CORRESPONDANCE - Année 1776 - Partie 12
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à M. Dupont de Nemours.
3 Avril 1776 (1).
Enfin donc, mon respectable ami, les partisans de la raison et de M. Turgot triomphent ; grâce à Dieu et au roi, nous voilà dans le siècle d’or jusqu’au col.
On a fait courir dans Paris une lettre que j’avais écrite à M. de Boncerf le Brûlé (2) ; je ne m’en défends pas. On l’a donnée telle que je l’écrivis ; mais puisque mes lettres courent ainsi le monde, en voici une (3) au roi de Prusse ; que je serai fort aise qu’on connaisse, ne varietur. Il est assez plaisant, d’ailleurs, qu’on sache combien ce monarque et moi, chétif, nous nous sommes mutuellement pardonné. Amantium ira amoris redintegratio.
Si vous n’êtes pas à Paris, ayez la bonté de me renvoyer ma lettre prussienne par M. de Vaines. Vous m’avez trouvé là un bon correspondant ; je vous en remercie de toute mon âme.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Voyez au 8 mars. (G.A.)
3 – Celle du 30 mars. (G.A.)
à M. de Vaines.
Ferney, 3 Avril 1776.
Je n’interromprai point aujourd’hui, monsieur, vos occupations pour vous écrire deux pages, quoique je sois encore tout plein des édits, des remontrances des pères de la patrie, et de la chanson qui court les rues (1) :
O les fichus pères,
Oh ! Gai !
O les fichus pères !
quoique je vienne de lire les Mémoires de Sully, et que je ne fasse nulle comparaison entre Sully second et Sully premier ; quoique enfin j’eusse bien des choses à vous dire sur tout cela.
1 – Contre les parlementaires qui se disaient les pères du peuple. (G.A.)
à M. Dupont de Nemours.
A Ferney, avril 1776 (1).
Je crois bien, monsieur, que le fruit de l’arbre de la liberté n’est pas assez mûr pour être mangé par les habitants de Chézery, et qu’ils auront la consolation d’aller au ciel en mourant de faim dans l’esclavage des moines bernardins.
Vous savez qu’ils ne sont pas les seuls, et que nous avons encore en France plus de quatre-vingt mille esclaves de moines ; mais il existe un homme amoureux de la justice, qui sera assez mauvais chrétien pour briser ces fers si pesants et si infâmes, quand il en sera temps.
Je vous renouvelle, monsieur, mes remerciements du second exemplaire des édits que vous avez eu la bonté de m’envoyer. Il m’a paru assez plaisant que le roi ayant déclaré par ses édits qu’il ne pouvait régner que par l’équité, on (2) lui ait répondu sur-le-champ : « Sire, la puissance royale ne connaît d’autres bornes que celles qu’il lui plaît de se donner. »
Cette aventure m’a fait relire avec beaucoup d’application les Mémoires de Sully. C’était un grand ministre pour l’économie ; mais il était bien vain, bien brusque, et quelquefois bien chimérique. On dit qu’il y en a un dans l’Europe qui a ses bonnes qualités, sans avoir ses défauts.
Si ce n’était pas une indiscrétion de vous parler ici de mon chétif pays, je vous dirais que tout le monde a gagné au marché que M. le contrôleur général a daigné faire. La ferme-générale y a déjà gagné plus que nous, puisque la recette de son bureau nommé Longerey, sur la frontière, a triplé.
Si nous avons les deux mille huit cents minots de sel Peccais qu’on dit nous être promis, nous serons aussi contents que la ferme-générale doit l’être. Je crois que c’est dans l’opéra d’Atys qu’on chantait :
O l’heureux temps,
Où tous les cœurs seront contents !
L’auteur était prophète. Le vieux malade de Ferney a grande envie de vivre encore un peu pour voir l’accomplissement de la prophétie. Il est de tout son cœur, monsieur, et avec bien de la reconnaissance, etc.
1 – Cette lettre, toujours datée du 3 avril, doit être postérieure à cette date. (G.A.)
2 – Seguier avocat-général, dans le lit de justice du 12 mars. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
5 Avril 1776.
Mon cher ange, ce vieux bon homme vous fatigue de vers et de prose. J’ai toujours un petit malheur, c’est que les choses les plus innocentes que j’écris sont presque toujours défigurées, falsifiées, et deviennent de petits poignards dont on veut me percer. Je vous soumets la véritable lettre que j’ai écrite au roi de Prusse en dernier lieu, et dont malheureusement il a couru des copies très informes. S’il vous prend fantaisie de mettre cette copie véritable dans des mains sûres qui puissent en faire un usage agréable, je vous serai très obligé. On connaîtra deux choses, la manière dont je suis avec ce singulier monarque, et la manière dont je pense sur le temps présent. Qui sait si ces deux choses bien connues ne pourraient pas m’enhardir à faire quelque jour un petit tour à l’ombre des ailes de mon cher ange ? Il serait fort plaisant, à mon gré, que je vinsse dans ma quatre-vingt-troisième année, vous embrasser en poste à la barbe des Pasquier et des Seguier. Il me semble que le maréchal de Richelieu n’a pas été traité bien favorablement dans la cour des pairs. J’ai bien peur que les neveux de madame de Saint Vincent, et le major, et les autres qui ont été emprisonnés à sa réquisition et à ses risques, périls, et fortune, ne demandent de gros dommages et de grandes réparations. Voilà une triste aventure. Le vainqueur de Mahomet de tant de belles femmes finit désagréablement sa carrière. Heureux qui sait rester en paix chez soi !
Serait-il bien vrai, mon cher ange, que l’auteur du Portier des Chartreux (1) fût l’auteur du discours qu’a prononcé M. d’Aligre (2) ? Ce portier n’aurait-il pas mieux fait de s’en tenir à la règle de saint Bruno, qui ordonne le silence ?
1 – L’avocat Gervaise. (G.A.)
2 – Premier président du parlement. (G.A.)
à Madame de Saint-Julien.
A Ferney, 5 Avril 1776 (1).
Quoique vous n’ayez daigné répondre, madame, à aucune des lettres que j’ai eu l’honneur de vous écrire depuis quatre mois, quoique vous ayez absolument abandonné le moribond, quoique vous ne soyez plus que papillon brillant au lieu d’être papillon-philosophe, cependant je vous fais mon compliment très sincère sur le gain de votre procès. Je ne puis vous en faire sur la constance en amitié ; mais je connais le prix de toutes vos autres bonnes qualités, je les respecte et je les aime.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Dionis du Séjour.
6 Avril 1776.
Monsieur, l’honneur que vous me faites de m’envoyer votre Saturne (1) me fait sentir toute votre bonté et toute mon indignité ; mais, tout indigne que je suis de ce beau présent, il me fait faire bien des réflexions.
Nous avons connu si tard les lunes et l’anneau de Saturne, très inutilement appelés les Astres de Louis, les philosophes de notre chétif globe ont été tant de siècles sans deviner ce qui se passe autour de cette dernière planète, qu’il est clair qu’elle n’a pas été faite pour nous. Mais, en même temps, il est bien beau que de petits animaux de cinq pieds et demi aient enfin calculé des phénomènes si étonnants, à trois cent trente millions de lieues loin de chez eux.
Quand on songe que la lumière réfléchie de notre petite planète et de ce gros S aturne est précisément la même ; que la gravitation agit sur ces cinq lunes comme sur la nôtre ; que nous pesons sur le soleil aussi bien que Saturne ; que ses cinq lunes et son anneau semblent absolument nécessaires pour l’éclairer un peu, on est ravi d’admiration, et l’on s’anéantit. On est obligé d’admettre, avec Platon, un éternel Géomètre.
Ceux qui, comme vous, monsieur, entrent dans ce vaste et profond sanctuaire, me paraissent des êtres au-dessus de la nature humaine. Je vous avoue que je ne conçois pas comment un génie occupé des lois de l’univers entier peut descendre à juger des procès dans un petit coin de ce monde nommé la Gaule.
Cependant, puisque Newton, de qui Halley disait :
Nec propius fas est mortali attingere divos.
n’a pas dédaigné d’être à la tête des monnaies d’Angleterre, on ne peut pas se fâcher que vous ayez la bonté d’être conseillé au parlement. Puissiez-vous, monsieur, réformer notre jurisprudence, comme vous perfectionnez notre Académie ! Je suis avec le plus sincère respect, etc.
1 – Essai sur les phénomènes relatifs aux dispositions périodiques de l’Anneau de Saturne. (G.A.)
à M. Dupont de Nemours.
7 Avril 1776 (1).
J’ai été bien étonné, monsieur, de recevoir deux paquets d’Angleterre contre-signés Turgot. Le premier était de M. le grand chancelier d’Angleterre avec une lettre d’un maître des rôles, dignité qui répond à celle de maître des requêtes parmi nous. Le second paquet était une lettre du même magistrat. Je vous envoie l’enveloppe de cette lettre telle que je l’ai reçue.
Si c’est par vos mains que ces lettres ont passé, je vous supplie de vouloir bien m’en instruire.
Je ne conçois rien à ce qui est écrit sur l’enveloppe, refaire le paquet et remettre l’adresse. Mais puisque le tout était contre-signé dans un des bureaux de M. le contrôleur général, je crois ne pas mal faire de vous adresser ma réponse à cachet volant, en vous suppliant de vouloir bien ordonner qu’on fasse partir ma lettre après avoir fermé le cachet avec un peu de cire. Je vous demande pardon de vous importuner pour cette singulière aventure.
Je serais tenté de saisir cette occasion pour vous demander si vous n’avez pas entendu parler de certains deux mille huit cents minots de sel qu’on dit avoir été promis à notre petit pays ; mais je sens que dans ces moments-ci M. le contrôleur général a des affaires un peu plus importantes que celle de saler notre pays. Il songe à rendre la France aussi heureuse que l’Angleterre est à plaindre. Conservez, monsieur, un peu de bienveillance pour votre, etc. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Pomaret.
8 Avril 1776.
Il y a un mois, monsieur, que je vous dois une réponse. Pardonnez à mon état très languissant, si je n’ai pas rempli mon devoir. J’approche du terme où tout aboutit, et je finirai ma carrière en regrettant d’avoir fait tant de chemin sans goûter la consolation de vous voir. Je mourrai près du pays où mourut le brave Zwingle, qui pensait que les Numa, les Socrate, et l’autre, étaient tous de fort honnêtes gens.
On doute beaucoup que les Lettres de Ganganelli (1) soient de lui. Le monde est plein de sorciers qui font garder les gens après leur mort. Il y a d’autres gens qui s’érigent en prophètes. On nous avait assuré que de très sages ministres d’Etat s’occupaient de rétablir une ancienne loi de la nature qui veut qu’un enfant appartienne légitimement à son père et à sa mère, soit que le mariage soit une chose incompréhensible nommée sacrement, soit qu’on ne le regarde que comme une affaire humaine ; mais tout cela est renvoyé bien loin, et il faut attendre. Bien des gens de votre communion et de celle de mon curé se marient comme ils peuvent. La société n’en est point troublée dans ma colonie. C’est aujourd’hui le jour de Pâques, les uns chantent chez moi O filii et filiœ ; les autres ne chantent point, et chacun est content, sans savoir un mot de ce dont il s’agit. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut vivre en paix, et que je suis rempli d’estime pour vous, monsieur, comme de reconnaissance pour les sentiments que vous avez la bonté de témoigner à votre, etc.
1 – Par Caraccioli. (G.A.)
à M. de Chabanon.
12 Avril 1776.
Mon cher Grec, il y a grande apparence que vous succéderez à quelque académicien français ou suisse, soit au vieillard de Ferney, soit à Sainte-Palaye. Je ne puis vous envoyer la lettre que vous me demandez, par la raison qu’elle est pleine de choses qui n’ont aucun rapport à Théocrite (1), et que sans doute vous ne voulez pas que je divulgue les secrets d’un ami.
Si, par quelque aventure étrange, vous aviez à recueillir une autre succession que la mienne, et si j’avais assez de force pour venir moi-même vous donner ma voix, soyez sûr que je ferais le voyage ; mais il est très probable que je ne voyagerai que dans l’autre monde. Je vois que dans celui-ci tout est plein de cabales et de sottises. Votre Paris est partagé en dix mille petites factions dont Versailles ne sait jamais rien. Paris est une grande basse-cour composée de coqs d’Inde qui font la roue, et de perroquets qui répètent des paroles sans les entendre. On leur envoie de Versailles leur pâture ; ils font bien du bruit, et Versailles les laisse crier.
Les provinces sont plus tranquilles et plus sages ; elles rendent justice à M. Turgot, et il est déjà regardé comme un grand homme dans les cours étrangères. Souvenez-vous quelquefois d’un vieux solitaire qui vous aimera tant qu’il aura un reste de vie.
1 – Que Chabanon avait traduit. (G.A.)