ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 44
Photo de PAPAPOUSS
ESSAI
SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS
(Partie 44)
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CHAPITRE XVIII.
Suite des usages du temps de Charlemagne, et avant lui.
S’il était despotique, et le royaume héréditaire.
On demande si Charlemagne, ses prédécesseurs, et ses successeurs, étaient despotiques, et si leur royaume était héréditaire par le droit de ces temps-là. Il est certain que par le fait Charlemagne était despotique, et que par conséquent son royaume fut héréditaire, puisqu’il déclare son fils empereur en plein parlement. Le droit est un peu plus incertain que le fait ; voici sur quoi tous les droits étaient alors fondés.
Les habitants du Nord et de la Germanie étaient originairement des peuples chasseurs ; et les Gaulois, soumis par les Romains, étaient agriculteurs ou bourgeois. Des peuples chasseurs, toujours armés, doivent nécessairement subjuguer des laboureurs et des pasteurs, occupés toute l’année de leurs travaux continuels et pénibles, et encore plus aisément des bourgeois paisibles dans leurs foyers. Ainsi les Tartares ont asservi l’Asie : ainsi les Goths sont venus à Rome. Toutes les hordes de Tartares et de Goths, de Huns, de Vandales et de Francs, avaient des chefs. Ces chefs d’émigrants étaient élus à la pluralité des voix, et cela ne pouvait être autrement ; car, quel droit pourrait avoir un voleur de commander à ses camarades ? Un brigand habile et hardi, surtout heureux, dut à la longue acquérir beaucoup d’empire sur des brigands subordonnés, moins habiles, moins hardis, et moins heureux que lui. Ils avaient tous également part au butin ; et c’est la loi la plus inviolable de tous les premiers peuples conquérants. Si on avait besoin de preuve pour faire connaître cette première loi des Barbares, on la trouverait aisément dans l’exemple de ce guerrier franc qui ne voulut jamais permettre que Clovis ôtât du butin général un vase de l’église de Reims, et qui fendit le vase à coups de hache, sans que le chef osât l’en empêcher.
Clovis devint despotique à mesure qu’il devint puissant ; c’est la marche de la nature humaine. Il en fut ainsi de Charlemagne ; il était fils d’un usurpateur. Le fils du roi légitime était rasé et condamné à dire son bréviaire dans un couvent de Normandie. Il était donc obligé à de très grands ménagements devant une nation de guerriers assemblée en parlement. « Nous vous avertissons, dit-il dans un de ses Capitulaires, qu’en considération de notre humilité, et de notre obéissance à vos conseils, que nous vous rendons par la crainte de Dieu, vous nous conserviez l’honneur que Dieu nous a accordé, comme vos ancêtres l’ont fait à l’égard de nos ancêtres. »
Ses ancêtres se réduisaient à son père, qui avait envahi le royaume ; lui-même avait usurpé le partage de son frère, et avait dépouillé ses neveux. Il flattait les seigneurs en parlement, mais, le parlement dissous, malheur à quiconque eût bravé ses volontés !
Quant à la succession, il est naturel qu’un chef de conquérants les ait engagés à élire son fils pour son successeur. Cette coutume d’élire, devenue avec le temps plus légale et plus consacrée, se maintient encore de nos jours dans l’empire d’Allemagne. L’élection était si bien regardée comme un droit du peuple conquérant, que lorsque Pépin usurpa le royaume des Francs sur le roi dont il était le domestique, le pape Etienne, avec lequel cet usurpateur était d’accord, prononça une excommunication contre ceux qui éliraient pour roi un autre qu’un descendant de la race de Pépin. Cette excommunication était à la vérité un grand exemple de superstition, comme l’entreprise de Pépin était un exemple d’audace ; mais cette superstition même est une preuve du droit d’élire ; elle fait voir encore que la nation conquérante élisait, parmi les descendants d’un chef, celui qui lui plaisait davantage. Le pape ne dit pas : Vous élirez les premiers-pas de la maison de Pépin ; mais : « Vous ne choisirez point ailleurs que dans sa maison. »
Charlemagne dit dans un Capitulaire (1) : « Si de l’un des trois princes mes enfants il naît un fils tel que la nation le veuille pour succéder à son père, nous voulons que ses oncles y consentent. » Il est évident, par ce titre, et par plusieurs autres, que la nation des Francs, eut, du moins en apparence, le droit d’élection. Cet usage a été d’abord celui de tous les peuples, dans toutes les religions, et dans tous les pays. On le voit s’établir chez les Juifs, chez les autres Asiatiques, chez les Romains. Les premiers successeurs de Mahomet sont élus ; les soudans d’Egypte, les premiers miramotins, ne règnent que par ce droit ; et ce n’est qu’avec le temps qu’un Etat devient purement héréditaire. Le courage, l’habileté, et le besoin, font toutes les lois (2).
1 – Code diplomatique, p.4.
2 – On remarquera comme Voltaire, dans toute cette étude sur Charlemagne, sape habilement tous les fondements de la monarchie. (G.A.)