CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 5

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à M. de Chabanon.

 

5 Mars 1777.

 

 

          Je remercie le Théocrite français, et non françois, qui va être mon successeur à l’Académie. Montaigne dit quelque part (1) : Croyez-vous qu’un vieillard rechigné et cacochyme se plaise beaucoup à lire Théocrite et Tibulle ? Je réponds : Oui, quand ils sont traduits par M. de Chabanon. Vous rendez un vrai service au public, en nous donnant de véritables ouvrages de littérature, dans un temps où on nous accable de sottises et de pauvreté qui rendent notre nation méprisable à toute l’Europe.

 

          Je vous répète, du fond de mon cœur, que je vous aime autant que je vous estime. Ce sont les dernières volontés et peut-être les dernières paroles du vieux malade de Ferney.

 

 

1 – « Pensiez-vous que les vers de Catulle ou de Sappho rient à un vieillard avaricieux et rechiché, comme à un jeune homme vigoureux et argent ? » Liv. II, ch. XII. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Gudin de la Brenellerie.

 

A Ferney, 7 Mars 1777.

 

 

          J’ai reçu, monsieur, du directeur de l’imprimerie de Deux-Ponts, un livre (1) dont je viens de faire la lecture avec madame Denis et quelques amis. Nous admirions la multitude des connaissances de l’auteur, cette philosophie hardie à la fois et circonspecte qui règne dans l’ouvrage, et ce style si clair, si noble, si simple, si éloigné de l’affectation, de l’obscurité, de la violence, qui caractérisent aujourd’hui l’esprit du siècle. Nous disions unanimement que ce siècle aurait d’éternelles obligations à l’auteur. Nous avons craint seulement que son extrême indulgence pour deux ou trois personnages vivants ne fît un peu de tort à son goût. C’est ainsi que j’ai pensé, quoique je fusse pénétré d’estime et de reconnaissance pour l’auteur inconnu. Nous cherchions à le deviner, lorsqu’une lettre de M. d’Argental nous a appris son nom. Je sais enfin qui je dois remercier, et qui mérite les applaudissements de la nation. Ce livre sera chéri de quiconque aime les beaux-arts ; il encouragera ces arts plus que ne peut faire la protection des rois.

 

          Je vais bientôt quitter, monsieur, le siècle et la patrie que vous rendez célèbres. Je mourrai en les aimant mieux, mais surtout avec les sentiments que je vous dois : j’en suis pénétré ; madame Denis les partage de tout son cœur. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Aux mânes de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Delisles de Sales.

 

7 Mars 1777 (1).

 

 

          Le vieux malade a reçu, monsieur, la nouvelle édition d’un ouvrage qui doit vous faire beaucoup d’honneur. Je m’intéresse vivement à votre bonheur et à votre gloire. Je croyais l’injuste procès qu’on vous a fait entièrement terminé, et je suis bien indigné qu’il dure encore.

 

          Je ne connais pas l’Histoire philosophique de Rome. Je dois présumer que cet ouvrage sera aussi instructif et aussi agréable que l’autre. Vous allez vous faire un grand nom dans la littérature. Puisse votre réputation ne pas nuire à votre félicité ! ce sont les vœux ardents de votre, etc.

 

 

1 – Nous ne croyons pas que ce billet soit ici à sa place. Il doit être d’une date antérieure. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

7 Mars 1777.

 

 

          Mon cher ange, j’ai reçu une lettre du 28 de février, écrite si menu, et d’un encre si blanc ou si blanche, que mes vieux yeux ont pu à peine la lire.

 

          Si vous voyez papillon-philosophe (1), je vous supplie de lui dire que l’autre papillon (2) est le seul dont je sois content ; il s’est arrangé avec moi. Il a payé moitié, c’est beaucoup ; les souverains n’en font pas tant.

 

          Les idées de mars (3) sont venues, je suis tué. Je viens de revoir mes deux enfants nouveau-nés (4). Je les ai trouvés contrefaits, et privés de tous les organes nécessaires à la vie. Il faut les regarder comme mort-nés. J’en suis honteux, mais je me console ; je suis jeune, j’en aurai d’autres ; je les mettrai un jour sous votre protection, et, s’ils perdaient leur père, vous auriez la bonté de les élever.

 

          Je ne vois pas qu’aujourd’hui les autres pères de famille réussissent mieux que moi. La génération s’affaiblit beaucoup, quoi qu’en dise M. Gudin (5). Je suis plein de reconnaissance pour lui, mais je n’en sens pas moins mon indignité. Je vous avoue que je suis encore plus indigné qu’il ait osé mettre ce détestable Emile de Jean-Jacques au-dessus du Télémaque. Passe encore s’il en était tenu à cinq ou six pages du Vicaire savoyard ! Je ne suis pas comme le dieu jaloux qui ne veut pas qu’on encense d’autres dieux ; mais je ne puis souffrir qu’on soit en même temps à Dieu et à Belzébuth. L’ouvrage sera goûté, il fera du bruit, mais il fera du mal, car il encouragera les talents médiocres.

 

          On m’a envoyé un chevalier d’Eon, gravé en Minerve, accompagné d’un prétendu brevet du roi, qui donne  douze mille livres de pension à cette amazone, et qui lui ordonne le silence respectueux, comme on l’ordonnait autrefois aux jansénistes. Cela fera un beau problème dans l’histoire. Quelque académie des inscriptions prouvera que c’est un des monuments les plus authentiques. D’Eon sera une Pucelle d’Orléans qui n’aura pas été brûlée. On verra combien nos mœurs sont adoucies.

 

          Je ronge mon frein et mon âme bien tristement loin de mon cher ange.

 

 

1 – Madame de Saint-Julien. (G.A.)

2 – Le maréchal de Richelieu. (K.)

3 – Date de la mort de César. (G.A.)

4 – Irène et Agathocle. (G.A.)

5 – Dans son livre Aux mânes de Louis XV. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

8 Mars 1777.

 

 

          Non, mon cher confrère, mon successeur, devenu mon maître ; non, pour mon malheur, je n’ai point reçu de nouvelles du Pérou (1) ; non, M. de Vaines ne m’a rien écrit et ne m’a rien envoyé. Il faut que je sois proscrit par l’inquisition, car notre ami Panckoucke m’avait dépêché, il y a près d’un mois, un livre par M. Moreau secrétaire de M. de Vergennes, et je ne l’ai point reçu. Il y a quelque excommunication lancée sur les livres et sur moi.

 

          Si vous conservez une bonne volonté, dont j’ai grand besoin, vous m’enverrez votre ouvrage tout uniment par la diligence de Lyon. Ne me laissez point languir dans la misère, tandis que vous enrichissez Paris.

 

          Pourriez-vous me dire si vous avez entendu parler de l’affaire d’un jeune philosophe, et par conséquent d’un jeune malheureux nommé Delisle de Sales, auteur d’un livre intitulé De la philosophie de La Nature ? Il a été violemment persécuté, et même décrété de prise de corps. Il y a un mauvais vent qui souffle sur la philosophie. On ne réussit, dit-on, qu’en faisant des journaux contre la tolérance, et le métier de Fréron est devenu une charge héréditaire dans l’Etat. Heureusement je suis loin de cette barbarie, et je vais m’en éloigner encore davantage en finissant une vie longtemps persécutée. Donnez-moi les Incas pour mon viatique, et que les Pizaro et les Almagro ne me privent point des précieuses marques de votre amitié.

 

 

P.S. – Pourriez-vous me dire le nom d’un homme aimable (2) qui vint me voir à Ferney il y a quatre ans ; qui avait un emploi considérable dans les fermes ; qui demeurait à l’hôtel Bretonvilliers, ou à l’hôtel Lambert ; qui était ami d’un ministre aujourd’hui disgracié ; qui vous présenta à lui ? Vous devez le connaître à toutes ces indications. Où est-il ? que fait-il ? Pardon.

 

 

1 – C’est-à-dire des Incas qui venaient de paraître. (G.A.)

2 – Garville. Voyez la lettre à d’Argental du 14 Septembre 1773. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

Ferney, 28 Mars 1777.

 

 

          Je vous ai avoué, il y a bien longtemps, monseigneur, que Dieu, quand il lui prit fantaisie de me faire, n’employa rien de la belle pâte dont il vous a pétri. Je m’en suis aperçu, il y a quelques jours, plus que jamais. Je perdis, pendant deux jours, la mémoire comme Bernard (1), et je la perdis si absolument, que je ne pouvais retrouver aucun mot de la langue. Jamais la nature n’a joué un tour plus sanglant à un académicien. Il est ridicule que je tâte de l’apoplexie étant aussi maigre que je le suis : mais je vous jure que j’aurai beau essuyer ces petits accidents et perdre la mémoire, je n’oublierai jamais les bontés dont vous m’avez honoré pendant ma misérable vie.

 

          Je me ressouviens bien pourtant que j’avais prié madame de Saint-Julien, il y a plusieurs mois, de me recommander à vous. Elle ne m’a point écrit depuis ce temps-là ; mais elle vous a présenté ma requête fort mal à propos, et dans le temps que vous vous étiez rendu déjà à ma seule prière ; de sorte que, dans mes malheurs, je n’ai qu’à vous remercier.

 

          J’ai un procès au parlement de Dijon (2), probablement plus triste pour moi que le vôtre ne l’est pour vous ; car je pourrais bien perdre le mien, et il me paraît impossible qu’on ne vous rende pas la justice qu’on vous doit. Tout ce qu’on a fait contre vous est si criant et si absurde, qu’on ne peut s’empêcher d’en rougir pour peu qu’on ait conservé une ombre de raison et d’équité. Je suis bien malheureux de n’avoir pas pu venir faire un petit tour à Pâques vers mon héros. Tout indigne que je suis de paraître devant lui, je me serais cru trop heureux ; mais je mourrai fidèle envers lui à mon culte de latrie.

 

 

1 – Gentil-Bernard, mort en 1775, après cinq ans d’abêtissement. (G.A.)

2 – Voyez la lettre au président de Ruffey du 30 octobre 1777. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal de Noailles. (1)

 

A Ferney, 30 Mars 1777.

 

 

          Monseigneur, dans l’état un peu fâcheux où la nature vient de me réduire, c’est une grande consolation pour moi d’être au moins capable de regarder le monument que vous venez d’ériger à la gloire de feu M. le maréchal votre père, et à la vôtre. Votre maison est chère à la nation ; je lui ai été bien respectueusement attaché. Un petit avertissement que j’ai reçu ces jours-ci de venir faire ma cour à vos ancêtres m’a laissé assez de force pour lire le livre le plus intéressant, le plus vrai, et le plus plein qu’on ait écrit sur les règnes de Louis XIV et de Louis XV. Ce qui m’a fait le plus de plaisir, c’est que j’ai cru y découvrir beaucoup de traits qui ne peuvent être que de vous. Cet ouvrage doit instruire les citoyens et les rois.

 

          Je ne puis, monseigneur, vous exprimer les remerciements que je vous dois. Je me suis mêlé autrefois de célébrer des héros ; mais je vois bien qu’il n’appartient qu’aux maîtres de parler de leur profession. Après avoir lu vos Mémoires, je n’ai autre chose à faire qu’à les relire. Ils feront mon occupation pour le peu de temps que j’ai encore à vivre. Je vous souhaite, du fond de mon cœur, une vie plus longue que celle du grand homme dont vous avez les dignités et le mérite. A peine ai-je eu le bonheur de vous faire ma cour ; c’est une consolation à laquelle il faut que je renonce : mais je serai pénétré jusqu’à mon dernier moment de l’honneur et du plaisir que vous daignez me faire. Je suis, avec un profond respect et une juste reconnaissance, monseigneur, votre, etc.

 

 

1 – Mémoire d’Adrien-Maurice de Noailles, duc et pair, etc., six volumes rédigés par l’abbé Millot. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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