Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 138

Publié le par loveVoltaire

Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1776 - Partie 138

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540 – DU ROI

 

 

Le 25 Novembre 1776.

 

 

 

          J’ai été affligé de votre lettre, et je ne saurais deviner les sujets de chagrin que vous avez. Les gazettes sont muettes ; les lettres de Genève et de la Suisse n’ont fait aucune mention de votre personne ; de sorte que je devine en gros que l’inf…, plus inf… que jamais, s’acharne à persécuter vos vieux jours. Mais vous avez Genève, Lausanne, Neuchâtel dans le voisinage, qui sont autant de ports contre l’orage.

 

          Je ne devine pas les procès perdus. Vous avez la plupart de vos fonds placés à Cadix : il est sûr que la juridiction de l’évêque d’Annecy ne s’étend pas jusque-là.

 

          Vous aurait-on chagriné pour les changements que vous avez introduits dans le pays de Gex ? La valetaille de Plutus se serait-elle liguée avec les charlatans de la messe, pour vous susciter des affaires ? Je n’en sais rien ; mais voilà tout ce que l’art conjectural me permet d’entrevoir.

 

          En attendant, j’ai écrit dans le Virtemberg pour vous donner assistance pour une dette qui m’est connue. Je crois cependant vous devoir avertir que je ne suis pas trop bien en cour chez son altesse sérénissime. On fera néanmoins ce qu’on pourra. Il est singulier que ma destinée ait voulu me rendre le consolateur des philosophes. J’ai donné tous les lénitifs de ma boutique pour soulager la douleur de d’Alembert. Je vous en donnerais volontiers de même, si je connaissais votre mal à fond. Mais j’ai appris d’Hippocrate, qu’il ne faut pas se mêler de guérir un mal avant de l’avoir bien examiné et étudié. Ma pharmacie est à votre service : il vaudrait mieux que vous n’en eussiez pas besoin. En attendant, je fais des vœux sincères pour votre contentement et votre longue conservation. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

 

 

 

541 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, le 9 Décembre 1776.

 

 

 

          Sire, il n’est pas étonnant qu’un homme qui a passé sa vie à barbouiller du papier contre ceux qui trompent les hommes, qui les volent, et qui les persécutent, soit un peu poursuivi par ces gens-là sur la fin de ses jours. Il est encore moins étonnant que le Marc-Aurèle de notre siècle prenne pitié de ce vieil Epictète. Votre majesté daigne me consoler, d’un trait de plume, des cris de la canaille superstitieuse et implacable.

 

          J’ai pris la liberté de déposer à vos pieds les raisons qui m’avaient privé longtemps de l’honneur de vous écrire, et parmi ces raisons, la première a été la nécessité, ou je suis réduit, d’être un petit Libanius qui répond aux Grégoire de Nazianze et aux Cyrille.

 

          La fourmilière que je fais bâtir dans ma retraite, et qui est rongée par les rats de la finance française, était le second motif de ma douleur et de mon silence (1) et l’oubli de votre ancien pupille M. le duc de Virtemberg était le troisième.

 

          Dans le chaos des petites affaires qui dérangent les petites têtes, je n’osais pas, à mon âge, écrire à votre majesté ; je tremblais de radoter devant le maître de l’Europe.

 

          La même main qui instruit les rois et qui console d’Alembert, daigne aussi s’étendre pour moi. Votre majesté est trop bonne d’avoir bien voulu écrire un mot en ma faveur dans le Virtemberg ; c’est malheureusement dans le comté de Montbelliard qu’est ma dette, et cette principauté de Montbelliard ressortit au parlement de Besançon ; ce sont des affaires qui ne finissent point, et moi je vais bientôt finir. M. le duc de Virtemberg me donne aujourd’hui sa parole de me satisfaire de la courant de l’année prochaine ; sa régence me doit cent mille francs ! cela ruine un homme qui se ruine déjà à faire bâtir une petite ville. Mais il faut que je prenne patience, et que j’attende le paiement de M. le duc de Virtemberg, ou la mort qui paie tout.

 

          Je mets mes misères aux pieds de votre majesté, puisqu’elle daigne me l’ordonner. La postérité rira si elle sait jamais qu’un chétif Parisien a conté ses affaires à Frédéric-le-Grand, et que Frédéric-le-Grand a daigné les entendre.

 

          On vient d’imprimer à Paris un livre assez curieux sur la littérature de la Chine, sa religion, et ses usages. La plus grande partie de ce livre est composée par un Chinois (2), que les jésuites dérobèrent à ses parents dans son enfance, et qui a été élevé par eux à leur collège de Paris : il parle français parfaitement ; mais malheureusement c’est un jésuite lui-même, et c’est le plus insolent énergumène qui soit parmi eux ; il a la rage du contrains-les-d’entrer. Le scélérat est capable de bouleverser l’empire. Je me flatte que si votre écolier en poésie, et votre très plat écolier Kien-long, est instruit enfin de ce fanatisme qui couve dans sa ville capitale, il enverra bientôt tous ces convertisseurs en Occident.

 

          Daignez conserver, sire, vos bontés pour ma vieille âme, qui va bientôt quitter son vieux corps.

 

 

1 – Sa colonie était réellement en souffrance. Voyez la CORRESPONDANCE GÉNÉRALE à cette époque. (G.A.)

2 – Essai sur l’antiquité des Chinois, publié par le jésuite Cibot, sous le nom de Ko, Chinois converti. (G.A.)

 

 

 

 

 

542 – DU ROI

 

 

A Potsdam, le 26 Décembre 1776.

 

 

 

          Pour écrire à Voltaire, il faut se servir de sa langue, celle des dieux. Faute de me bien exprimer dans ce langage, je bégaierai mes pensées.

 

Serez-vous donc toujours en butte

Au dévot qui vous persécute ?

A l’envieux obscur, ébloui de l’éclat

Dont vos rares talents offusquent son état ?

Quelque odieux que soit cet indigne manège,

Les exemples en sont nombreux ;

On a poussé le sacrilège

Jusqu’au point d’insulter les dieux :

Ces dieux, dont les bienfaits enrichissent la terre,

Ont été déchirés par des blasphémateurs :

Est-il donc étonnant que l’immortel Voltaire

Ait à gémir des traits des calomniateurs ?

 

          Je ne m’en tiens pas à ces mauvais vers : j’ai fait écrire dans le Virtemberg pour solliciter vos arrérages…

 

          Au reste, je crois que pour vous soustraire à l’âcreté du zèle des bigots, vous pourriez vous réfugier en Suisse, où vous seriez à l’abri de toute persécution. Pour les désagréments dont vous vous plaignez à l’égard de vos nouveaux établissements de Ferney, je les attribue à l’esprit de vengeance des commis de vos financiers, qui vous haïssent à cause du bien que vous avez voulu faire au pays de Gex, en le dérobant un temps à la voracité de ces gens-là.

 

          Quant à ce point, je vous avoue que je suis embarrassé d’y trouver un remède, parce qu’on ne saurait inspirer des sentiments raisonnables à des drôles qui n’ont ni raison ni humanité. Toutefois, soyez persuadé que si la terre de Ferney appartenait à Apollon même, cette race maudite ne l’eût pas mieux traitée. Quelle honte pour la France de persécuter un homme unique, qu’un destin favorable a fait naître dans son sein ? un homme dont dix royaumes se disputeraient à qui pourrait le compter parmi ses citoyens, comme jadis tant de villes de la Grèce soutenaient qu’Homère était né chez elles ! Mais quelle lâcheté plus révoltante, de répandre l’amertume sur vos derniers jours ! Ces indignes procédés me mettent en colère, et je suis fâché de ne pouvoir vous donner des secours plus efficaces que le souverain mépris que j’ai pour vos persécuteurs. Mais Maurepas n’est pas dévot ; la reine n’est rien moins que cela (1) ; M. de Vergennes se contente d’entendre la messe quand il ne peut se dispenser d’y aller ; Necker est hérétique : de quelle main peut donc partir le coup qui vous accable ? L’archevêque de Paris (2) est connu pour ce qu’il est, et j’ignore si son mentor ex-jésuite est encore auprès de lui ; personne ne connaît le nom du confesseur du roi : le diable incarné dans la personne de l’évêque du Puy aurait-il excité cette tempête ? Enfin, plus j’y pense, et moins je devine l’auteur de cette tracasserie.

 

          Je n’ai point vu cet ouvrage sur la Chine, dont vous me parlez. J’ajoute d’autant moins de foi à ce qui nous vient de contrées aussi éloignées, qu’on est souvent bien embarrassé de ce qu’on doit croire des nouvelles de notre Europe.

 

          Cependant soyez sûr que le plus grand crève-cœur que vous puissiez faire à vos ennemis, c’est de vivre en dépit d’eux. Je vous prie de leur bien donner ce chagrin-là, et d’être persuadé que personne ne s’intéresse plus à la conservation du vieux patriarche de Ferney que le solitaire de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.

 

 

1 – Cette petite phrase sur les opinions de la reine en fait de religion avait été retranchée par les éditeurs de Kehl. L’édition de Berlin la donne. (G.A.)

2 – Christophe de Beaumont. (G.A.)

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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