CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 27

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 27

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

15 Octobre 1776.

 

 

          Vous me grondez toujours, monseigneur, de ce que je ne vous envoie pas toutes mes sottises. Je vous déclare du fond de mon cœur que je ne les ai jamais voulu hasarder devant votre tribunal, non seulement parce que je les crois très indignes de vous être présentées, mais parce que vous les avez toujours traitées comme elles le méritent, et qu’elles n’ont jamais obtenu de vous que des plaisanteries dont vous avez accablé votre très humble serviteur. Vous savez bien que vous aimez à humilier votre prochain le plus que vous pouvez. Vous avez passé votre vie à rire souvent aux dépens d’autrui ; on ne réforme point son caractère. Vous m’avez intimidé en vous faisant adorer.

 

          Il n’en a pas été de même de ma Lettre à l’Académie ; c’est en vérité une chose très sérieuse. Vous êtes notre doyen, vous êtes le neveu du cardinal de Richelieu, et certainement il n’aurait pas souffert qu’on eût dédié à Louis XIII un gros ouvrage dans lequel on aurait immolé la France à l’Angleterre. Il y a plus de quatre-vingts ans que je vois des insolences ridicules ; mais je n’en avais vu aucune de cette force.

 

          C’est à vous principalement que j’ai dû demander justice. Vous devez prodiguer vos bons mots sur Gilles Shakespeare, le dieu de l’Angleterre, et vous moquer de son jubilé beaucoup plus que de moi.

 

          A l’égard du Commentaire historique sur mes misérables œuvres, il a été fait par un homme sage, d’après toutes les pièces justificatives qui sont encore entre ses mains. Cela ne ressemble pas aux Lettres du pape Ganganelli, composées par un marquis italien, natif d’un village auprès de Tours. Ce petit ouvrage doit trouver grâce devant vos yeux. Vous avez dû y voir une lettre de M. d’Argenson la Bête, ou plutôt de M. d’Argenson le Philosophe, dans laquelle la bataille de Fontenoy est très fidèlement décrite, et où l’on vous rend la justice que vous méritez, en avouant que c’est à vous qu’on doit le gain de cette bataille de Fontenoy, que le maréchal de Saxe croyait perdue. Laissez faire, laissez dire ; ces vérités parviendront un jour à la postérité, malgré toutes vos railleries, malgré toutes vos légèretés, et malgré madame de Saint-Vincent. Et quand même vous perdriez votre procès, ce qui me paraît impossible, quand même vous perdriez tout votre crédit à la cour, ce qui me paraît très possible, on n’ôtera rien à votre gloire.

 

          Je crois que madame de Saint-Julien est encore à Plombières, et qu’elle va incessamment à Paris se partager entre vous et M. le duc de Choiseul.

 

          M. de La Vie, qui m’est venu voir, m’a parlé de ce livre intitulé Des erreurs et de la vérité (1), que vous avez lu tout entier. Je ne le connais point ; mais, s’il est bon, il doit contenir cinquante volumes in-folio pour la première partie, et une demi-page pour la seconde.

 

          J’ai réellement bâti une ville, et même une assez jolie ville, depuis que je n’ai eu l’honneur de vous faire ma cour à Ferney. Il y a bien là de quoi se moquer de moi plus que jamais ; car sûrement je demanderai l’aumône à une porte de la ville, si jamais il y a une porte. M. de Trudaine avait eu la bonté de faire payer la moitié de cette cité naissante. Je doute que votre intendant de Bordeaux donne de l’argent pour payer le reste. Je n’implore point votre protection dans mes misères : je les expose en soupirant. Conservez-moi gaiement vos bontés au bord de mon tombeau.

 

 

1 – Par Saint-Martin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

18 Octobre 1776.

 

 

          Je vous admire, monsieur, de continuer à aimer, à cultiver les lettres, au milieu des prodigieux détails d’affaires dont vous devez être chargé ; je vous admire encore plus d’avoir su conserver votre chambre, quand le bâtiment s’est écroulé ; c’est que vous avez su plaire, et c’est assurément le premier de tous les talents. Vous n’avez pas eu besoin des Moyens (1) du sieur Moncrif.

 

          Je vous remercie du Camoëns ; je ne l’avais jamais lu tout entier, et je crois encore que peu de gens le liront tout entier.

 

          J’ai été bien inspiré de Dieu, en n’envoyant point à M. de Cluny des requêtes de ma colonie, dont j’étais chargé ; il ressemblait alors à M. Turgot par sa goutte, et même il l’emportait beaucoup sur lui ; mes requêtes auraient fort mal pris leur temps ; je laisserai tomber probablement cette colonie qui m’a coûté tant de peines et de dépenses ; je ne dirai point :

 

Urbem præclaram statui ; mea mœnia vidi.

 

Æn., lib. IV.

 

Ma consolation serait de vous voir dans votre maison, mais il n’y a plus moyen de transplanter un vieux arbre séché, qui n’a plus ni feuilles ni racines.

 

          Permettez que je vous envoie une lettre pour un homme (2) qui est aussi intrépide dans la philosophie qu’il est doux dans la société ; cet homme-là paraît tout fait pour vous. Que ne puis-je me trouver entre vous deux ! Je crois y être en vous écrivant.

 

 

1 – Essais sur les moyens de plaire. (G.A.)

2 – Sans doute d’Argental. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. des Essarts.

 

18 Octobre 1776.

 

 

          Le vieux malade, monsieur, à qui vous aviez eu la bonté d’envoyer, il y a quelques mois, votre éloquent mémoire, était alors aux eaux, et il en est revenu plus malade encore ; son triste état ne lui a pas permis de vous remercier plus tôt ; il vous fait son compliment sur le gain de votre procès ; il ne doute pas que votre sage éloquence et votre attention à ne soutenir que de bonnes causes ne vous fassent une grande réputation, et ne contribuent à la gloire d’un ordre aussi estimable que libre. J’ai l’honneur d’être, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

18 Octobre 1776.

 

 

          Mon cher ange, je soupçonne que vous êtes actuellement à Fontainebleau avec le véritable marquis de Caraccioli (1), fort différent du prétendu marquis Caraccioli, natif d’auprès de Tours, auteur d’une prétendue Vie de madame de Pompadour, et imprimeur des prétendues Lettres de ce pauvre pape Ganganelli.

 

          Je suppose qu’en qualité d’ambassadeur de famille (2) vous avez été de la fête de Brunoy (3), et encore plus en qualité d’homme de goût. Il faut que je vous demande des nouvelles de cette fête, car je ne veux pas en demander à Monsieur. Dites-moi, je vous prie, si on y a fait paraître le buste de la reine.

 

          Cette idée de fêter le buste de la reine, tandis qu’on avait sa personne, n’était venue à messieurs de Brunoy que quatre jours avant ce beau souper ; le souper fut le 7 du mois, et celui qui envoya l’inscription ne fut informé de tout cela que le 10 ; ainsi il ne put avoir l’honneur de cajoler le beau buste d’Antoinette. On récita quelques autres mauvais vers de lui qui étaient venus auparavant à bon port.

 

          On lui mande que ces petits versiculets, tous plats qu’ils sont, n’ont pas été mal reçus de la belle et brillante Antoinette, et de sa cour. Il en est fort aise, quoiqu’il ne soit pas courtisan. Il s’imagine qu’on pourrait aisément obtenir la protection de cette divine Antoinette en faveur d’Olympie la brûlée. Il s’imagine encore que, dans certaines occasions, certain vieux amateur de certaines vérités pourrait se mettre sous la sauvegarde de certaine famille, contre les méchancetés de certains pédants en robe noire, qui ont toujours une dent contre un certain solitaire.

 

          Si donc vous êtes à Fontainebleau, mon cher ange, je vous prie de ruminer tout cela dans votre tête très sage, et de le confier à votre bon cœur ; un mot placé à propos peut faire beaucoup de bien, et vous ne haïssez pas d’en faire.

 

          Je ne m’en tiens pas à des inscriptions pour des bustes, ni à de petits quatrains sur le bonheur, qui ont été récités à la fête de Brunoy. Je vous fais de grands diables de vers alexandrins (4), dont vous entendrez parler dans quatre ou cinq mois, si Dieu me donne vie. Je ne suis pas bien sûr de cette vie ; c’est ce qui fait que je vais me dépêcher ; mais, en se dépêchant trop, on ne fait rien qui vaille.

 

          Je vous écris tout cela de mon lit, où je souffre comme un damné, ayant devant moi de beaux jardins, une belle campagne, un beau lac ; à ma droite, les montagnes du Jura ; à ma gauche, les glaces éternelles des grandes Alpes, et dans mon corps le diable. Je me recommande à mon bon ange gardien, qui ne m’abandonnera jamais.

 

          Je vous prie surtout de me mander comment je dois écrire à M. Pierre Zaguri, qui m’écrit de Venise, et que je crois être un savio grande. Il se renomme beaucoup de vous ; et il m’écrit des choses qui me confondent et qui me font rougir, en quoi il n’est pas grande savio ; mais il paraît fort aimable. J’attends, pour lui répondre, que vous ayez eu la bonté de m’instruire.

 

 

1 – Ambassadeur de Naples à Paris. (G.A.)

2 – D’Argental était ministre plénipotentiaire du duc de Parme, petit-fils par sa mère de Louis XV. (G.A.)

3 – Où l’on joua l’Hôte et l’Hôtesse. (G.A.)

4 – La tragédie d’Irène. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Félix Nogaret.

 

20 Octobre 1776.

 

 

          Tout le monde, monsieur, ne sera pas de votre avis (1). La vieillesse et l’enfance déposent trop contre vous. Rousseau, le faiseur de stances, me revient en mémoire. Il a fait un tableau assez vrai des maux qui nous affligent (2). La peine que vous vous êtes donnée vous a fait tirer parti d’une thèse que d’autres ont soutenue avant vous, et que j’ai combattue. Mon sentiment ne doit ni vous fâcher, ni vous surprendre. Je ne changerai pas d’opinion maintenant que je suis accablé par l’âge et les infirmités. Si, dans un bon moment, j’ai changé l’eau en vin (3), je l’oublie. J’aimerais assez qu’il ne fût plus question de ce miracle. Vous aurez des contradicteurs pour avoir soutenu sérieusement votre sentiment en prose. Le poème suffisait ; je me suis amusé en le lisant, et je vous en remercie.

 

          Vous ne convenez pas dans vos notes que Fréron soit un animal à longues oreilles. Il m’a semblé pourtant que c’était une vérité reconnue dans Paris. Prenez garde que c’est consentir à passer pour poltron que de n’être pas de cet avis :

 

Auriculas asini Frero rex habet.

 

PERS., I.

 

          Ce qui le distinguera de ses confrères dans la suite des siècles, ce sera la paire d’ailes dont M. Palissot l’a ingénieusement décoré (4). La qualification que je lui donne ne le prive point de son droit à l’immortalité. Qu’il soit immortel, j’y consens. Erostrate, Empédocle, Abraham Chaumeix, le P. Fidèle (5) et tant d’autres le sont aussi. Il ne faut pour cela qu’avoir fait de grandes balourdises, de grandes folies ou de grands crimes. On parlera éternellement de Ganymède et d’Antinoüs. Il en sera de même de Desfontaines et de Fréron ; et ce sera pour eux un grand honneur. La monture de la sottise a sujet de se glorifier d’aller de pair un jour avec le favori de Jupiter et le mignon de l’empereur Adrien.

 

 

1 – Nogaret, dans ses Vœux des Crétois, prétendait que la vie offre plus de plaisirs que de peines. (G.A.)

2 – « Que l’homme est bien pendant sa vie, etc. » (STANCES.) (G.A.)

3 – Allusion au Mondain. (G.A.)

4 – Des ailes à l’envers. (G.A.)

5 – Capucin, auteur d’une singulière Oraison funèbre du dauphin. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Vaines.

 

25 Octobre 1776.

 

 

          Vous devez être, monsieur, trop occupé actuellement par votre troisième contrôleur général (1) pour que je vous importune d’une longue lettre. Si vous êtes l’ami du ministre nouveau, comme cela doit être, je ne serai pas toujours si discret. Je compte bien mettre sous vos yeux les malheurs de ma colonie. En attendant, je vous supplie de vouloir bien me permettre que je vous adresse une lettre pour M. d’Alembert.

 

 

1 – Taboureau des Réaux, successeur de Clugny. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

30 Octobre 1776.

 

 

          Je vous crois à présent, madame, à Paris, en bonne santé. Vous allez reprendre votre train de bienfaitrice de Ferney, comme nous reprenons nos chaînes et notre misère. Les changements arrivés dans le ministère ne nous ont pas été favorables. Tout s’est déclaré contre notre pauvre petit pays. Les fermiers-généraux ne nous font point de grâce ; on nous taxe impitoyablement pour les payer. On nous tire notre sang, selon l’usage. Nos colons désertent, nos belles maisons ne seront plus habitées. J’y avais mis toute ma fortune ; c’est une ruine entière ; je me vois sans ressource et sans espérance. On dit qu’il faudrait que je vinsse à Paris pour montrer ma misère aux ministres, et faire entendre ma voix cassée ; mais je n’en ai pas la force, accablé de quatre-vingt-deux ans et de quatre-vingt-deux maladies. Et d’ailleurs vous savez comme on se moque, à la cour et à la ville, des vieux provinciaux qui viennent demander justice ou miséricorde.

 

          L’intendant, de qui l’autorité a augmenté dans les changements de ministère, nous abandonne à notre malheur. On est obligé de soutenir des mesures évidemment mal prises. L’ancien usage est de tout écraser, et c’est cet usage que l’on suit. J’avais espéré qu’on n’abandonnerait pas entièrement les fabriques d’horlogerie que j’avais établies dans votre petit royaume de Ferney. J’avais même obtenu de monseigneur le prince de Condé qu’il daignerait appuyer de sa protection une requête que nous sommes prêts à présenter. Cette requête devait être portée au conseil du roi ; mais il faudrait qu’elle fût motivée par un mémoire détaillé, et puissamment soutenue par M. de Fourqueux et par M. de Trudaine : nous aurions le malheur de la voir combattue par M. de Boullogne, qui préférera toujours le droit fiscal du marc d’or à une manufacture établie au bout du royaume.

 

          C’est un nouveau danger pour nous que l’élévation de M. Necker (1). Les intérêts de la colonie de Ferney passent pour être opposés aux intérêts de Genève, que M. Necker est obligé de soutenir par sa naissance et par sa place de résident.

 

          Si vous aviez le temps, madame, de nous favoriser encore de vos bontés, au milieu de vos occupations, de vos plaisirs, de vos procès, comment pourrais-je faire ? à qui m’adresserais-je pour vous faire parvenir la requête et le mémoire dont je vous parle ? J’aimerais bien mieux vous envoyer des papiers d’une autre espèce (2), dont vous avez déjà vu un premier acte. Vous en fûtes assez contente ; vous ne le serez pas du reste : je ne le suis pas non plus, et c’est ce qui fait que je ne l’envoie pas. J’ai bien peur que le sujet ne soit pas aussi favorable que nous l’avions pesé, et que la main d’œuvre ne soit plus défectueuse encore que le fond de la chose. En vérité, cela est tout aussi difficile à faire qu’une ville à bâtir dans le pays de Gex. Je ne suis pas comme Amphion, qui les construisait au son du violon. Mon violon et ma truelle sont cassés. Je succombe d’ailleurs sous mes maux, sous mes ennemis, sous les factieux amis de Shakespeare, sous les dévots, sous tous les barbares, et sous les architectes des maisons qu’il faut payer. Vous êtes ma consolation, madame ; je me mets à vos pieds. LE VIEUX MALADE.

 

 

 

P.S. –Je dois pourtant vous dire que j’ai toujours une violente passion pour la reine ; et, comme les amants font quelquefois des vers pour leur maîtresse, j’en ai fait pour sa majesté, qui ont été récités dans la fête de Brunoy. Il est vrai que je ne m’en souviens plus ; mais en voici d’autres dont on n’a pu faire usage, parce qu’ils sont venus trop tard. On avait imaginé de faire paraître le buste de la reine, porté par des filles qui représentaient les Grâces, et entouré de petits garçons qui figuraient les Amours, et la compagnie tant répétée des Jeux et des Ris. J’avais proposé qu’on mît au-dessous du buste :

 

 

Amours, Grâces, Plaisirs, nos fêtes vous admettent :

Regardez ce portrait, vous pouvez l’adorer ;

Un moment devant lui vous pouvez folâtrer,

Les Vertus vous le permettent.

 

 

          Ce dernier vers me paraissait tout-à-fait dans le caractère de la reine. Que le bon Dieu la prenne sous sa sainte et digne garde ! et vous aussi, madame.

 

 

1 – A la direction du Trésor. (G.A.)

2 – Irène. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article