans ; mais j’ai toujours pensé qu’on pouvait se corriger à tout âge, et que si Mathusalem avait fait des vers médiocres, il aurait dû les refaire à neuf cents ans passés.
Je vous demande en grâce d’être mon ange gardien jusqu’à mon dernier jour, de garder mon esquisse jusqu’à ce que je puisse vous envoyer le tableau. Je vous supplie de ne montrer la pièce à personne. Je me flatte que les comédiens n’en ont point de copie ; j’en serais désespéré, et je conjurerais M. de Thibouville de la retirer de leurs mains. Ce serait bien alors qu’il faudrait employer la protection et les ordres de M. le maréchal de Duras.
Soyez sûr que je n’ai travaillé à cet ouvrage et que je n’y travaille encore que pour avoir une occasion de venir à Paris jouir, après trente ans d’absence, de la bonté que vous avez de m’aimer toujours : c’est là le véritable dénouement de la pièce. Il est triste d’être pressé, et de n’avoir pas longtemps à vivre. Ce sont deux choses plus difficiles à concilier que les rôles de Nicéphore et d’Alexis.
Sub umbra alarum tuarum plus que jamais. J’en dis autant à M. de Thibouville, que je mets dans votre hiérarchie.
à M. le marquis de Thibouville.
15 Janvier 1778.
Tandis que je travaillais jour et nuit pour M. Baron, que j’effaçais, corrigeais, ajoutais, retranchais, j’ai appris que Monvel a lu la chose au tripot assemblé, et je ne sais pas si le tripot a ri ou pleuré : je ne crois pas que mes deux anges avaient laissé le manuscrit à Monvel ; je ne crois pas non plus que le tripot s’en soit emparé. Ce serait alors que je pleurerais et que je me tuerais comme Irène. Attendez, messieurs, attendez ; vous êtes des jeunes gens bien pressés ; vous aurez par la poste une Irène toute décrassée et sortant de sa toilette, dans quinze jours ou trois semaines. Vous avez pris des esquisses pour des tableaux. Pour Dieu, attendez que le peintre ait fini !
Je conjure instamment l’autre ange, M. d’Argental, de ne laisser voir ces croquis à personne. Je me défie de tous les prétendus connaisseurs qui crient : Voilà un bras trop long, quand il est trop court, et qui vont vilipender dans tout Paris un nez aquilin qu’ils disent être retroussé. Un pauvre peintre est déclaré barbouilleur avant que son ouvrage ait paru dans son jour. Mandez-moi, je vous en supplie, où j’en suis et où vous en êtes ; mais j’ai peur que votre santé ne vous le permette pas.
M. d’Argental me manda, il y a près d’un mois, que vous n’étiez pas très content de votre vache, et que vous étiez très enrhumé : votre santé m’est plus chère que celle d’Alexie. Je me suis mis à vous aimer passionnément depuis que je vous ai connu comme un homme essentiel, au lieu qu’auparavant je ne vous regardais que comme un homme aimable. Tâchez donc que je puisse venir vous voir cet été dans cette maison que j’ai habitée autrefois (1) ; car l’hiver ne je peux sortir de mon lit. Je suis pénétré pour vous de tendresse et de reconnaissance.
1 – Au coin de la rue de Beaune, à l’hôtel de madame de Bernières, devenu l’hôtel Villette. (G.A.)
à M. Marin
16 Janvier 1778 (1).
Il y a trois mois, mon ancien ami, que je n’ai pas un moment à moi. Les mariages, les colonies les affaires, les maladies, les travaux forcés ont accablé un vieillard de quatre-vingt-quatre ans. Je n’ai pu vous dire encore combien je vous suis obligé d’avoir pensé à moi. Si j’avais pu disposer de mon corps et de mon âme, je serais venu causer avec vous à Paris ; j’aurais même été jusqu’en Normandie me présenter à un homme (2) qui ne devrait pas être en Normandie, et de qui j’avais attendu de grandes choses pour toutes les provinces du royaume.
Je ne savais pas que l’homme que j’ai marié (3) fût votre ami. Je vous félicite tous deux. Nous avons eu un Provençal (4) que je crois de vos amis aussi, puisqu’il est votre compatriote. Il est de l’Académie de Marseille, et par conséquent j’imagine qu’il est votre confrère. Il est, comme vous, aimable et serviable. Il me fait venir tout ce qu’il y a de précieux dans votre belle province qu’on appelle la Gueuse parfumée, et on ne m’envoie de Paris que des livres insipides et des brochures impertinentes. La canaille se mêle de vouloir avoir de l’esprit ; elle fait taire les honnêtes gens et les gens de goût. Vous buvez la lie du détestable vin produit dans le siècle qui a suivi le siècle de Louis XIV. Si j’avais quelques bouteilles de l’ancien temps, je voudrais les boires avec vous.
Conservez-moi du moins votre amitié consolante, soit qu’il me faille bientôt renoncer à tous les siècles en finissant ma longue carrière, soit que je respire encore quelques jours en faisant quelques imprécations contre le siècle où je suis né.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Turgot. (G.A.)
3 – Villette. (G.A.)
4 – Peut-être Guys ou Audibert. (G.A.)
à M. le marquis de Thibouville.
17 Janvier 1778.
Je vous ai écrit hier, illustre et généreux Baron, et je suis forcé de vous écrire encore aujourd’hui, parce que je viens de recevoir tout à l’heure une lettre de vous du 3 janvier, qui apparemment a fait le tour de la France avant de m’être rendue.
Je suis bien étonné encore de ce que m’écrit M. d’Argental. Je ne conçois rien à Lekain ; je n’entends rien à tout ce qui se passe ; je vois seulement que je vous ai une obligation extrême de la chaleur et de la bonté que vous avez mises dans cette affaire, qui m’est essentielle. Je vois qu’il faudra que je vienne à Pâques vous remercier si je suis en vie.
Je n’ai pu lire la ligne où vous me dites : Madame …. aura le manuscrit ce matin. Je ne sais point quelle est cette madame (1) : c’est peut-être un monsieur, car il n’y a qu’une M fort mal faite. Je ne suis point étonné que, dans un siècle où tous nos auteurs écrivent pour n’être point entendus, ceux qui écrivent à leurs amis écrivent pour n’être point lus.
Je persiste dans la prière que je vous ai faite de retirer tous les rôles et la pièce, et de mettre le tout dans un profond oubli et dans le feu, jusqu’à ce que je puisse venir vous témoigner ma tendre reconnaissance.
Je soupçonne que le nom que je n’ai pas pu lire est Suard : je soupçonne qu’il en a fait la critique avec M. de Condorcet ; je soupçonne qu’elle pourra être imprimée malgré moi dans peu de temps, et que cela serait bien cruel ; je soupçonne qu’il faut absolument que j’y travaille avec la plus grande attention, et que je prévienne toutes les tracasseries que je prévois. Je soupçonne que je serai fort embarrassé.
J’ajoute à tous mes soupçons que je n’ai entendu parler ni de madame Vestris, ni de mademoiselle Sainval, que je ne connais personne excepté Lekain, qui devrait, par reconnaissance, avoir un peu plus d’attention pour moi.
Je me jette entre vos bras ; car, en vérité, vous êtes un homme essentiel. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments.
1 – Sans doute la duchesse de Bourbon (G.A.)
à M. Lekain.
Ferney, 19 Janvier 1778.
Je vous avais prévenu, monsieur. Il est vrai que j’avais envoyé à des amis que je respecte l’esquisse d’un ouvrage qui ne convenait guère à mon âge, mais qui, après avoir été fini, et surtout corrigé par un travail assidu, d’après les sages critiques de ces mêmes personnes dont l’amitié m’est si précieuse, aurait pu rendre les derniers jours qui me restent un peu moins désagréables.
J’y travaillais nuit et jour malgré ma mauvaise santé, et j’espérais qu’à Pâques j’aurais pu, par ma solidité et par ma déférence à leurs lumières, rendre la pièce moins indigne de vous. Je me flattais même que vous pourriez jouer le rôle de Léonce, qui n’est pas fatigant, et que vous auriez rendu très imposant par vos talents sublimes.
Les amis respectables dont je vous parle n’ont fait lire à l’assemblée de MM. vos camarades cette esquisse encore informe que pour avoir vos avis et les leurs, pour m’en instruire, et pour que tout fût prêt à Pâques.
Il convient sans doute qu’on remette la pièce et les rôles entre les mains de ceux qui ont bien voulu m’honorer de leur bienveillance dans cette occasion, et qui ont daigné entrer dans les détails de cette affaire.
Les papiers publics disent que vous vous remariez. Je vous en fais mon compliment très sincère. Je doute de ce mariage, puisque vous n’avez pas daigné m’en instruire.
Si la chose était vraie, je pense que la fatigue de vos noces ne vous mettrait pas dans l’incapacité de jouer l’ermite Léonce (1), qui n’a pas de ces passions qui ruinent la poitrine, et qui parle de la vertu d’une manière qui semble être assez dans votre goût. Si vous aviez donné ce rôle à un autre, je craindrais de m’y opposer, car je suis très sûr que vous auriez bien choisi.
J’ai toujours compté sur votre amitié depuis le jour où je vous ai connu dans votre jeunesse. Le temps a fortifié tous les sentiments qui m’attachent à vous. Vous savez trop combien madame Denis et moi nous vous sommes dévoués, pour que nous nous servions ici de la formule ordinaire qui n’a jamais été dictée par le cœur. LE VIEUX MALADE.
1 – Lekain ne joua pas le rôle parce qu’il mourut vingt jours après cette lettre. (G.A.)