CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 15

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à M. Marmontel.

 

A Ferney, 10 octobre 1777.

 

 

          Mon cher confrère, je vous fais mon compliment. J’aime mieux que vous soyez marié que moi (1). Vous êtes fait pour le sacrement de mariage. On dit que vous avez un très beau signe visible d’une chose invisible. Pour moi, je ne suis fait que pour le sacrement de l’extrême-onction. C’est un bon parti que vous prenez de vivre avec M. l’abbé Morellet. Vous devriez bien, quelque jour, nous le donner pour confrère, quand l’Académie aura dégorgé les prêtres qui l’ont pestiférée. L’abbé Morellet ou Mord-les, sa nièce  et vous, vous ferez une société charmante. Je voudrais venir vous voir dans votre ménage, si j’étais un homme transportable.

 

          Notre ami M. de La Harpe m’a instruit des obligations que je vous ai. J’ai vu des vers charmants (2), dont je suis aussi reconnaissant qu’indigne. Il n’y a pas moyen que j’ose vous répondre sur le même ton ; j’ai perdu mon b-fa-si (3).

 

 

1 – Marmontel venait d’épouser une nièce de l’abbé Morellet. (G.A.)

2 – A l’éloge de Voltaire dans Polymnie. (G.A.)

3 – Nom d’un des sept sons de la gamme de Gui d’Arezzo. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

A Ferney, 10 Octobre 1777.

 

 

          Mon cher ami, soyez sûr que je n’écris point de lettre qui ne soit pleine de la sensibilité qui est dans mon cœur, et de la justice si bien méritée que je vous rends. On ne me donne que des espérances, parce qu’au bout du compte trois ou quatre personnes avec qui je suis un peu lié ne sont pas trente-neuf personnes (1), parmi lesquelles il y en a une trentaine que je ne connais point du tout. Je suis regardé comme un homme mort ; mais vous êtes très vivant. Si je n’ai pas le bonheur de vous appeler mon confrère dans un mois, vous serez mon successeur dans très peu de mois.

 

          J’apprends qu’on se bat au Parnasse pour des croches et des rondes (2). Vous qui êtes un vrai maître dans tous les arts de ce Parnasse, c’est à vous à juger les combattants. Je vous demanderai bientôt un Requiem ; mais, quand je lis quelque chose de vous, je lis des Laudates. Comptez qu’il n’y a personne dans cet hémisphère qui soit pénétré plus que moi de l’honneur que vous faites aux deux mondes, et qui soit plus votre ami.

 

 

1 - Pour faire entrer Chabanon à l’Académie. (G.A.)

2 – Guerre des Gluckistes et des piccinistes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 22 Octobre 1777.

 

 

          Messieurs et anges, je vous jure, encore une fois, qu’aucun mortel ne savait de quoi il était question. Ma folie est à présent publique. C’est à votre sagesse et à vos bontés à la conduire. J’aurais voulu que cette folie eût été plus tendre, et eût pu faire verser quelques larmes ; mais ce sera pour une autre fois. Je suis occupé actuellement d’une nouvelle extravagance (1) à faire pleurer. Il y a je ne sais quoi de philosophique dans celle que vous protégez. Cela est attachant, cela n’est pas mal écrit ; mais élégance et raison ne suffisent pas. Ce n’est pas assez d’un intérêt de curiosité, il faut un intérêt déchirant. Je crois que la pièce est sage ; mais qui n’est que sage n’est pas grand’chose. Tirez-vous de là comme vous pourrez.

 

          On dit que les acteurs, excepté Lekain et ceux ou celle que vous voudrez honorer de vos conseils, sont supérieurement plats. On dit que la plupart de ces messieurs débitent des vers comme on lit la gazette.

 

          Je vous prierai donc, messieurs, dans l’occasion, d’empêcher qu’on ne m’estropie et qu’on ne me barbarise.

 

          Je viens d’écrire à M. le maréchal de Duras, comme vous me l’avez ordonné. Je lui ai dit, avec raison, que la consultation de la fin de mes jours dépendait de lui. Car, messieurs mes anges, sachez que je ne puis avoir le bonheur de vous revoir qu’en Sicile (2). Sachez que, si je vivais assez pour aller jusqu’à Constantinople, je ne pourrais faire ce second voyage qu’après avoir passé par Syracuse (3).

 

          Je n’ai point dit à M. le maréchal de Duras de quoi il s’agissait précisément. Je l’ai seulement prévenu que vous lui montreriez quelque chose qui avait un grand besoin de sa protection. Je me suis bien donné de garde de lui dire que vous lui laisseriez ce quelque chose entre les mains. Je suis bien sûr que ma Syracuse ne sortira pas des vôtres : tout serait perdu si elle en sortait ; autant vaudrait jeter Agathocle et Idace dans le gouffre du mont Etna. Pour moi, j’ai bien l’air de me jeter, la tête la première, dans le lac de Genève, si vous ne réussissez pas dans ce que vous entreprenez. Nous avons eu deux filles qui se sont noyées ces jours passés ; j’irai les trouver, au lieu de venir me mettre à l’ombre de vos ailes ; mais je n’ai que faire de me tuer ; mon âge, mes travaux forcés, mes maux insupportables, et la Sicile, et Constantinople, me tuent assez ; et, si je meurs, c’est en me recommandant à messieurs et anges.

 

 

1 – Irène. (G.A.)

2 – C’est-à-dire, je vous reverrai si l’on joue Agathocie.(G.A.)

3 – C’est-à-dire qu’on doit jouer Agathocie avant Irène. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame Necker.

 

22 Octobre 1777 (1).

 

 

          Madame, vous me fîtes une fois l’honneur de m’écrire, et je répondis à M. Necker par pure bêtise, ayant pris votre écriture pour la sienne. Aujourd’hui, M. Necker m’honore d’une très belle et très consolante lettre, et c’est à vous que je réponds. Je vous demande, madame, une très grande grâce, c’est de le remercier pour moi. Vous avez plus de temps que lui, quoique vous n’en ayez guère, et vous avez toujours eu de la bonté pour moi. Je ne veux pas qu’il reçoive une lettre où il serait question de Zaïre, parmi une foule de placets et des comptes des fermes-générales. Je vous supplie seulement, madame, de lui dire combien j’ai été touché de ce qu’il m’a écrit.

 

          Soyez bien persuadée que je viendrais me mettre au nombre de vos courtisans, si mes quatre-vingt-quatre ans, mes quatre-vingt-quatre maladies et mes quatre-vingt-quatre sottises ne me retenaient au bord de votre lac, que, Dieu merci, vous ne reverrez plus.

 

          Souvenez-vous un petit moment de votre respectueux et fidèle serviteur.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

25 Octobre 1777.

 

 

          Mon cher confrère, vous avez toujours raison, excepté quand vous dites un peu trop de bien de moi, de quoi je suis bien loin de me fâcher.

 

          L’anecdote qu’on vous a contée de Mérope et de La Noue est comme bien d’autres anecdotes, il n’y a pas un mot de vrai.

 

          J’ai quelque chose à vous envoyer, et je ne sais comment m’y prendre. J’ignore si l’on peut encore s’adresser à M. de Vaines. Tout change dans votre pays à chaque quartier de lune.

 

          Il est plaisant que M. Luneau de Boisjermain puisse envoyer par la poste tous les livres qu’il veut, et qu’on ne puisse pas faire parvenir quatre feuilles d’impression à son ami, sans courir le risque de la confiscation.

 

          Un polisson, qui fait des nouvelles à la main, écrit que l’intention de la cour est de casser l’Académie française, et de la joindre avec l’Académie des inscriptions. Cela est absurde, mais cela n’est pas impossible. Verum quia absurdum ; credo quia impossibile. En ce cas-là, vous n’auriez donc pas le plaisir de vous trouver confrère de M. de Condorcet, du rival de Pascal, plus grand géomètre assurément meilleur philosophe, et homme beaucoup plus raisonnable. On m’avait mandé qu’il allait être des vôtres ; c’était une acquisition admirable. Apparemment quelques saints personnages s’y sont opposés. On craint les penseurs.

 

          On m’assurait que vous ne les craigniez point, parce que vous pensez mieux qu’eux. Pouvez-vous me mander s’il y a quelque apparence à tous ces contes que l’on m’a faits ? Je vous garderai le secret, et je vous aurai grande obligation.

 

          Dites, je vous prie, à M. d’Alembert que M. Delisle (1), qui a passé deux mois chez moi, et qui s’était chargé de quelques lettres, ne m’a point écrit depuis qu’il est de retour à Paris : apparemment qu’il est occupé à ajouter un nouveau tome aux six volumes (2) qu’il nous a donnés.

 

          Bonsoir, mon très cher confrère ; continuez, ne craignez jamais rien, prenez toujours le parti du bon goût. Tout le monde, à la fin, y reviendra.

 

 

1 – Delisle de Sales. (G.A.)

2 – La Philosophie de la Nature. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

A Ferney, 25 Octobre 1777.

 

 

          Si vous n’avez pas, monsieur, la place d’administrateur des postes, il faut bien pourtant que vous administriez quelque chose, et ce ne sera pas les sacrements. Je suis homme à en avoir bientôt besoin. Je vous supplie, en attendant, d’avoir la bonté de faire rendre ce paquet à M. d’Argental, votre ami ; mais ayez surtout celle de m’instruire de ce qu’on fait pour vous. Dites-moi quel poste vous occupez ; parlez-moi de vos jouissances, ou du moins de vos espérances. Je m’intéresse à vous comme si je vous avais vu tous les jours. Il y a eu des gens devenus amoureux sur des portraits ; je le suis de votre caractère et de votre esprit : nous voilà bien éloignés l’un de l’autre. Nous ne vous verrons probablement jamais. Il n’y a point de plus malheureuse passion que la mienne.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

25 Octobre 1777.

 

 

          Messieurs et anges, laissez là votre Agathocle ; cela n’est bon qu’à être joué aux jeux Olympiques, dans quelque école de platoniciens. Je vous envoie quelque chose de plus passionné, de plus théâtral, et de plus intéressant. Point de salut au théâtre sans la fureur des passions. On dit qu’Alexis (1) est ce que j’ai fait de moins plat et de moins indigne de vous. Si on ne me trompe pas, si cela déchire l’âme d’un bout à l’autre, comme on me l’assure, c’est donc pour Alexis que je vous implore ; c’est ma dernière volonté, c’est mon testament ; il est plus vrai que celui (2) qui m’a été imputé par l’avocat Marchand. Je vous supplie donc, messieurs et anges, d’être mes exécuteurs testamentaires et les protecteurs de mon dernier enfant : tâchez que M. le maréchal de Duras fasse sa fortune. Agathocle pourra un jour paraître, et être souffert en faveur de son frère Alexis ; mais à présent, mes chers anges, il n’y a qu’Alexis qui puisse me procurer le bonheur de venir passer quelques jours avec vous, de vous serrer dans mes bras, et de pouvoir m’y consoler.

 

          M.de Villette, votre voisin, qui est à Ferney depuis quelques jours, et qui a été témoin de la naissance d’Alexis, prétend que le nom de Basile est très dangereux, depuis qu’il y a eu un Basile dans le Barbier de Séville. Il dit que le parterre crie quelquefois : Basile, allez vous coucher (3), et qu’il ne faut, avec des Welches, qu’une pareille plaisanterie pour faire tomber la meilleure pièce du monde. Je ne connais point le Barbier de Séville, je ne l’ai jamais vu : mais je crois que M. de Villette a raison. Il n’y aura qu’à faire mettre Léonce au lieu de Basile par le copiste de la comédie, supposé que ce copiste puisse être employé. Heureusement le nom de Basile ne se trouve jamais à la fin d’un vers, et Léonce peut suppléer partout. Voilà, je crois, le seul embarras que cette pièce pourrait donner. Il y a peut-être quelques vers qu’on pourrait soupçonner d’hérésie ; mais, si quelques théologiens s’en scandalisent, je les rendrai orthodoxes par un tour de main. Je me jette entre vos bras comme d’autre ressource que dans votre amitié. Si vous ne prenez pas cette affaire avec vivacité, avec emportement, avec rage, je suis perdu.

 

          Je me mets, mon cher ange, bien sérieusement à l’ombre de vos ailes. J’envoie le manuscrit de Constantinople au quai d’Orsay, par M. de Vaines. On m’a dit qu’il était encore en place jusqu’au mois de janvier. Faites-vous rendre le paquet, et ayez pitié de V.

 

 

1 – Personnage de la tragédie d’Irène. (G.A.)

2 – Testament politique de M. de V***. (G.A.)

3 – Voyez le Barbier, act. III, sc. XI. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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