Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1777 - Partie 1

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Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1777 - Partie 1

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543 – DU ROI

 

 

1777.

 

 

 

          Il vaut mieux que vous ayez terminé vous-même votre affaire avec le duc de Virtemberg, que s’il avait fallu recourir à mon assistance. Je jouis de peu de crédit à cette cour, et son altesse sérénissime, surchargée de dettes, a une fluxion d’oreilles qui l’assourdit toutes les fois qu’elle entend le mot payez, et, prononcé par ma bouche, ce mot lui répugnerait encore plus que par celle d’un autre. Il était réservé à votre éloquence victorieuse d’amollir le cœur de bronze dudit duc, et de le persuader à délier en votre faveur le cordon de sa bourse (1). Je vous félicite d’avoir cet embarras de moins, et je me réjouirai si j’apprends que tous vos sujets de chagrin sont dissipés.

 

          L’âge où vous êtes devrait rendre votre personne sacrée et inviolable. Je m’indigne, je me mets en colère contre les malheureux qui empoisonnent la fin de vos jours. Je me suis dit souvent : Comment se peut-il que ce Voltaire, qui fait l’honneur de la France et de son siècle, soit né dans une patrie assez ingrate pour souffrir qu’on le persécute ! Quel découragement pour la race future ! où sera le Français qui voudra désormais vouer ses talents à la gloire d’une nation qui méconnaît les grands hommes qu’elle produit, et qui les punit au lieu de les récompenser ?

 

          Le mérite persécuté me touche, et je vole à son secours, fût-ce jusqu’au bout du monde. S’il faut renoncer à revoir l’immortel Voltaire, du moins pourrai-je m’entretenir cet été avec le sage Anaxagore (2). Nous philosopherons ensemble ; votre nom sera mêlé dans tous nos entretiens, et nous gémirons du triste destin des hommes qui, par faiblesse ou par stupidité, retombent dans le fanatisme.

 

          Deux dominicains, qui ont le roi d’Espagne à leurs pieds, disposent de tout le royaume : leur faux zèle sanguinaire a rétabli dans toute sa splendeur cette inquisition que M. d’Aranda avait si sagement abolie. Selon que le monde va, les superstitieux l’emportent sur les philosophes, parce que le gros des hommes n’a l’esprit ni cultivé, ni juste, ni géométrique. Le peuple sait qu’avec des présents on apaise ceux qu’on a offensés ; il croit qu’il en est de même à l’égard de la Divinité, et qu’en lui donnant à flairer la fumée qui s’élève d’un bûcher où l’on brûle un hérétique, c’est un moyen infaillible de lui plaire. Ajoutez à cela des cérémonies, des déclamations de moines, les applaudissements des amis, et la dévotion stupide de la multitude, vous trouverez qu’il n’est pas surprenant que les Espagnols aveuglés aient encore de l’attachement pour ce culte digne des anthropophages.

 

          Les philosophes pouvaient prospérer chez les Grecs et chez les Romains, parce que la religion des gentils n’avait point de dogmes ; mais les dogmes de notre inf… gâtent tout. Les auteurs sont obligés d’écrire avec une circonspection gênante pour la vérité. La prêtraille venge la moindre égratignure que souffre l’orthodoxie ; l’on n’ose montrer la vérité à découvert ; et les tyrans des âmes veulent que les idées des citoyens soient toutes moulées dans le même moule.

 

          Vous aurez toutefois eu l’avantage de surpasser tous vos prédécesseurs dans le noble héroïsme avec lequel vous avez combattu l’erreur. Et de même qu’on ne reproche pas au fameux Boërhaave de n’avoir pas détruit la fièvre chaude, ni l’étisie, ni le haut mal, mais qu’il s’est borné à guérir de son temps quelques-uns de ses contemporains ; aussi peu pourra-t-on reprocher au savant médecin des âmes de Ferney de n’avoir pu détruire la superstition ni le fanatisme, et de n’avoir appliqué son remède qu’à ceux qui étaient guérissables.

 

          Mon individu, qui s’est mis à son régime, le bénit mille fois, en lui souhaitant longue vie et prospérité ; c’est dans ces sentiments que le solitaire de Sans-Souci salue le patriarche des incrédules. Vale (3). FÉDÉRIC.

 

 

1 – Les deux phrases précédentes ont été retranchées par les éditeurs de Kehl. (G.A.)

2 – D’Alembert. (G.A.)

3 – Voici ce que le roi de Prusse écrivait à d’Alembert sur Voltaire, le 25 janvier 1777 :

 

« Messieurs vos conseillers au parlement seront bien gens à protéger l’inquisition ; le zèle qui les anime contre Voltaire me paraît fort suspect : ce pourrait bien être la suite du ressentiment qu’ils lui conservent d’avoir célébré en beaux vers leur expulsion : ils devraient rougir de honte. Quel honneur ont-ils à persécuter un pauvre vieillard qui est au bord de sa tombe ? Et, à bien examiner la chose, Voltaire n’a fait que recueillir les sentiments de quelques Anglais et leurs critiques de la Bible ; lui-même il gémit de leur audace, et il paraît n’avoir fait cet ouvrage que dans le dessein qu’on le réfute. On a tant dit de choses dans ce siècle contre la religion ! Ses Commentaires sur la Bible sont moins forts qu’une infinité d’autres ouvrages qui font crouler tout l’édifice, en sorte qu’on a de la peine à le relever. Mais il est plus aisé de condamner un livre à être brûlé que de le réfuter. Si l’on parlait sérieusement en France de mes chapelains, on rirait au nez de mon ministre ; tant ma réputation est mal établie en fait d’orthodoxie ! Cependant Voltaire me fait de la peine : son abattement perce dans ses lettres. Il faut qu’on le chicane sur ses établissements de Ferney. Il ajoute qu’il a perdu un procès, qu’il est ruiné, et qu’il terminera ses vieux jours dans la misère. C’est l’énigme du Sphinx ; il faudrait un autre Œdipe pour l’expliquer.

 

          Tout ce qui arrive à Voltaire me fait venir une réflexion, assez vraie malheureusement, qu’on fait souvent des vœux inconsidérés en souhaitant une longue vie à ses amis. Si Pompée était mort à Tarente, où il fut attaqué d’une fièvre chaude violente, il aurait été enterré avec toute sa réputation, et n’aurait pas vu périr sa république. Si le fameux Swift était mort à temps, ses domestiques ne l’auraient pas montré pour de l’argent, lorsqu’il devint imbécile. Si Voltaire était mort l’année passée, il n’aurait pas essuyé tous les chagrins dont il se plaint si amèrement. Laissons donc agir les vagues destinées, et, sans nous embarrasser de la durée de notre course, contentons-nous de souhaiter qu’elle soit heureuse. »

 

 

 

 

 

544 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 26 Mars 1777.

 

 

 

          Des trois raisons qui vous ont empêché de me répondre (1), la première et la seconde sont une suite des lois de la nature, mais la troisième est un effet de la méchanceté des hommes, qui me les ferait haïr si, par bonheur pour l’humanité, il n’y avait encore des âmes vertueuses, en faveur desquelles ont fait grâce à l’espèce. Mais quelle cruelle méchanceté de persécuter un vieillard et de prendre plaisir à empoisonner les derniers jours de sa vie ! Cela fait horreur, et me révolte de telle sorte contre les bourreaux tonsurés qui vous persécutent, que je les exterminerais de la face de la terre si j’en avais le pouvoir. Le pauvre Morival, qui, jeune encore, a essuyé leurs persécutions, en a eu le cœur si navré, et principalement de l’inhumanité de ses parents, qu’il a été, ces jours passés, attaqué d’apoplexie. On espère cependant qu’il s’en remettra. C’est un bon et honnête garçon, qui mérite qu’on lui veuille du bien par son application et le désir qu’il a de bien faire. Je suis persuadé que vous compatirez à sa situation.

 

          Ceux qui vous ont parlé du gouvernement français ont, ce me semble, un peu exagéré les choses. J’ai eu occasion de me mettre au fait des revenus et des dettes de ce royaume : ses dettes sont énormes, les ressources épuisées, et les impôts multipliés d’une manière excessive. Le seul moyen de diminuer, avec le temps, le fardeau de ces dettes, serait de resserrer les dépenses, et d’en retrancher tout le superflu. C’est à quoi on ne parviendra jamais ; car au lieu de dire, J’ai tant de revenu, et je puis dépenser tant, on dit, Il me faut tant, trouvez des ressources.

 

          Une forte saignée, faite à ces faquins tonsurés, pourrait procurer quelques ressources : cependant cela ne suffirait pas pour éteindre en peu les dettes, et procurer au peuple les soulagements dont il a le plus grand besoin. Cette situation fâcheuse a sa source dans les règnes précédents, qui ont contracté des dettes, et ne les ont jamais acquittées.

 

          A présent la masse en est si énorme, qu’il ne reste plus qu’une banqueroute à faire pour s’en libérer. Si la guerre s’allume avec l’Angleterre, ce qui paraît inévitable, il faudra des fonds pour la soutenir ; l’impossibilité d’en trouver fera suspendre le paiement des rentes ; et voilà quarante mille familles au moins d’écrasées dans le royaume. Comptez qu’il ne reste d’autre moyen au gouvernement d’éviter une catastrophe aussi cruelle que de faire une banqueroute réfléchie ; s’entend de réduire les rentes et le capital à la moitié de sa valeur. Vous me demandez si j’approuve ce parti. Non, certainement, si j’en voyais un meilleur. Toutefois, en examinant bien les conjonctures présentes, c’est le meilleur, et, comme dit le proverbe, de deux maux il faut choisir le moindre (2).

 

          C’est ce dérangement des finances qui influe maintenant sur toutes les branches du gouvernement ; il a arrêté les sages projets de M. de Saint-Germain, qui ne sont pas même exécutés à demi ; il empêche le ministère de reprendre cet ascendant dans les affaires de l’Europe, dont la France était en possession depuis Henri IV. Enfin, pour ce qui est de votre parlement, en qualité de penseur, j’ai condamné son rappel, parce qu’il était contraire aux principes de la dialectique et du bon sens.

 

          Tenez, voilà comme on découvre et comme on voit les fautes des autres, tandis que l’on est aveugle sur ses propres défauts. Je ferais bien mieux de régler mes actions, et de m’empêcher de faire des folies, que de disséquer les ressorts qui meuvent les grandes monarchies.

 

          Vous me parlez d’un auteur allemand (3) qui se mêle aussi de diriger la politique européane : je puis vous assurer que c’est un rêve-creux, qui règle des partages à l’instar de ceux qui se firent en Pologne. Ce grand homme ignore que ces sortes de partages sont rares, et ne se répètent jamais durant la vie des mêmes hommes. Le peu de vérités qu’il y a dans les assertions de ce grand politique se réduit à la possibilité de nouveaux troubles qui s’élèvent en Crimée entre la Russie et la Porte, et à l’envie démesurée de l’empereur de s’agrandir vers Andrinople. Ce prince est jeune et ambitieux ; mes soixante-cinq ans passés doivent mettre mes intentions hors de soupçon. Ai-je le temps encore de faire des projets ?

 

          Je vous envoie ci-joint, au lieu de mauvais vers que j’aurais pu faire, un choix des meilleures pièces de Chaulieu et de madame Deshoulières, que j’ai fait imprimer à mon usage et à celui de mes amis.

 

          Pour en revenir au divin patriarche des incrédules, je crois qu’il fera bien de tromper ses ennemis : leur intention est de le chagriner ; il ne doit leur opposer que de l’indifférence et du mépris. Et s’il se voit obligé de se retirer en Suisse, il pourra les régaler, dans ce pays libre d’une pièce qui démasquera leur turpitude et leur scélératesse. Que la nature conserve divum Voltarium, et que j’aie encore longtemps la satisfaction de recevoir de ses nouvelles. Vale FÉDÉRIC.

 

          Vous me prendrez pour un vieux fou politique, en lisant ma lettre ; je ne sais comment je me suis avisé de me constituer ministre du très chrétien roi des Welches.

 

 

1 – Voyez la lettre de Voltaire du 9 décembre 1776. (G.A.)

2 – Tout cet alinéa, qui se trouve dans l’édition de Berlin, avait été retranché par les éditeurs de Kehl. (G.A.)

3 – On n’a pas la lettre où Voltaire parle d’un auteur allemand. (G.A.)

 

 

 

 

 

545 – DE VOLTAIRE

 

 

 

 

 

Quoi ! c’est donc cet heureux vainqueur

Et de l’Autriche et de la France ;

C’est ce grave législateur

De qui la sublime éloquence

Parut égale à sa valeur ;

C’est ce généreux défenseur

De la raison qu’à toute outrance

La fanatique extravagance

Persécute avec tant d’ardeur ;

C’est ce héros, mon protecteur,

Quoi s’est fait, dit-on, l’imprimeur

Des idylles de Deshoulières !

Seigneur, je ne m’attendais guère

De voir César ou Cicéron

Sortir de sa brillante sphère

Pour devenir un Céladon.

 

          Mais il faut que tous les goûts entrent dans votre âme universelle ; elle sent mieux que personne qu’il y a dans les ouvrages de madame Deshoulières, quoiqu’un peu faibles, des morceaux naturels et même philosophiques qui méritent d’être conservés : pour Chaulieu, il a fait quatre ou cinq pièces dignes de Frédéric-le-Grand.

 

          Puisque vous protégez les philosophes après leur mort votre majesté les protégera aussi pendant leur vie ; la rage des pédants fanatiques en robe longue vient de condamner au bannissement perpétuel un jeune homme nommé Delisle (1), pour avoir fait un livre intitulé la Philosophie de la nature. C’est, dit-on, un savant plein d’imagination, beaucoup plus vertueux que hardi. M. d’Alembert est, je crois, instruit de son mérite et de son malheur.

 

          Pour moi, si ces ennemis des sages me persécutent à quatre-vingt-trois ans, j’ai ma bière toute prête en Suisse (2), à une lieue de la France ; j’ai quelque ressemblance avec Morival ; je fus attaqué, il y a un mois, d’une espèce d’apoplexie, dont les suites me tourmentent plus que les fanatiques ne me tourmenteront. J’emploierai si je puis, mes derniers moments à rendre exécrables les assassins juridiques de Morival d’Etallonde, du chevalier de La Barre, du général Lallu, de la maréchale d’Ancre, et de tant d’autres.

 

          Tout ce que votre majesté daigne me dire sur notre gouvernement et sur nos finances est bien vrai ; c’est à Newton à parler de mathématiques ; c’est à Frédéric-le-Grand à parler de gouverner les hommes : je serais étonné si la France attaquait aujourd’hui les Anglais sur mer comme je serais très surpris si notre puissance ou impuissance osait attaquer votre majesté sans avoir discipliné ses troupes pendant vingt années.

 

          Daignez, sire, me conserver vos bontés jusqu’à mon dernier moment.

 

 

1 – Delisle de Sales. (G.A.)

2 – Il s’y était, en effet, ménagé une retraite pour mourir en paix. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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