CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1777 - Partie 11

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à M. de Messange.

 

A Ferney 1777.

 

 

          J’ai reçu, monsieur, ma condamnation par livres, sous et deniers, que vous avez eu la patience de faire, et la bonté de m’envoyer. J’admire votre sagacité, et je me soumets à mon arrêt sans aucun murmure. Tout le monde meurt au même âge ; car il est absolument égal, quand on en est là, d’avoir vécu vingt heures ou vingt mille siècles. M. l’abbé Terray avait sans doute notre néant devant les yeux, quand il a établi ses rentes viagères. J’ai fait mettre au chevet de mon lit mon compte final, dont je vous ai beaucoup d’obligations. Rien n’est plus propre à me consoler des misères de cette vie que de songer continuellement que tout est zéro. Ce qui est très réel, c’est l’exactitude de votre travail, son utilité, et la reconnaissance que je vous dois ; ce sont les sentiments avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Vidampierre.

 

3 Auguste 1777.

 

 

          Madame, je joins aux regrets que me laisse votre illustre ami (1) les remerciements que je vous dois. Il a été opprimé, mais il n’a point été malheureux, puisque vous êtes à la tête de tous ceux qui lui ont rendu justice. J’ai vu par un petit écrit (2) combien de sortes de mérites vous possédez.

 

          Agréez mes faibles hommages : ils sont bien sincères. Je vois qu’avec un esprit supérieur, et avec les charmes de votre sexe, vous connaissez toutes les vertus de l’amitié. Elle est la plus grande des consolations dans les malheurs dont cette vie n’est que trop traversée. J’ose vous dire que j’ai éprouvé cette consolation dans le peu de jours que j’ai passés avec M. Delisle. Je me sens véritablement attaché à lui, et je me flatte, madame, qu’il voudra bien faire valoir auprès de vous les sentiments de l’estime que vous m’inspirez, et le respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Delisle de Sales était venu à Ferney. (G.A.)

 

2 – Mélanges de poésie et de prose, par madame la comtesse de Vidamp… (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Tressan.

 

4 Auguste 1777.

 

 

          J’ai jugé, monsieur, que vous n’aviez point reçu une lettre que je vous avais écrite pour vous remercier d’un présent très précieux pour moi, dont vous m’aviez honoré. Il y a quelquefois dans les bureaux des gens un peu trop curieux.

 

          Je prends aujourd’hui le parti de ne me confier qu’au confesseur et martyr M. Delisle, qui prend son plus long pour retourner à Paris. Il est impossible de ne pas s’intéresser à lui, dès qu’on a le bonheur de le connaître. Si ceux qui l’ont persécuté avaient pu vivre quelques jours avec lui, ils seraient devenus ses plus ardents défenseurs.

 

          Je pense qu’à présent il n’a rien de mieux à faire que de tâcher d’avoir une place auprès d’un souverain (1) qui me paraît avoir besoin d’un homme comme lui. M. d’Alembert peut le servir très efficacement, et je ne m’y épargnerai pas ; car, si je suis rentré en grâce auprès de ce prince si connu en Europe par ses armes victorieuses, par son coffre-fort, et par sa manière de penser, je dois faire usage de ce petit moment de bonne fortune pour servir votre ami, et, j’ose dire, à présent le mien.

 

          Il est vrai que les agréments de sa société sont plus faits pour la France que pour l’Allemagne ; mais je ne vois à présent de porte ouverte pour lui que celle que je propose. Il trouvera dans Paris des soupers, des plaisanteries, des amis intimes d’un quart d’heure, des espérances trompeuses, et du temps perdu. Peu de personnes savent, comme vous, consoler leurs amis par des services toujours constants.

 

          Si vous approuvez mon idée, vous l’appuierez sans doute auprès de M. d’Alembert, et nous parviendrons à la faire réussir.

 

          Que puis-je à présent vous souhaiter de mieux, monsieur, après que vous avez du bien ? Jouissez de vous-même, de votre repos, de vos amis, de votre réputation, et de tous les amusements qui rendent la vie tolérable. Mes montagnes chargées de neiges éternelles saluent de loin votre belle vallée de Montmorency, et ma décrépite vieillesse s’incline profondément devant vous avec le respect le plus tendre.

 

 

1 – Frédéric II. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

4 Auguste 1777.

 

 

          Mon cher ange, il y a plus de soixante ans que vous voulez bien m’aimer un peu. Il faut que je fasse à mon ange un petit croquis de ma situation, quoiqu’il soit défendu de parler de soi-même, et quoiqu’on ait joué l’Egoïsme (1) bien ou mal dans votre tripot de Paris.

 

          J’ai quatre-vingt-trois ans, comme vous savez, et il y a environ soixante-six ans que je travaille. Tous les gens de lettres en France, hors moi, jouissent des faveurs de la cour ; et on m’a ôté je ne sais comment, du moins on ne me paie plus, une pension de deux mille livres que j’avais avant que Louis XV fût sacré.

 

          Je suis retiré depuis trente ans ou environ sur la frontière de la Suisse. Je n’avais qu’un protecteur en France, c’était M. Turgot, on me l’a ôté ; il me restait M. de Trudaine, on me l’ôte encore.

 

          J’avais eu l’impudence de bâtir une ville ; cette noble sottise m’a ruiné.

 

          J’avais repris mon ancien métier de cuisine pour me consoler ; je ne sens que trop, toute réflexion faite, que je n’entends rien à la nouvelle cuisine, et que l’ancienne est hors de mode.

 

          Le chagrin s’est emparé de moi, et m’a fait perdre la tête, je suis devenu imbécile, au point que j’ai pris pour une chose sérieuse la plaisanterie de M. de Thibouville, qui me demandait des pastilles d’épine-vinette. J’ai eu la bêtise de ne pas entendre ce logogriphe ; j’ai cru me ressouvenir qu’on faisait autrefois des pastilles d’épine-vinette à Dijon, et j’en ai fait tenir une petite boite à votre voisin, au lieu de vous envoyer le mauvais pâté que je vous avais promis.

 

          Ce pâté est bien froid ; cependant il partira à l’adresse que vous m’avez donnée, à condition que vous n’en mangerez qu’avec M. de Thibouville, et que vous me le renverrez, tel qu’il est, partagé en cinq morceaux.

 

          Je ne vous dirai pas combien tous les pâtés qu’on m’a envoyés de votre nouvelle cuisine m’ont paru dégoûtants ; mon extrême aversion pour ce mauvais goût ne rendra pas mon pâté meilleur. Peut-être qu’en le faisant réchauffer on pourrait le servir sur table dans deux ou trois ans ; mais il faudrait surtout qu’il fût servi par les mains d’une jeune personne de dix-huit à vingt ans, qui sût faire les honneurs d’un pâté comme mademoiselle Adrienne les faisait à trente ans passés. Il nous faudrait aussi un maître-d’hôtel tel que celui (2) qui est le chef de la cuisine ancienne, et qui vous fait sa cour quelquefois ; et avec toutes ces précautions je doute encore que ce pâté, qui n’est pas assez épicé, fût bien reçu. Quoi qu’il en soit, goûtez-en un petit moment, mon cher ange, et renvoyez-le-moi subito, subito.

 

          Je ne vous parle point du voyageur (3) que vous prétendiez devoir passer chez moi. Je ne sais si vous savez qu’il a été assez mécontent de la ville (4) qui a été représentée quelques années par un grand homme de finances (5), et que cette ville a été encore plus mécontente de lui. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai point vu, et je ne compte point cette disgrâce parmi les mille et une infortunes que je vous ai étalées au commencement de mon épître chagrine.

 

          Le résultat de tout ce bavardage, c’est que j’aimerai mon cher ange, et que je me mettrai à l’ombre de ses ailes jusqu’au dernier moment de ma ridicule vie.

 

 

1 – Comédie en cinq actes et en vers, par Cailhava, jouée le 19 juin. (G.A.)

 

2 – Lekain. (G.A.)

 

3 – L’empereur Joseph II. (K.)

 

4 – Genève. (G.A.)

 

5 – Necker. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

5 Auguste 1777.

 

 

          Il vous est échappé, monsieur, une fois de me flatter de l’espérance d’une certaine apparition dans le mois d’auguste, vulgairement août dans la langue des Welches. Plus je me sens indigne d’une telle visite, et plus je la désire. Je sais bien qu’un pauvre vieillard n’est point fait pour les sociétés les plus aimables ; mais il ne les aime pas moins. J’ignore encore si les affaires publiques vous permettront de vous écarter de Paris. J’ignore ce que font vos anciens amis ; j’ignore tout dans ma solitude profonde. Je suis dans une espèce de tombeau, entre le mont Jura et les grandes Alpes, livré aux souffrances, compagnes de la vieillesse, et me repentant, comme tant d’autres, d’avoir très mal employé ma jeunesse. Si vous voulez venir me ressusciter, vous ferez une très bonne action.

 

          Permettez du moins que je vous adresse ce petit paquet pour M. d’Argental ; il est assez bon pour m’aimer depuis soixante-dix ans, et c’est le seul ami qui me reste dans Paris. Vous me faites sentir combien il serait doux d’en avoir deux. Je ne crois pas commettre une indiscrétion en vous adressant un si gros paquet ; vous avez bien voulu depuis longtemps m’accoutumer à prendre avec vous ces libertés.

 

          Agréez, monsieur, tous les sentiments qui m’attachent à vous. Tout le monde m’assure qu’ils seraient bien plus forts, si j’avais eu l’honneur de vous voir, comme j’ai eu celui de recevoir de vos lettres.

 

 

 

 

 

à M. Laus deBoissy.

 

A Ferney, 7 Auguste 1777.

 

 

          Je suis condamné, monsieur, à des souffrances intolérables dans les derniers jours de ma vie. Votre lettre du 2 juillet et votre très jolie comédie (1) m’auraient fait oublier mes maux, si quelque chose pouvait les adoucir. Il m’a fallu passer plus d’un mois sans pouvoir vous remercier, et c’est pour moi une nouvelle peine. Si j’ai encore quelques jours à vivre, et si ces jours sont un peu moins douloureux, soyez sûr, monsieur, que je les passerai à nourrir dans mon cœur tous les sentiments que je dois à vos bontés, et à un mérite aussi reconnu que le vôtre. J’ai l’honneur d’être, avec un attachement respectueux, etc.

 

 

1 – La Course, ou les Jockeis, comédie en un acte, jouée le 24 août 1776. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de la Sauvagère.

 

A Ferney, 10 Auguste 1777.

 

 

          Je n’ai pu, monsieur, vous remercier plus tôt de vos bontés, et des nouvelles instructions que vous voulez bien me donner sur les phénomènes singuliers qui se manifestent dans votre terre. J’ai été longtemps sur le point de passer du règne animal au règne végétal. Mon vieux et faible corps a été sur le point de faire pousser les herbes de mon cimetière ; sans cela, je vous aurais remercié plus tôt.

 

          Un jour viendra, monsieur, que vos découvertes détruiront toutes les ridicules charlataneries dont on nous berce. On rougira d’avoir dit que les Alpes et les Pyrénées ont été formées par les mers, comme on rougit aujourd’hui de la matière subtile, rameuse, et cannelée de René Descartes. Notre siècle se vante d’étudier l’histoire naturelle : hélas ! il n’étudie que des fables contre nature.

 

          Je vous invite, monsieur, à faire des protestations dans quelque journal sage et digne de vous. Mon peu d’érudition, mon âge, et les maladies qui me persécutent, ne me permettent pas de vous seconder, et ne m’empêchent pas d’être infiniment sensible à votre mérite, à votre amour de la vérité, et aux services que vous êtes à portée de lui rendre.

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

12 Auguste 1777.

 

 

          La mort de M. de Trudaine (1), monsieur, comble mon désespoir et achève ma vie. J’ai vécu, c’est-à-dire souffert, trop longtemps. Si j’ai le bonheur de vous voir à Ferney, je mourrai moins malheureux ; il est vrai que vous ne verrez à Ferney qu’un hôpital dans une solitude. Votre voyage sera une belle action de charité ; vous serez entre un malade et un mourant (2). Si je ne savais que M. de Trudaine était malade depuis longtemps, je croirais que le chagrin a avancé ses jours. On m’a dit que M. de Condorcet a remis la place qu’il avait acceptée de M. Turgot. Je vous prie de présenter mes tendres respects à ces deux grands hommes, et de recevoir les miens puisque vous pensez comme eux.

 

 

1 – Le 5 août. (G.A.)

 

2 – Madame Denis et Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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