ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 41

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ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 41

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 41)

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV.

 

Etat de l’Eglise en Orient avant Charlemagne.

Querelles pour les images. Révolution de Rome commencée.

 

 

 

 

 

 

          Que les usages de l’Eglise grecque et de la latine aient été différents comme leurs langues ; que la liturgie, les habillements, les ornements, la forme des temples, celle de la croix, n’aient pas été les mêmes ; que les Grecs priassent debout, et les Latins à genoux (1) ; ce n’est pas ce que j’examine. Ces différentes coutumes ne mirent point aux prises l’Orient et l’Occident ; elles servaient seulement à nourrir l’aversion naturelle des nations devenues rivales. Les Grecs surtout, qui n’ont jamais reçu le baptême que par immersion, en se plongeant dans les cuves des baptistères, haïssaient les Latins qui, en faveur des chrétiens septentrionaux, introduisirent le baptême par aspersion. Mais ces oppositions n’excitèrent aucun trouble.

 

          La domination temporelle, cet éternel sujet de discorde dans l’Occident, fut inconnue aux Eglises d’Orient. Les évêques sous les yeux du maître restèrent sujets ; mais d’autres querelles non moins funestes y furent excitées par des disputes interminables, nées de l’esprit sophistiqué des Grecs et de leurs disciples.

 

          La simplicité des premiers temps disparut sous le grand nombre de questions que forma la curiosité humaine ; car le fondateur de la religion n’ayant jamais rien écrit, et les hommes voulant tout savoir, chaque mystère fit naître des opinions, et chaque opinion coûta du sang.

 

          C’est une chose très remarquable, que, de près de quatre-vingts sectes qui avaient déchiré l’Eglise depuis sa naissance, aucune n’avait eu un Romain pour auteur, si l’on excepte Novatien, qu’à peine encore on peut regarder comme un hérétique. Aucun Romain, dans les cinq premiers siècles, ne fut compté, ni parmi les Pères de l’Eglise, ni parmi les hérésiarques. Il semble qu’ils ne furent que prudents. De tous les évêques de Rome, il n’y en eut qu’un seul qui favorisa un de ces systèmes condamnés par l’Eglise ; c’est le pape Honorius Ier. On l’accuse encore tous les jours d’avoir été monothélite. On croit par là flétrir sa mémoire ; mais si on se donne la peine de lire sa fameuse lettre pastorale, dans laquelle il n’attribue qu’une volonté à Jésus-Christ, on verra un homme très sage. « Nous confessons, dit-il, une seule volonté dans Jésus-Christ. Nous ne voyons point que les conciles ni l’Ecriture nous autorisent à penser autrement : mais de savoir si, à cause des œuvres de divinité et d’humanité qui sont en lui, on doit entendre une opération ou deux, c’est ce que je laisse aux grammairiens, et ce qui n’importe guère (2). »

 

          Peut-être n’y a-t-il rien de plus précieux dans toutes les lettres des papes que ces paroles. Elles nous convainquent que toutes les disputes des Grecs étaient des disputes de mots, et qu’on aurait dû assoupir ces querelles de sophistes dont les suites ont été si funestes. Si on les avait abandonnées aux grammairiens, comme le veut ce judicieux pontife, l’Eglise eût été dans une paix inaltérable. Mais voulut-on savoir si le Fils était consubstantiel au Père, ou seulement de même nature ou d’une nature inférieure ; le monde chrétien fut partagé, la moitié persécuta l’autre et en fut persécutée. Voulut-on savoir si la mère de Jésus-Christ était la mère de Dieu ou de Jésus ; si le Christ avait deux natures et deux volontés dans une même personne, ou deux personnes et une volonté, ou une volonté et une personne ; toutes ces disputes, nées dans Constantinople, dans Antioche, dans Alexandrie, excitèrent des séditions. Un parti anathématisait l’autre ; la faction dominante condamnait à l’exil, à la prison, à la mort et aux peines éternelles après la mort, l’autre faction, qui se vengeait à son tour par les mêmes armes.

 

          De pareils troubles n’avaient point été connus dans l’ancienne religion des Grecs et des Romains, que nous appelons le paganisme ; la raison en est que les païens, dans leurs erreurs grossières, n’avaient point de dogmes, et que les prêtres des idoles, encore moins les séculiers, ne s’assemblèrent jamais juridiquement pour disputer.

 

          Dans le huitième siècle, on agita dans les Eglises d’Orient s’il fallait rendre un culte aux images. La loi de Moïse l’avait expressément défendu. Cette loi n’avait jamais été révoquée ; et les premiers chrétiens, pendant plus de deux cents ans, n’avaient même jamais souffert d’images dans leurs assemblées.

 

          Peu à peu la coutume s’introduisit partout d’avoir chez soi des crucifix. Ensuite on eut les portraits vrais ou faux des martyrs ou des confesseurs. Il n’y avait point encore d’autels érigés pour les saints, point de messes célébrées en leur nom. Seulement, à la vue d’un crucifix et de l’image d’un homme de bien, le cœur, qui surtout dans ces climats a besoin d’objets sensibles, s’excitait à la piété.

 

          Cet usage s’introduisit dans les Eglises. Quelques évêques ne l’adoptèrent pas. On voit qu’en 393, saint Epiphane arracha d’une église de Syrie une image devant laquelle on priait. Il déclara que la religion chrétienne ne permettait pas ce culte ; et sa sévérité ne causa point de schisme.

 

          Enfin, cette pratique pieuse dégénéra en abus, comme toutes les choses humaines. Le peuple, toujours grossier, ne distingua point Dieu et les images ; bientôt on en vint jusqu’à leur attribuer des vertus et des miracles ; chaque image guérissait une maladie. On les mêla même aux sortilèges, qui ont presque toujours séduit la crédulité du vulgaire ; je dis non-seulement le vulgaire du peuple, mais celui des princes, et même celui des savants.

 

          En 727, l’empereur Léon l’Isaurien voulut, à la persuasion de quelques évêques, déraciner l’abus ; mais, par un abus peut-être plus grand, il fit effacer toutes les peintures : il abattit les statues et les représentations de Jésus-Christ avec celles des saints. En ôtant ainsi tout d’un coup aux peuples les objets de leur culte, il les révolta : on désobéit, il persécuta ; il devint tyran, parce qu’il avait été imprudent.

 

          Il est honteux pour notre siècle qu’il y ait encore des compilateurs et des déclamateurs, comme Maimbourg (3), qui répètent cette ancienne fable, que deux Juifs avaient prédit l’empire à Léon, et qu’ils avaient exigé de lui qu’il abolit le culte des images ; comme s’il eût importé à des Juifs que les chrétiens eussent ou non des figures dans leurs églises. Les historiens qui croient qu’on peut ainsi prédire l’avenir sont bien indignes d’écrire ce qui s’est passé.

 

          Son fils Constantin Copronyme fit passer en loi civile et ecclésiastique l’abolition des images. Il tint à Constantinople un concile de trois cent trente-huit évêques ; ils proscrivirent d’une commune voix ce culte, reçu dans plusieurs Eglises, et surtout à Rome.

 

          Cet empereur eût voulu abolir aussi aisément les moines, qu’il avait en horreur, et qu’il n’appelait que les abominables ; mais il ne put y réussir : ces moines, déjà fort riches, défendirent plus habilement leurs biens que les images de leurs saints.

 

          Les papes Grégoire II et III, et leurs successeurs, ennemis secrets des empereurs, et opposés ouvertement à leur doctrine, ne lancèrent pourtant point ces sortes d’excommunications, depuis si fréquemment et si légèrement employées. Mais soit que ce vieux respect pour les successeurs des Césars contint encore les métropolitains de Rome, soit plutôt qu’ils vissent combien ces excommunications, ces interdits, ces dispenses du serment de fidélité seraient méprisés dans Constantinople, où l’Eglise patriarcale s’égalait au moins à celle de Rome, les papes tinrent deux conciles en 728 et en 732, où l’on décida que tout ennemi des images serait excommunié, sans rien de plus, et sans parler de l’empereur. Ils songèrent dès lors plus à négocier qu’à disputer. Grégoire II se rendit maître des affaires dans Rome, pendant que le peuple soulevé contre les empereurs ne payait plus les tributs. Grégoire III se conduisit suivant les mêmes principes. Quelques auteurs grecs postérieurs, voulant rendre les papes odieux, ont écrit que Grégoire II excommunia et déposé l’empereur, et que tout le peuple romain reconnut Grégoire II pour son souverain. Ces Grecs ne songeaient pas que les papes, qu’ils voulaient faire regarder comme des usurpateurs, auraient été dès lors les princes les plus légitimes. Ils auraient tenu leur puissance des suffrages du peuple romain : ils eussent été souverains de Rome à plus juste titre que beaucoup d’empereurs. Mais il n’est ni vraisemblable ni vrai que les Romains, menacés par Léon l’Isaurien, pressés par les Lombards, eussent élu leur évêque pour seul maître, quand ils avaient besoin de guerriers. Si les papes avaient eu dès lors un si beau droit au rang des Césars, ils n’auraient pas depuis transféré ce droit à Charlemagne.

 

 

 

 1 – L’usage de prier à genoux dans les temples s’introduisit peu à peu avec l’opinion de la présence réelle ; il dut par conséquent commencer dans l’Occident, où il paraît que cette opinion a pris naissance. Après avoir été une idée pieuse de dévots enthousiastes, cette opinion devint la croyance commune du peuple et d’une grande partie des théologiens, vers le quinzième siècle, et enfin un dogme de l’Eglise romaine, au temps du concile de Trente. L’Eglise de Lyon avait conservé jusqu’à ces dernières années l’ancien usage d’assister debout à la messe, sans savoir que cet usage était une preuve toujours subsistante de la nouveauté du dogme de la présence réelle. (K.)

2 – En effet, toutes les misérables querelles des théologiens n’ont jamais été que des disputes de grammaire, fondées sur des équivoques, sur des questions absurdes, inintelligibles, qu’on a mises pendant quinze cents ans à la place de la vertu.

3 – Dans son Histoire des iconoclastes, tome X de ses œuvres complètes, publiées, en 1686 et 1687, à Paris, en quatorze volumes in-4°. Le catalogue des principaux écrivains du siècle de Louis XIV contient, de Voltaire, une note favorable à cet auteur, dont les histoires de la Ligue, des Croisades, du Luthéranisme, du Calvinisme, de la Décadence de l’empire, eurent un moment de grande vogue. Louis Maimbourg, né à Nancy en 1610, était entré tout jeune dans la compagnie de Jésus ; mais il en fut expulsé par ordre du pape à cause de son attachement aux idées gallicanes. Louis XIV le pensionna et lui assura une retraite à l’abbaye de Saint-Victor, où Maimbourg mourut en 1686. (E.B.)

 

 

 

 

 

 

 

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