Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1775 - Partie 128
Photo de PAPAPOUSS
504 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 27 Avril 1775.
Sire, j’ai reçu aujourd’hui, par les bontés de votre majesté, le portrait d’un très grand homme ; je vais mettre au bas deux vers de lui, en n’y changeant qu’un mot :
Imitateur heureux d’Alexandre et d’Alcide,
Il aimait mieux pourtant les vertus d’Aristide.
J’avoue que le peintre vous a moins donné la figure d’Aristide que celle d’Hercule. Il n’y a point de Welche qui ne tremble en voyant ce portrait-là ; c’est précisément ce que je voulais.
Tout Welche qui vous examine
De terreur panique est atteint ;
Et chacun dit à votre mine
Que dans Rosbach on vous a peint.
Ce qui me plaît davantage, c’est que vous avez l’air de la santé la plus brillante.
Nous nous jetons Morival et moi aux pieds de ce héros. Le dessein de ce jeune homme est de ne point s’avilir jusqu’à demander une grâce dont il n’aura certainement pas besoin aux yeux de l’Europe : il veut et il doit se borner à faire voir la turpitude et l’horreur des jugements welches. Cette affaire est plus abominable encore que celle des Calas ; car les juges des Calas n’avaient été que trompés, et ceux du chevalier de La Barre ont été des monstres sanguinaires de gaieté de cœur.
Je m’en rapporte à votre jugement, sire, et j’attends votre décision qui réglera notre conduite. Nos lois sont atroces et ridicules ; mais Morival ne connaît que les vôtres. Il se soucie fort peu de la petite part qui lui reviendrait dans le partage avec sa famille ; il ne veut plus connaître d’autre famille que son régiment, et n’aura jamais d’autre roi et d’autre maître que vous.
J’ai été quelque temps sans écrire à votre majesté. Il a régné dans nos cantons une maladie épidémique affreuse, dont ma nièce a pensé mourir, et dont je suis encore attaqué.
Vivez longtemps, sire, non pas pour votre gloire, car vous n’avez plus rien à y faire, mais pour le bonheur de vos Etats. Conservez-moi des bontés qui me consolent de toutes mes misères.
505 – DE VOLTAIRE
1er Mai 1775.
Sire, votre dernière lettre (1) est un chef d’œuvre de raison, d’esprit, de goût et de bonté.
C’est un sage qui nous instruit,
C’est un héros qui s’humanise ;
Rien de si beau ne fut produit
Sur le Parnasse et dans l’Eglise.
Mon cœur s’émeut quand je vous lis.
Tout près de mon heure suprême.
Grâce à vous je rajeunis :
J’admire votre gloire extrême
Comme ont fait tous vos ennemis :
Mais je fais bien mieux, je vous aime
Comme je vous aimais jadis.
Je sens une joie mêlée d’attendrissement quand les étrangers qui viennent chez moi s’inclinent devant votre portrait, et disent : Voilà donc ce grand homme !
Chaque peuple à son tour a régné sur la terre
Par les lois, par les arts, et surtout par la guerre ;
Le Siècle de la Prusse est à la fin venu (2).
Il est vrai qu’on peut à présent observer parmi presque tous les souverains de l’Europe une émulation de se signaler par de grands et utiles établissements. Il semble même que la superstition diminue dans quelques cours. Mais quel est le prince qui approche de votre philosophie ? Par ma foi, il est très vrai que vous pensez en Marc-Aurèle, et que vous écrivez en Cicéron, et cela dans une langue qui n’était pas la vôtre. Les lettres familières de Cicéron ne valent pas celles de Frédéric-le-Grand. Vous êtes plus gai que lui, comme vous êtes meilleur général, quoiqu’il ait combattu une fois au même endroit qu’Alexandre.
Je remercie bien votre majesté de ses bonnes intentions pour divus d’Etallundus, martyr de la philosophie. Il y a autant de grandeur et de vertu à protéger de tels martyrs qu’il y a d’infamie et de barbarie à les faire.
On me dit que votre majesté fait le voyage de Silésie, suivi de messieurs les princes de Virtemberg. J’ignore si c’est le duc régnant, ou le prince Louis, ou le prince Eugène, ou quelqu’un de ses enfants ; si c’était le duc régnant, j’oserais vous demander votre protection auprès de lui (3). J’aime à ne point mourir sans avoir de nouvelles preuves de votre bonté ; je m’endormirai dans la paix du Seigneur. Je finis ma vie par l’établissement d’une colonie (4) à Ferney. Votre majesté peut se souvenir que mon premier dessein était de l’établir à Clèves. J’aurais espéré alors d’être assez heureux pour me jeter encore une fois à vos pieds. C’est une consolation dont il ne m’est plus permis de me flatter. Daignez me conserver un souvenir qui est envié de tous les princes qui vous ont approché.
1 – Celle du 26 Mars. (G.A.)
2 – Voyez Mahomet, acte II, sc. V. (G.A.)
3 – Le duc régnant était son débiteur, et ne lui payait pas ses arrérages. (G.A.)
4 – Colonie d’horlogers génevois. (G.A.)
506 – DE VOLTAIRE
Mai 1775.
Sire, c’est à Aristide que j’écris aujourd’hui, et je laisse à Alexandre et Alcide jusqu’à la première occasion.
Je me jette à vos pieds avec Morival. Voici où il en est. Les gens qui sont aujourd’hui les maîtres du royaume des Welches lui donneront sa grâce ; et cette grâce pourra le mettre dans quinze ou vingt ans en possession d’une légitime de cadet de Normandie mais nos belles lois exigent que pour être en état de recueillir un jour cette portion d’héritage si mince, on se mette à genoux devant le parlement, qui est le maître d’enregistrer la grâce ou de la rejeter.
Morival est un garçon pétri d’honneur. Il trouve qu’il y aurait de l’infamie à paraître à genoux avec l’uniforme d’un officier prussien devant ces robins. Il dit que cet uniforme ne doit servir qu’à faire mettre à genoux les Welches.
C’est à peu près ce qu’il mande à votre ministre à Paris. J’approuve un tel sentiment, tout Welche que je suis et je me flatte qu’il ne déplaira pas à votre majesté.
Vous avez eu la bonté de nous écrire (1) que vous seriez notre dernière ressource. Vous avez toujours été la seule ; car j’ai toujours mandé à la famille et à nos amis de Paris, que nous ne voulions point de grâce. Nous n’attendons rien que de vos bontés. Vous avez permis que d’Etallonde Morival s’intitulât ingénieur et adjudant de votre majesté. Ces titres, qui, ce me semble, ne donnent aucun grade militaire, peuvent s’accorder dans vos armées sans faire aucun passe-droit à personne.
Pour peu que votre majesté daigne lui donner de légers appointements, il subsistera très honorablement avec les petits secours de sa famille et de ses amis. Il viendra recevoir vos ordres au moment où vous l’ordonnerez. Faites voir à l’Europe, je vous en conjure, combien votre protection est au-dessus de celle de nos parlements. Vous avez daigné secourir les Calas ; d’Etallonde est opprimé bien plus injustement ; il est la victime d’une superstition et d’un fanatisme que vous haïssez autant que je les abhorre. Il n’appartient qu’à votre grandeur d’âme et à votre génie d’honorer hautement de votre bienveillance un officier très sage très brave et très utile, indignement persécuté par les plus lâches et les plus barbares de tous les hommes. Vous êtes fait pour donner des exemples, non seulement aux Welches, mais à l’Europe entière.
J’attends les ordres de votre majesté : j’ose espérer qu’ils consoleront ma décrépitude, et que mes cheveux blancs ne descendront point avec amertume dans le tombeau, comme dit l’autre (2).
1 – Le 26 Mars. (G.A.)
2 – La Genèse. (G.A.)
507 – DU ROI
Le 10 Mai 1775.
Vous ne m’accuserez pas de lenteur à vous envoyer la consultation de nos jurisconsultes : c’est eux qui m’ont lanterné jusqu’à ce moment que je reçois enfin leur docte décision. Si notre justice est si lente, à quoi ne faudra-t-il pas s’attendre du parlement de Paris ? Ni vous, ni moi, ni Morival, ne vivrons assez longtemps pour voir la fin de cette affaire.
Le parti le plus sûr sera d’y renoncer (1), faute de pouvoir amollir les cœurs de roche de ces juges iniques. Je crois que le fanatisme et la superstition ont eu moins de part à cette boucherie d’Abbeville que l’opiniâtreté. Il y a des gens qui veulent toujours avoir raison, et qui se laisseraient plutôt lapider que de reconnaître l’excès où leur précipitation les a fait tomber.
A présent on ne pense à Paris qu’au sacre de Reims (2) ; y eût-il mille d’Etallonde, on ne les écouterait pas. On a les yeux sur les otages de la sainte ampoule ; on veut savoir qui portera la couronne, qui le sceptre, qui le globe, et qui le soir le bougeoir du roi : ce sont des choses bien plus attrayantes que de justifier un innocent. Vos conseillers de grand-chambre penseront ainsi ; et Voltaire, le protecteur de l’innocence sans pouvoir la sauver, muni des consultations les plus intègres, n’aura de ressource que de flétrir dans ses écrits, lus de l’Europe entière, les bourreaux de La Barre et de ses compagnons.
J’écarte de ma mémoire ces horreurs et ces atrocités, qui inspirent une mélancolie sombre, pour vous parler d’une matière plus agréable. Le Kain va venir ici cet été, et je lui verrai représenter vos tragédies. C’est une fête pour moi. Nous avons eu l’année passée Aufresne, dont le jeu noble, simple, et vrai, m’a fort contenté. Il faudra voir si les efforts de l’art surpassent dans Le Kain ce que la nature a produit dans l’autre. Mais avant d’en venir là, j’aurai trois cents lieues à faire en parcourant différentes provinces. A mon retour j’aurai le plaisir de vous écrire pour savoir des nouvelles du patriarche de Ferney, pour lequel le solitaire de Sans-Souci ne cesse de faire des vœux. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Edition de Berlin : « De se désister. » (G.A.)
2 – Il eut lieu le 11 juin 1775. (G.A.)
508 – DU ROI
17 Mai 1775.
Cinq cents milles de France que j’ai parcourus en quatre semaines me serviront d’excuse de vous devoir réponse à trois lettres, dont deux arrivèrent le moment avant mon départ et la dernière à mon retour. Je vous réponds selon les dates.
Le portrait que vous avez reçu est l’ouvrage de madame Terbusch (1), qui, pour ne point avilir son pinceau, a rajusté des grâces de la jeunesse ma figure éraillée. Vous savez qu’il suffit d’être quelque chose, pour ne pas manquer de flatteurs ; les peintres entendent ce métier tout comme les courtisans les plus raffinés.
L’artiste qu’Apollon inspire,
S’il veut par ses talents orner votre château,
Doit, en imitant l’art dont vous savez écrire,
Ennoblir les objets, et peindre tout en beau.
Certainement ni le portrait ni l’original ne méritent qu’on se jette à leurs pieds. Si cependant l’affaire de Morival dépendait de moi seul, il y a longtemps qu’elle serait terminée à sa satisfaction. J’ai douté, vous le savez, que l’on parvînt à fléchir des juges qui, pour qu’on les croie infaillibles, ne réforment jamais leurs jugements. Les formalités du parlement, et les bigots, dont le nombre est plus considérable en France qu’en Allemagne, m’ont paru des obstacles invincibles pour réhabiliter Morival dans sa patrie. Je vous ai promis d’être sa dernière ressource, et je vous tiendrai parole ; il n’a qu’à venir ici, il aura brevet et pension de capitaine-ingénieur, métier dans lequel il trouvera occasion de se perfectionner ici ; et le fanatisme frémira vainement de dépit, en voyant que Voltaire, et moi pauvre individu, nous sauvons de ses griffes un jeune garçon qui n’a pas observé le puntiglio (2) et le cérémonial ecclésiastique.
Vous me faites trembler en m’annonçant vos maladies. Je crains pour votre nièce, que je ne connais point, mais que je regarde comme un secours indispensable pour vous dans votre retraite. Je suis encore accablé d’affaires ; dans un couple de jours je serai au courant, et pourrai m’entretenir plus librement avec vous. Votre impératrice se signale à Moscou par ses bienfaits, et par la douceur dont elle traite le reste des adhérents de Pugatschef (3) : c’est un bel exemple pour les souverains ; j’espère, plus que je ne le crois, qu’il sera imité. Adieu, mon cher Voltaire ; conservez un homme que toute l’Europe trouverait à dire, moi surtout, s’il n’existait plus ; et n’oubliez pas le solitaire de Sans-Souci. Vale. FÉDÉRIC.
1 – On trouve dans les Salons, de Diderot, le nom de cette artiste écrit à la française : Terbouche (G.A.)
2 – L’étiquette. (G.A.)
3 – Célèbre Cosaque qui s’était soulevé contre Catherine en prenant le nom de Pierre III. (G.A.)
509 – DE VOLTAIRE
21 Juin 1775.
Sire, tandis que votre majesté fait probablement manœuvrer trente ou quarante mille guerriers, je crois ne pouvoir mieux prendre mon temps pour lui présenter la bataille de Rosbach, dessinée par d’Etallonde.
Il brûle d’envie de se trouver à une pareille bataille. La bonté extrême que vous avez eue de nous envoyer la consultation de vos premiers magistrats, ne lui laisse d’autre idée que de verser son sang pour votre service ; la reconnaissance qu’il vous doit, et l’honneur d’être au nombre de vos officiers, l’emportent sur tous les autres projets : il ne veut plus aucune grâce en France ; il en était déjà bien dégoûté, vos dernières bontés ferment son cœur à tout autre objet que celui de mourir Prussien ; il voudrait au moins paraître parmi les braves gens dont votre majesté fait des revues. On lui a dit que son régiment pourrait bien faire l’exercice en votre présence cette année : à cette nouvelle, je crois voir un amant à qui sa maîtresse a donné un rendez-vous ; il ne me parle que de son départ, je ne puis le retenir. J’ai beau lui dire qu’il n’a point reçu d’ordre et qu’il faut attendre ; il dit qu’il n’attendra rien. Je ne suis pas fait pour contredire les grandes passions, et surtout une passion si belle. S’il retourne à Vesel dans quelques jours, il ne me reste, sire, qu’à me jeter à vos pieds du fond de ma retraite et du bord de mon tombeau, à remercier votre majesté de ce qu’elle a daigné faire pour lui, et à me flatter qu’elle voudra bien l’honorer des emplois dont elle le croira capable ; il n’y a qu’un héros philosophe qui puisse être servi par un tel officier.
Ma lettre arrivera peut-être mal à propos au milieu de vos immenses occupations ; mais les plus petites affaires vous sont présentées comme les grandes. M. de Catinat disait que son héros était celui qui jouerait une partie de quilles au sortir d’une bataille gagnée ou perdue. Vous ne jouez point aux quilles ; vous faites des vers un jour de bataille ; vous prenez votre flûte, lorsque vos tambours battent aux champs ; vous daignez m’écrire des choses charmantes, en faisant une promotion d’officiers-généraux. Je vous admire de toutes les façons, et, en vous admirant, j’attends tout de votre grand cœur.
On mande que le sacre du roi très-chrétien n’a pas été aussi brillant que l’espéraient les Français, accoutumés à la magie de Servandoni (1) et à la musique de Gluck. C’est un spectacle bien étrange que ce sacre. On fait coucher tout de son long un pauvre roi en chemise devant des prêtres, qui lui font jurer de maintenir tous les droits de l’Eglise, et on ne lui permet d’être vêtu que lorsqu’il a fait son serment. Il y a des gens qui prétendent que c’est aux rois à se faire prêter serment par les prêtres ; il me semble que Frédéric-le-Grand en use ainsi en Silésie et dans la Prusse occidentale.
Je fais serment, sire, devant votre portrait, que mon cœur sera votre sujet tant que j’aurai un reste de vie.
1 – Cet architecte était peintre-décorateur du roi et directeur des fêtes de la ville de Paris. (G.A.)