ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 39
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ESSAI
SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS
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(Partie 39)
CHAPITRE XI.
Causes de la chute de l’empire romain.
Si quelqu’un avait pu raffermir l’empire, ou du moins retarder sa chute, c’était l’empereur Julien. Il n’était point un soldat de fortune, comme les Dioclétien et les Théodose. Né dans la pourpre, élu par les armées, chéri des soldats, il n’avait point de factions à craindre ; on le regardait, depuis ses victoires en Allemagne, comme le plus grand capitaine de son siècle. Nul empereur ne fut plus équitable et ne rendit la justice plus impartialement, non pas même Marc-Aurèle. Nul philosophe ne fut plus sobre et plus continent. Il régnait donc par les lois, par la valeur, et par l’exemple. Si sa carrière eût été plus longue, il est à présumer que l’empire eût moins chancelé après sa mort.
Deux fléaux détruisirent enfin ce grand colosse : les Barbares, et les disputes de religion.
Quant aux Barbares, il est aussi difficile de se faire une idée nette de leurs incursions que de leur origine. Procope, Jornandès, nous ont débité des fables que tous nos auteurs copient. Mais le moyen de croire que les Huns, venus du nord de la Chine, aient passé les Palus-Méotides à gué et à la suite d’une biche, et qu’ils aient chassé devant eux, comme des troupeaux de moutons, des nations belliqueuses qui habitaient les pays aujourd’hui nommés la Crimée, une partie de la Pologne, l’Ukraine, la Moldavie, la Valachie. Ces peuples robustes et guerriers, tels qu’ils le sont encore aujourd’hui, étaient connus des Romains sous le nom général de Goths. Comment ces Goths s’enfuirent-ils sur les bords du Danube, dès qu’ils virent paraître les Huns ? Comment demandèrent-ils à mains jointes que les Romains daignassent les recevoir ? et comment, dès qu’ils furent passés, ravagèrent-ils tout jusqu’aux portes de Constantinople à main armée ?
Tout cela ressemble à des contes d’Hérodote, et à d’autres contes non moins vantés. Il est bien plus vraisemblable que tous ces peuples coururent au pillage les uns après les autres. Les Romains avaient volé les nations ; les Goths et les Huns vinrent voler les Romains.
Mais pourquoi les Romains ne les exterminèrent-ils pas, comme Marius avait exterminé les Cimbres ? c’est qu’il ne se trouvait point de Marius ; c’est que les mœurs étaient changées ; c’est que l’empire était partagé entre les ariens et les athanasiens. On ne s’occupait que de deux objets, les courses du cirque et les trois hypostases. L’empire romain avait alors plus de moines que de soldats, et ces moines couraient en troupes de ville en ville pour soutenir ou pour détruire la consubstantialité du Verbe. Il y en avait soixante et dix mille en Egypte.
Le christianisme ouvrait le ciel, mais il perdait l’empire ; car non-seulement les sectes nées dans son sein se combattaient avec le délire des querelles théologiques, mais toutes combattaient encore l’ancienne religion de l’empire ; religion fausse, religion ridicule sans doute, mais sous laquelle Rome avait marché de victoire en victoire pendant dix siècles.
Les descendants des Scipions étant devenus des controversistes, les évêchés étant plus brigués que ne l’avaient été les couronnes triomphales, la considération personnelle ayant passé des Hortensius et des Cicéron, aux Cyrille, aux Grégoire, aux Ambroise, tout fut perdu ; et si l’on doit s’étonner de quelque chose, c’est que l’empire romain ait subsisté encore un peu de temps.
Théodose, qu’on appelle le grand Théodose, paya un tribut au superbe Alaric, sous le nom de pension du trésor impérial. Alaric mit Rome à contribution la première fois qu’il parut devant ses murs, et la seconde il la mit au pillage. Tel était alors l’avilissement de l’empire de Rome, que ce Goth dédaigna d’être roi de Rome, tandis que le misérable empereur d’Occident, Honorius, tremblait dans Ravenne, où il s’était réfugié.
Alaric se donna le plaisir de créer dans Rome un empereur nommé Attale, qui venait recevoir ses ordres dans son antichambre. L’histoire nous a conservé deux anecdotes concernant Honorius, qui montrent bien tout l’excès de la turpitude de ces temps : la première, qu’une des causes du mépris où Honorius était tombé, c’est qu’il était impuissant ; la seconde, c’est qu’on proposa à cet Attale, empereur, valet d’Alaric, de châtrer Honorius pour rendre son ignominie plus complète.
Après Alaric, vint Attila, qui ravageait tout, de la Chine jusqu’à la Gaule. Il était si grand, et les empereurs Théodose et Valentinien III, si petits, que la princesse Honoria, sœur de Valentinien III, lui proposa de l’épouser. Elle lui envoya son anneau pour gage de sa foi ; mais avant qu’elle eût réponse d’Attila, elle était déjà grosse de la façon d’un de ses domestiques.
Lorsque Attila eut détruit la ville d’Aquilée, Léon, évêque de Rome, vint mettre à ses pieds tout l’or qu’il avait pu recueillir des Romains pour racheter du pillage les environs de cette ville, dans laquelle l’empereur Valentinien III était caché. L’accord étant conclu, les moines ne manquèrent pas d’écrire que le pape Léon avait fait trembler Attila ; qu’il était venu à ce Hun avec un air et un ton de maître ; qu’il était accompagné de saint Pierre et de saint Paul, armés tous deux d’épées flamboyantes, qui étaient visiblement les deux glaives de l’Eglise de Rome. Cette manière d’écrire l’histoire a duré, chez les chrétiens, jusqu’au seizième siècle sans interruption.
Bientôt après, des déluges de Barbares inondèrent de tous côtés ce qui était échappé aux mains d’Attila.
Que faisaient cependant les empereurs ? ils assemblaient des conciles. C’était tantôt pour l’ancienne querelle des partisans d’Albanase, tantôt pour les donatistes ; et ces disputes agitaient l’Afrique quand le Vandale Genseric le subjugua. C’était d’ailleurs pour les arguments de Nestorius et de Cyrille, pour les subtilités d’Eutychès ; et la plupart des articles de foi se décidaient quelquefois à grands coups de bâton, comme il arriva sous Théodose II, dans un concile convoqué par lui à Ephèse, concile qu’on appelle encore aujourd’hui le brigandage. Enfin, pour bien connaître l’esprit de ce malheureux temps, souvenons-nous qu’un moine ayant été rebuté un jour par Théodose II qu’il importunait, le moine excommunia l’empereur, et que ce césar fut obligé de se faire relever de l’excommunication par le patriarche de Constantinople.
Pendant ces troubles mêmes, les Francs envahissaient la Gaule ; les Visigoths s’emparaient de l’Espagne ; les Ostrogoths, sous Théodose, dominaient en Italie, bientôt après chassés par les Lombards. L’empire romain du temps de Clovis n’existait plus que dans la Grèce, l’Asie-Mineure, et dans l’Egypte ; tout le reste était la proie des Barbares. Scythes, Vandales et Francs, se firent chrétiens pour mieux gouverner les provinces chrétiennes assujetties par eux ; car il ne faut pas croire que ces Barbares fussent sans politique ; ils en avaient beaucoup ; et en ce point tous les hommes sont à peu près égaux. L’intérêt rendit donc chrétiens ces déprédateurs ; mais ils n’en furent que plus inhumains. Le jésuite Daniel, historien français, qui déguise tant de choses, n’ose dissimuler que Clovis fut beaucoup plus sanguinaire, et se souilla de plus grands crimes après son baptême, que tandis qu’il était païen. Et ces crimes n’étaient pas de ces forfaits héroïques qui éblouissent l’imbécillité humaine : c’étaient des vols et des parricides. Il suborna un prince de Cologne qui assassina son père : après quoi il fit massacrer le fils ; il tua un roitelet de Cambrai qui lui montrait ses trésors. Un citoyen moins coupable eût été traîné au supplice, et Clovis fonda une monarchie.
CHAPITRE XII.
Suite de la décadence de l’ancienne Rome.
Quand les Goths s’emparèrent de Rome après les Hérules ; quand le célèbre Théodoric, non moins puissant que le fut depuis Charlemagne, eut établi le siège de son empire à Ravenne, au commencement de notre sixième siècle, sans prendre le titre d’empereur d’Occident qu’il eût pu s’arroger, il exerça sur les Romains précisément la même autorité que les Césars ; conservant le sénat, laissant subsister la liberté de religion, soumettant également aux lois civiles, orthodoxes, ariens et idolâtres ; jugeant les Goths par les lois gothiques, et les Romains par les lois romaines ; présidant par ses commissaires aux élections des évêques ; défendant la simonie, apaisant les schismes. Deux papes se disputaient la chaire épiscopale ; il nomma le pape Symmaque, et ce pape Symmaque étant accusé, il le fit juger par ses missi dominici.
Athalaric, son petit-fils, régla les élections des papes et de tous les autres métropolitains de ses royaumes, par un édit qui fut observé ; édit rédigé par Cassiodore son ministre, qui depuis se retira au Mont-Cassin, et embrassa la règle de saint Benoit ; édit auquel le pape Jean II se soumit sans difficulté.
Quand Bélisaire vint en Italie et qu’il la remit sous le pouvoir impérial, on sait qu’il exila le pape Sylvère, et qu’en cela il ne passa point les bornes de son autorité, s’il passa celles de la justice. Bélisaire, et ensuite Narsès, ayant arraché Rome au joug des Goths, d’autres barbares, Géides, Francs, Germains, inondèrent l’Italie. Tout l’empire occidental était dévasté et déchiré par des sauvages. Les Lombards établirent leur domination dans toute l’Italie Citérieure, Alboin, fondateur de cette nouvelle dynastie, n’était qu’un brigand barbare ; mais bientôt les vainqueurs adoptèrent les mœurs, la politesse, la religion des vaincus. C’est ce qui n’était pas arrivé aux premiers Francs, aux Bourguignons, qui portèrent dans les Gaules leur langage grossier, et leurs mœurs encore plus agrestes. La nation lombarde était d’abord composée de païens et d’ariens. Leur roi Rotharic, publié, vers l’an 640, un édit qui donna la liberté de professer toutes sortes de religions ; de sorte qu’il y avait dans presque toutes les villes d’Italie un évêque catholique et un évêque arien, qui laissaient vivre paisiblement les peuples nommés idolâtres, répandus encore dans les villages.
Le royaume de Lombardie s’étendit depuis le Piémont jusqu’à Brindes et à la terre d’Otrante ; il renfermait Bénévent, Bari, Tarente ; mais il n’eut ni la Pouille, ni Rome, ni Ravenne : ces pays demeurèrent annexés au faible empire d’Orient. L’Eglise romaine avait donc repassé de la domination des Goths à celle des Grecs. Un exarque gouvernait Rome au nom de l’empereur ; mais il ne résidait point dans cette ville, presque abandonnée à elle-même. Son séjour était à Ravenne, d’où il envoyait ses ordres au duc ou préfet de Rome, et aux sénateurs, qu’on appelait encore Pères conscripts. L’apparence du gouvernement municipal, subsistait toujours dans cette ancienne capitale si déchue, et les sentiments républicains n’y furent jamais éteints. Ils se soutenaient par l’exemple de Venise, république fondée d’abord par la crainte et par la misère, et bientôt élevée par le commerce et par le courage. Venise était déjà si puissante qu’elle rétablit au huitième siècle l’exarque Scolastique, qui avait été chassé de Ravenne.
Quelle était donc aux septième et huitième siècles la situation de Rome ? celle d’une ville malheureuse, mal défendue par les exarques, continuellement menacée par les Lombards, et reconnaissant toujours les empereurs pour ses maîtres. Le crédit des papes augmentait dans la désolation de la ville. Ils en étaient souvent les consolateurs et les pères ; mais toujours sujets, ils ne pouvaient être consacrés qu’avec la permission expresse de l’exarque. Les formules par lesquelles cette permission était demandée et accordée subsistent encore (1). Le clergé romain écrivait au métropolitain de Ravenne, et demandait la protection de sa béatitude auprès du gouverneur ; ensuite le pape envoyait à ce métropolitain sa profession de foi.
Le roi lombard Astolfe s’empara enfin de tout l’exarchat de Ravenne en 751, et mit fin à cette vice-royauté impériale qui avait duré cent quatre-vingt-trois ans.
Comme le duché de Rome dépendait de l’exarchat de Ravenne, Astolfe prétendit avoir Rome par le droit de sa conquête. Le pape Etienne II, seul défenseur des malheureux Romains, envoya demander du secours à l’empereur Constantin, surnommé Copronyme. Ce misérable empereur envoya pour tout secours un officier du palais, avec une lettre pour le roi Lombard. C’est cette faiblesse des empereurs grecs qui fut l’origine du nouvel empire d’Occident et de la grandeur pontificale.
Vous ne voyez avant ce temps aucun évêque qui ait aspiré à la moindre autorité temporelle, au moindre territoire. Comment l’auraient-ils osé ? leur législateur fut un pauvre qui catéchisa des pauvres. Les successeurs de ces premiers chrétiens furent pauvres. Le clergé ne fit un corps que sous Constantin Ier ; mais cet empereur ne souffrit pas qu’un évêque fût propriétaire d’un seul village. Ce ne peut être que dans des temps d’anarchie que les papes aient obtenu quelques seigneuries. Ces domaines furent d’abord médiocres. Tout s’agrandit, et tout tombe avec le temps.
Lorsqu’on passe de l’histoire de l’empire romain à celle des peuples qui l’ont déchiré dans l’Occident, on ressemble à un voyageur qui, au sortir d’une ville superbe, se trouve dans des déserts couverts de ronces. Vingt jargons barbares succèdent à cette belle langue latine qu’on parlait du fond de l’Illyrie au mont Atlas. Au lieu de ces sages lois qui gouvernaient la moitié de notre hémisphère, on ne trouve plus que des coutumes sauvages. Les cirques, les amphithéâtres élevés dans toutes les provinces sont changés en masures couvertes de paille. Ces grands chemins si beaux, si solides, établis du pied du Capitole jusqu’au mont Taurus, sont couverts d’eaux croupissantes. La même révolution se fait dans les esprits ; et Grégoire de Tours, le moine de Saint-Gall, Frédegaire, sont nos Polybe et nos Tire-live. L’entendement humain s’abrutit dans les superstitions les plus lâches et les plus insensées. Ces superstitions sont portées au point que des moines deviennent seigneurs et princes ; ils ont des esclaves, et ces esclaves n’osent pas même se plaindre. L’Europe entière croupit dans cet avilissement jusqu’au seizième siècle, et n’en sort que par des convulsions terribles (2).
1 – Dans le Dairium romanum.
2 – Comparez les derniers chapitres de la Grandeur et décadence des Romains, par Montesquieu. (G.A.)