CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 9

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à M. de Vaines.

 

4 Juin 1777.

 

 

          Je suis bien sensible, monsieur, à la bonté avec laquelle vous vous êtes souvenu de moi ; car je pense souvent à vous, et à l’homme unique (1) avec lequel vous avez travaillé, et dont vous serez toujours l’ami. Mon âge et mes maladies me forcent de renoncer un peu au monde ; mais je regretterai toujours de n’avoir pu vivre avec un homme de votre mérite, et je serai bien fâché de mourir sans avoir eu la consolation de vous embrasser.

 

          Des gens qui se croient bien instruits, et qui peut-être ne le sont point du tout, me disent qu’un homme (2) chez qui vous avez été à la campagne, il y a quelque temps, sera bientôt aussi puissant dans la ville qu’il y est aimé et respecté. Je souhaite passionnément que cette prédiction soit véritable ; mais c’est à condition qu’il en arrive autant à votre autre ami. Je crois que la France ne s’en trouverait pas plus mal, si ces deux hommes-là étaient à leur véritable place.

 

          Je ne sais si vous avez vu l’Eloge de Pascal (3), avec ses Pensées, mises en meilleur ordre, et relevées par des notes qui valent bien le texte. L’éditeur est, ce me semble, un homme égal à Pascal pour le génie et supérieur par la raison. Il est triste, à mon gré, pour le genre humain, qu’un homme comme Pascal ait été un fanatique ; ce qui me console, c’est que saint Augustin l’était tout autant. Je m’aperçois que mon petit billet est un peu indiscret, mais je n’écris pas à un docteur de Sorbonne.

 

 

1 – Turgot. (G.A.)

2 – Choiseul. (G.A.)

3 – Par Condorcet lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 6 Juin 1777.

 

 

          Eh ! mon Dieu, monseigneur, vous accusez un mourant de ne s’être pas battu dans votre armée. Il y a plus d’un an que madame Denis et moi nous soutenons à Dijon, presque sans sortir de notre lit, le procès le plus désagréable et le plus ruineux. Malgré ce fardeau qui nous accable, je me suis souvent plus occupé de l’injustice qu’on vous faisait que de toutes celles que j’essuie. Je vous ai supplié vingt fois de daigner m’envoyer tout ce qui paraissait dans votre affaire ; vous n’avez jamais voulu me répondre sur cet article. Quand j’eus le bonheur de servir M. de Morangiés, quand j’affrontai la canaille des petits praticiens de Paris, qui se croient des Cicéron, M. de Morangiés m’avait envoyé tous ses papiers, sans en excepter un seul.

 

          Je ne sais d’ailleurs si une petite anecdote de MM. Clément, conseillers au parlement, serait parvenue jusqu’à vous. Ces messieurs voulaient m’impliquer dans la plate et chétive, mais dangereuse affaire d’un jeune homme sorti de l’Oratoire, nommé Delisle, lequel a été jugé immédiatement après vous. Ces chiens de Saint-Médard, ces restes de convulsionnaires, aboyaient d’une gueule si fanatique, que je pris le parti, à l’âge de quatre-vingt-trois ans, de me ménager une petite retraite sur un coteau méridional de la Suisse, à quatre lieues de chez moi.

 

          Vous voyez que la grêle tombe sur les plus misérables arbrisseaux comme sur les plus hauts chênes. Tout souffre dans ce monde ; mais, dans la foule des affligés, peu de personnes ont vos ressources. Quelques envieux que vous ayez, vous êtes à l’abri de tout, parce que vous êtes au-dessus de tout. Il est certain que, dans cette maudite affaire, suscitée par la plus insigne friponnerie, et reconnue pour telle par tous les gens sensés de l’Europe, vous n’avez pu perdre que de l’argent. Vos services, vos dignités, votre considération, votre gloire, ne sont point effleurés. Vous serez bientôt dans la première place de l’Etat qui représente le connétable.

 

          Que n’avez-vous pu aimer, du moins pendant quelques mois, cette belle retraite de Richelieu, où je vous ai fait ma cour il y a tant d’années ! que n’ai-je pu vous y suivre encore une fois ! J’envisage avec la douleur de l’impuissance les montagnes des Alpes et du Jura, qui me séparent de vous. Job sur son fumier, près du lac de Genève, vous crie : Conservez vos anciennes bontés pour un ancien malheureux. Buvez encore avec plaisir les derniers verres du vin trop mélangé de cette vie. Soyez heureux, si on peut l’être ; vous aurez toujours de belles heures, et il ne me faut que de la pitié. Agréez, je vous en conjure, mon très tendre respect.

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Chastellux.

 

7 Juin 1777.

 

 

          J’ai trop tardé, monsieur, à vous remercier de vos remerciements. Si le triste état où j’ai été peut me laisser encore de la force et du loisir, je crois qu’avant de mourir je ferai une campagne sous vos drapeaux (1). Je ne vous sers pas comme font les Suisses, à qui il est très indifférent de se battre pour l’Allemagne ou pour la France, pourvu qu’ils aient une bonne capitulation ; je ne suis pas même un volontaire qui fait une campagne pour son plaisir ; je suis une espèce d’enthousiaste qui prend les armes pour la bonne cause.

 

          Il est vrai que je ne sais pas quel est le chevalier de la Poste du soir (2) qui croit m’avoir abattu de sa lance enchantée. Il serait bon de savoir à qui on a affaire ; mais, quel qu’il soit, si nous étions aux prises, je lui ferais bien voir que son héros est un charlatan qui en a imposé au public. Je lui démontrerais que ce charlatan, devenu si fameux (3), n’a pas mis une citation dans son ouvrage qui ne soit fausse, ou qui ne dise précisément tout le contraire de ce qu’il avance.

 

          Je prouverais à tous les gens raisonnables que ses raisonnements et ses systèmes sont aussi faux que ses citations, que des plaisanteries et des peintures brillantes ne sont pas des raisons, et qu’un homme qui n’a regardé la nature humaine que d’un côté ridicule ne vaut pas celui qui lui fait sentir sa dignité et son bonheur.

 

          Voilà ce qui m’occupe à présent, monsieur ; mais, pour remplir mon projet, j’ai besoin d’un long travail qui me mette à portée de citer plus juste que l’auteur de l’Esprit des Lois ; et surtout je voudrais savoir quel est le bel esprit de la Poste du soir contre lequel je veux me battre.

 

          Serait-ce abuser de vos bontés de vous demander des nouvelles de la noble entreprise du jeune comte de Lally, de faire rendre justice à la mémoire de son père ?

 

          Conservez vos bontés, monsieur, pour votre très attaché et très respectueux serviteur.

 

 

1 – Il promet à Chastellux un nouvel article sur son livre. (G.A.)

2 – Le Journal de Paris. (K.)

3 – Montesquieu. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

11 Juin 1777.

 

 

          Je vous remercie, monsieur, de la lettre que vous m’avez envoyée de cet homme illustre (1) avec lequel vous avez travaillé trop peu de temps, et qui sera toujours cher aux bons citoyens amateurs de la vertu et des grands talents.

 

          Comme j’imagine que vous avez actuellement quelque loisir, j’en abuse peut-être en vous priant de jeter les yeux sur le manuscrit que j’ai l’honneur de vous envoyer (2). Il s’agit d’un grand nombre de vérités qui combattent l’opinion publique si souvent hasardée, et reçue sans examen. Si les nombreuses erreurs qu’on me force de relever dans l’Esprit des Lois vous font la même impression qu’elles m’ont faite, je vous supplie, monsieur, de vouloir bien envoyer au sieur Panckoucke le manuscrit cacheté, avec la lettre pour lui ci-jointe.

 

          Je sais bien que ma hardiesse augmentera le nombre de mes ennemis ; mais je suis, comme M. de La Harpe, né pour combattre, et j’ai raison, papiers sur table. Pour peu que vous soyez de mon avis, je croirai avoir remporté la victoire.

 

          Le Pascal de M. de Condorcet m’a donné un peu d’humeur contre les réputations usurpées. C’est bien dommage que cet ouvrage ne soit pas entre les mains de tout le monde. Il faudrait que chacun eût dans sa poche ce préservatif contre le fanatisme. Je vous prie instamment, monsieur, de conserver un peu de bonté pour le vieux malade.

 

 

1 – Turgot. (G.A.)

2 – Voyez le Commentaire sur l’Esprit des Lois. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gin.

 

Ferney, 20 Juin 1777.

 

 

          En passant tout d’un coup par-dessus les compliments et les remerciements que je vous dois, monsieur (1), je commence par vous avouer que despotique et monarchique sont tout juste la même chose dans le cœur de tous les hommes et de tous les êtres sensibles. Despote (hérus) signifie maître, et monarque signifie seul maître, ce qui est bien plus fort. Une mouche est monarque des animalcules imperceptibles qu’elle dévore ; l’araignée est monarque des mouches, puisqu’elle les emprisonne et les manges ; l’hirondelle domine sur les araignées ; les pies-grièches mangent les hirondelles : cela ne finit point. Vous ne disconviendrez pas que les fermiers-généraux ne nous mangent ; vous savez que le monde est ainsi fait depuis qu’il existe. Cela n’empêche pas que vous n’ayez très lumineusement raison contre l’abbé Mably, et je vous en rends, monsieur, mille actions de grâces. Vous prouvez très bien que le gouvernement monarchique est le meilleur de tous ; mais c’est pourvu que Marc-Aurèle soit le monarque ; car d’ailleurs qu’importe à un pauvre homme d’être dévoré par un lion ou par cent rats !

 

          Vous paraissez, monsieur, être de l’avis de l’Esprit des Lois, en accordant que le principe des monarchies est l’honneur, et le principe des républiques la vertu. Si vous n’étiez pas de cette opinion, je serais de celle de M. le duc d’Orléans, régent, qui disait d’un de nos grands seigneurs : « C’est l’homme le plus parfait de la cour ; il n’a ni humeur ni honneur ; » et je dirais au président de Montesquieu que, s’il veut prouver sa thèse en disant que dans un royaume on recherche les honneurs, on les recherche encore plus dans les républiques. On courait après les honneurs de l’ovation du triomphe, et de toutes les dignités. On veut même être doge à Venise, quoique ce soit vanitas vanitatum. Au reste, monsieur, vous êtes beaucoup plus méthodique que cet Esprit des Lois, et vous ne citez jamais à faux, comme lui ; ce qui est un point bien important, car, si vous voulez vérifier les citations de Montesquieu, vous n’en trouverez pas quatre de justes ; je m’en suis donné autrefois ce plaisir. Je suis édifié, monsieur, de la circonspection avec laquelle vous vous arrêtez, dans le texte, au règne de Henri IV : tout ce que vous dites m’instruit, et je prends la liberté de deviner ce que vous ne dites pas. Je vous remercie surtout de la manière dont vous pensez, et dont vous vous exprimez sur ce gouvernement tartare qu’on appelle féodal ; il est perfectionné, dit-on, à la diète de Ratisbonne ; il est abhorré à une demi-lieue de chez moi, à droite et à gauche : mais, par une de nos contradictions françaises, il subsiste, dans toute son horreur, derrière mon potager, dans les vallées du mont Jura ; et douze mille esclaves des chanoines de Saint-Claude, qui ont eu l’insolence de ne vouloir être que sujets du roi, et non serfs et bêtes de somme appartenant à des moines, viennent de perdre leur procès au parlement de Besançon, attendu que plusieurs conseillers de grand’chambre ont des terres où la main-morte est en vigueur, malgré les édits de nos rois : tant la jurisprudence est uniforme chez nous ! Enfin votre livre m’instruit et me console ; j’en chéris la méthode et le style. Vous n’écrivez point pour montrer de l’esprit, comme fait l’auteur de l’Esprit des Lois et des Lettres persanes ; mais vous vous servez de votre esprit pour chercher la vérité. Jugez donc, monsieur, si je vous ai obligation de l’honneur que vous m’avez fait de m’envoyer votre ouvrage ; jugez si je le lis avec délices, et si je n’emploie qu’une formule vaine en vous assurant que j’ai l’honneur d’être, avec la plus respectueuse estime, et la plus sensible reconnaissance, etc.

 

 

1 – Pour les Vrais principes du gouvernement français démontrés par la raison et par les faits. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, 25 Juin 1777.

 

 

          Vous pourriez donc, monsieur,

 

Humiles habitare casas, non figere cervos ;

 

VIRG., Buc., II.

 

vous pourriez venir avec M. Suard et M. de Garville dans ce coin de l’univers où j’achève ma vie loin du monde. Venez, vous prolongerez ma chétive carrière, ou vous en rendrez la fin heureuse. Venez, monsieur, me rendre, s’il est possible, aux beaux-arts et à la société. J’ai perdu causas vivendi, la santé, le sommeil, l’appétit, tout ce qui attache à la vie. Si quelque chose peut me ressusciter, ce sera assurément le plaisir de m’entretenir avec vous.

 

          Je suppose que vous allez voir le pays dont M. de La Borde fait la description, et les singulières montagnes qu’il met en taille-douce. La Suisse devient tous les jours digne de la curiosité des gens qui pensent. Je rendrai de grandes grâces à la destinée de me trouver sur la route, et je commence par vous les rendre d’avoir bien voulu penser à moi. Je dois vous faire des excuses d’un fatras (1) dont je vous ai importuné, et que je vous ai supplié de faire passer à l’ami Panckoucke. Mais, selon ce qu’il me mande, il doit être actuellement en chemin pour Genève. Cramer et lui sont deux savants qui viennent se consulter de temps en temps.

 

          Je ne sais, monsieur, si vous êtes un savant du premier ordre ; mais je pense que les savants auraient beaucoup à apprendre avec vous. Hélas ! que me servirait-il d’apprendre dans le triste état où je suis réduit : La science de digérer est assurément la première de toutes ; mais tout me manque ; vous serez ma consolation.

 

          Votre projet du mois d’auguste est le fond de la boite de Pandore pour un homme qui est assiégé de tous les maux.

 

 

1 – Voyez au 11 Juin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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