Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1777 - Partie 144

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1777 - Partie 144

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556 – DU ROI

 

 

A Potsdam, 17 Décembre 1777.

 

 

 

          Il est agréable d’avoir le monument de toutes les pensées des hommes qu’on a pu recueillir : pour les ouvrages d’imagination, je prévois qu’il faudra s’en tenir à Homère, Virgile, le Tasse, Voltaire, et l’Arioste. Il semble qu’en tout pays les cervelles se dessèchent et ne produisent plus ni fleurs ni fruits. Pour les ouvrages historiques, il faudrait, pour les rendre utiles, les purger si l’on pouvait, de l’esprit de parti, des fausses anecdotes, et des mensonges. Quant aux métaphysiciens, on n’apprend chez eux que l’incompréhensibilité de nombre d’objets que la nature a mis hors de la portée de notre esprit ; et quant à tout le fatras théologique d’auteurs hypocondriaques et fanatiques, il ne mérite pas qu’on perde son temps à lire les chimères ineptes qui leur ont passé par le cerveau ; je ne dis rien de messieurs les géomètres, qui carrent éternellement des courbes inutiles : je les laisse avec leurs points sans étendue et leurs lignes sans profondeur, ainsi que messieurs les médecins, qui s’érigent en arbitres de notre vie, et qui ne sont que les témoins de nos maux. Que vous dirai-je des chimistes, qui au lieu de créer de l’or, le dissipent en fumée par leurs opérations ?

 

          Il ne reste donc, pour notre utilité et pour notre consolation, que les belles-lettres, qu’on a nommées à juste titre les lettres humaines ; et c’est à elles que je m’en tiens. Le reste peut être utile dans une capitale où des amateurs mal partagés des dons de la fortune ne peuvent pas vérifier des citations qu’ils ont trouvées en d’autres livres, et dont ils trouvent là les originaux : et voilà à quoi cette bibliothèque est destinée. Mais les œuvres de Voltaire y occupent la place la plus brillante ; la belle édition in-4° (1) y est étalée dans toute sa pompe.

 

          Vous me proposez un M. Delisle pour bibliothécaire ; mais je dois vous apprendre que nous en avons déjà trois, et que, selon l’axiome des nominaux, il ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité. Je crois qu’il faudra nous en tenir au nombre que nous en avons.

 

          Je vous avouerai que j’ai eu la bêtise de lire cet ouvrage de ce Delisle, pour lequel il a été banni de France : c’est une rapsodie informe, ce sont des raisonnements sans dialectique, et des idées chimériques qu’on ne saurait pardonner qu’à un homme qui écrit dans l’ivresse, et non à un homme qui se donne pour un penseur. S’il se fait folliculaire à Amsterdam, ou bien à Leyde, il pourra y gagner de quoi subsister, sans sacrifier sa liberté aux caprices d’un despote en venant s’établir ici. Il y a eu des ex-jésuites à Paris qui, après la suppression de l’ordre, se sont faits fiacres. Je n’ose proposer un tel métier à M. De*** : mais il se pourrait qu’il fût habile cocher ; et, à tout prendre il vaut mieux être le premier cocher de l’Europe que le dernier des auteurs. Je vous parle avec une entière franchise ; et si vous connaissez l’original en question, vous conviendrez peut-être qu’il ne perdrait rien au troc (2).

 

          Pour mon très indigne pupille, le duc de Virtemberg, je suis bien loin de vouloir excuser ses mauvais procédés. Il ne faut pas le rebuter (3) ; on gagne plus avec lui en l’importunant qu’en le convainquant de son droit. Et j’espère encore de pouvoir ériger un trophée à Voltaire vainqueur du duc.

 

          Je suis sur le point d’aller à Berlin donner le carnaval aux autres, sans y participer moi-même. Il s’y trouve un comte de Montmorency-Laval, très aimable garçon que j’ai vu en Silésie. Je me dispute avec lui : il veut apprendre l’allemand ; je lui dis que cela n’en vaut pas la peine, parce que nous n’avons pas de bons auteurs, et qu’il ne veut apprendre cette langue que pour nous faire la guerre. Il entend raillerie, et n’est certainement pas ennemi des Prussiens.

 

          Puisse la nature fortifier les fibres du vieux patriarche ! Je ne m’intéresse qu’à son corps, car son esprit est immortel. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Commencée par les Cramer en 1768, et qui avait trente volumes à la mort de Voltaire. (G.A.)

2 – Tout cet alinéa, qui se trouve dans l’édition de Berlin, est supprimé dans l’édition de Kehl. (G.A.)

3 – Edition de Berlin : « Se rebuter. » (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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