CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 26

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1775 - Partie 26

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à M. Turgot.

 

Ferney, 12 Décembre 1775 (1).

 

 

          Monseigneur, je ne puis mieux faire, pour vous témoigner ma reconnaissance et ma joie, que de vous envoyer la copie de la lettre que j’écris à M. de Trudaine, et je ne puis mieux faire, pour ne vous pas ennuyer, que de vous dire simplement que je vous regarde comme le restaurateur du royaume, et qu’il n’y a point dans ce royaume de cœur plus pénétré d’une admiration respectueuse pour vous, monseigneur, que le cœur du vieux malade de Ferney.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Trudaine.

 

A Ferney, 12 Décembre 1775 (1).

 

 

          Monsieur, je ne vous avais point trompé quand je me flattais que votre bulle serait acceptée purement et simplement, avec une reconnaissance respectueuse et unanime ; vous y verrez ces propres mots dans la copie collationnée du registre de nos états que j’ai l’honneur de mettre sous vos yeux.

 

          Vous tirez, monsieur, une province annexée au royaume par Henri IV, de l’esclavage, de la misère et de la nécessité cruelle de s’exposer continuellement aux peines portées contre une contrebande sans laquelle il lui était absolument impossible de subsister. Les employés des fermes faisaient eux-mêmes cette contrebande, ou vexaient par d’abominables friponneries les habitants qu’ils soupçonnaient d’aller sur leurs marchés. Quoique M. Fabry ait mis dans mes titres que je suis de l’Académie française, je vous avoue que je n’ai point de termes pour exprimer le brigandage sous lequel nous gémissons.

 

          Cet essai que fait M. le contrôleur général sur une petite province pourra faire un jour le salut du royaume. Nous ne vous demandons rien aujourd’hui, nous nous bornons à nos actions de grâces. Si M. Turgot veut seulement ordonner que les armées de la ferme soient retirées au 1er janvier, nous sommes trop heureux.

 

          Si, après cela, il daigne engager la ferme à nous relâcher cinq mille francs, je crois que la province, dans les transports de sa joie, les emploiera à boire à sa santé et à la vôtre, attendu que, ayant été Suisses autrefois, nous en conservons encore les bonnes qualités.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Trudaine.

 

… Décembre 1775 (1).

 

 

          J’ai l’honneur de vous envoyer la copie des propositions que vous avez l’extrême bonté de nous faire, suivies de l’acceptation et des très humbles remerciements de nos états. Vous étiez, monsieur, bien plus instruit de l’état et des besoins de notre petite province que je ne l’étais, moi qui l’habite depuis vingt ans. Vous nous instruisez et vous nous comblez de bienfaits.

 

          C’est à vous, monsieur, de décider si vous aimerez mieux ordonner que la ferme-générale nous délivre le sel au même prix qu’à Genève, ou si vous voulez que nous soyons libres de l’acheter de Genève, de la Suisse et de la Savoie, à notre choix.

 

          Si vous permettez que la ferme nous le vende au prix de Genève, ce sera un plus grand bénéfice pour notre pauvre province. Si votre intention est toujours que nous l’achetions des Génevois, c’est un autre bienfait dont nous sommes également reconnaissants. Dans l’un et l’autre cas, nous vous regardons comme notre bienfaiteur, et nous attendons vos ordres avec la gratitude la plus respectueuse. Tels sont nos sentiments, et surtout celui du vieillard pour qui vous avez tant de bonté, et qui est, avec autant de reconnaissance que de respect, monsieur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

A Ferney, 14 Décembre 1775.

 

 

          Je n’ai point encore eu un plus beau sujet d’écrire à notre protectrice. C’était mardi, 12 de ce mois, que je devais lui mander notre triomphe sur ceux qui s’opposaient au salut du pays, et qui avaient mis des prêtres dans leur parti. Mon âme commanda à mon corps de la suivre aux états. J’allai à Gex, tout malingre et tout misérable que j’étais. Je parlai  quoique ma voix fût entièrement éteinte. Je proposai au clergé d’accepter la bulle Unigentus de M. Turgot, c’est-à-dire la taxe de trente mille livres, purement et simplement, avec une reconnaissance respectueuse. Tout fut fait, tout fut écrit comme je le voulais. Mille habitants du pays étaient dans les environs aux écoutes, et soupiraient après ce moment comme après leur salut, malgré les trente mille livres. Ce fut un cri de joie dans toute la province : on mit des cocardes à nos chevaux, on jeta des feuilles de laurier dans notre carrosse. Nos dragons (1) accoururent en bel uniforme, l’épée à la main. On s’enivra partout à votre santé, à celle de M. Turgot et de M. de Trudaine. On tira nos canons de poche toute la journée.

 

          Je devais donc, madame, vous écrire tout cela le mardi ; mais il fallut travailler à mille détails attachés à la grande opération ; il fallut envoyer des paquets à Paris ; j’étais excédé, et je m’endormis. Ma lettre ne partira donc que demain vendredi, 15 du mois, et vous verrez, par cette lettre, qu’il n’y a point de joie pure dans ce monde ; car, pendant que nous passions doucement notre temps à remercier M. Turgot, et que toute la province était occupée à boire, les pandoures de la ferme-générale, qui ne doivent finir la campagne qu’au premier de janvier, avaient des ordres secrets de nous saccager. Ils marchaient par troupes au nombre de cinquante, arrêtaient toutes les voitures, fouillaient dans toutes les poches, forçaient toutes les maisons, y faisaient le dégât au nom du roi, et obligeaient tous les paysans à se racheter pour de l’argent. Je ne conçois pas comment on n’a pas sonné le tocsin contre eux dans tous les villages, et comment on ne les a pas exterminés. Il est bien étrange que la ferme-générale, n’ayant plus que quinze jours pour tenir ses troupes chez nous en quartier d’hiver, ait pu leur permettre, et même leur ordonner des excès si punissables. Les honnêtes gens ont été très sages, et ont contenu le peuple, qui voulait se jeter sur ces brigands comme sur des loups enragés. Puisse M. Turgot nous délivrer de ces monstre pour nos étrennes, comme il nous l’a promis !

 

          Le palais Dauphin est bien loin d’être couvert. M. Racle nous avait flattés qu’il le serait au premier de novembre ; mais tout s’est borné à des préparatifs, et à piquer à coups de marteau de grandes pierres de roche, qui, à mon gré, ne conviennent point du tout à une maison de campagne. Il en a fini entièrement une pour lui, qui contient de grands magasins et des appartements commodes, et qui coûte quatre fois moins. Tout le monde est persuadé que notre petit pays va s’enrichir et se peupler. On s’empresse en effet à me demander des maisons à toute heure ; mais je ne bâtis pas comme Amphion, et je n’ai plus de lyre. Tout va bientôt me manquer : mais j’aurais au moins achevé à peu près mon ouvrage, et je mourrai avec la consolation d’avoir été encouragé par vous. Agréez l’attachement inviolable de votre protégé V., qui est à vous jusqu’à son dernier soupir.

 

 

1 – Les jeunes gens de Ferney, gardes-du-corps de Voltaire. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bailly.

 

A Ferney, 15 Décembre 1775.

 

 

          J’ai bien des grâces à vous rendre, monsieur ; car ayant reçu le même jour un gros livre de médecine et le vôtre (1), lorsque j’étais encore malade, je n’ai point ouvert le premier ; j’ai déjà lu le second presque tout entier, et je me porte mieux.

 

          Vous pouviez intituler votre livre Histoire du Ciel, à bien plus juste titre que l’abbé Pluche, qui, à mon avis, n’a fait qu’un mauvais roman. Ses conjectures ne sont pas mieux fondées que celles de ce vieux fou qui prétendait que les douze signes du zodiaque étaient évidemment inventés par les patriarches juifs ; que Rebecca était le signe de la vierge, avant qu’elle eût épousé Isaac ; que le bélier était celui qu’Abraham avait sacrifié sur la montagne Moria ; que les gémeaux étaient Jacob et Esaü, etc.

 

          Je vois dans votre livre, monsieur, une profonde connaissance de tous les faits avérés et de tous les faits probables. Lorsque je l’aurai fini, je n’aurai d’autre empressement que celui de le relire : mes yeux de quatre-vingt-deux ans me permettront ce plaisir. Je suis déjà entièrement de vos avis sur ce que vous dites qu’il n’est pas possible que différents peuples se soient accordés dans les mêmes méthodes, les mêmes connaissances, les mêmes fables, et les mêmes superstitions, si tout cela n’a pas été puisé chez une nation primitive qui a enseigné et égaré le reste de la terre. Or il y a longtemps que j’ai regardé l’ancienne dynastie des brachmanes comme cette nation primitive. Vous connaissez les livres de M. Holwell et de M. Dow ; vous citez surtout ce bon homme Holwell.

 

          Vous devez avoir été bien étonné, monsieur, des fragments de l’ancien Shastabad, écrit il y a environ cinq mille ans. C’est le seul monument un peu antique qui reste sur la terre. Il a fallu l’opiniâtreté anglaise pour le chercher et pour l’entendre. Je soupçonnais ce gouverneur de Calcutta d’avoir un peu aidé à la lettre ; je m’en suis informé au gouverneur de la compagnie anglaise des Indes, qui vint chez moi il y a quelque temps, et qui est un des hommes les plus instruits de l’Europe. Il m’a dit que M. Holwell était la vérité et la simplicité même : il ne pouvait assez l’admirer d’avoir eu le courage et la patience d’apprendre l’ancienne langue sacrée des brachmanes, qui n’est connue aujourd’hui que d’un petit nombre de brames de Bénarès.

 

          Enfin, monsieur, je suis convaincu que tout nous vient des bords du Gange, astronomie, astrologie, métempsycose, etc.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

          Je ne puis assez vous remercier de la bonté dont vous m’avez honoré. Agréez, monsieur, l’estime la plus sincère et la plus respectueuse, etc. LE VIEUX MALADE (2).

 

 

1 – Histoire de l’astronomie ancienne, depuis son origine jusqu’à l’établissement d’Alexandrie. (G.A.)

2 – En tête de ses Lettres sur l’origine des sciences, Bally fit imprimer cette lettre et deux autres avec des lacunes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Fabry.

 

16 Décembre 1775.

 

 

          Je vous crois, monsieur, déjà occupé des arrangements qu’il faut prendre pour donner cinq cents livres d’indemnité à chacun des soixante personnages qui sont cinq cents fois plus riches que notre petit pays.

 

 

 

 

 

à M. Faivre.

 

Ferney, 18 Décembre 1775.

 

 

          L’homme de quatre-vingt-deux ans, monsieur, à qui vous avez bien voulu adresser des vers très au-dessus de votre âge de dix-huit ans, vous remercie avec une extrême sensibilité. Il est encore plus touché de votre mérite que des sentiments que vous lui témoignez. Votre épître est pleine de beaux vers, écrits avec une facilité singulière.

 

          Je vois que vous ne connaissez pas la réponse au nom de Boileau par M. de La Harpe, qui a remporté tant de prix à l’Académie française. Elle est très belle, et ne dépare point la vôtre. Celle d’un polisson nommé Clément, dont vous daignez parler, a été reçue à Paris avec le mépris le plus avilissant, et ne méritait pas votre colère ; mais assurément vous méritez ma reconnaissance.

 

          Je vois que vous aurez de grands succès en quelque genre de littérature que vous veuillez travailler, et je m’intéresse à vous autant que si mon âge me laissait espérer d’être le témoin de vos progrès.

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

20 Décembre 1775.

 

 

          Il se pourrait faire, notre respectable et chère protectrice, qu’il y eût actuellement par les chemins une lettre de vous, et même une de  M. le marquis de La Tour-du-Pin, à  qui j’écrivis, il y a quinze jours, pour le remercier de vos bontés et des siennes, et pour obtenir une permission authentique de me chauffer dans son gouvernement. Vous connaissez le fort l’Ecluse ; ce n’est pas la plus importante citadelle du royaume ; mais elle est pour moi en pays ennemi, et le major de la place ne laisse pas passer une bûche sans un ordre exprès du commandant de la province. Je me flatte que M. le commandant aime trop madame sa sœur pour souffrir que son protégé, qui n’a que la peau sur les os, meure de froid aux fêtes de Noël, à l’extrémité du royaume de France.

 

          Vous remarquerez, s’il vous plaît, madame, que nos postes sont tellement arrangées dans votre colonie, qu’il faut toujours vous faire réponse avant d’avoir reçu votre lettre.

 

          Le courrier qui s’en va de chez nous part à neuf heures du matin, et le courrier qui vient de chez vous n’arrive qu’à onze heures. Cela n’est pas trop bien entendu, mais cela est au nombre des cent mille petits abus trop légers pour être réformés.

 

          Je vous écris donc, madame, à neuf heures du matin, le 20 décembre, en attendant que vers le midi j’aie la consolation de voir un peu de votre petite écriture.

 

          Racle a de très beaux magasins, dans lesquels il y a de très belle faïence. Nous avons réparé tous les désastres que les ouragans et les inondations avaient causés ; mais, pour Château-Dauphin, il a été entièrement négligé, je crois vous l’avoir déjà mandé : ainsi je conseille à notre chère commandante, quand elle viendra honorer sa colonie de sa présence, de ne point descendre à Château-Dauphin, où elle ne trouverait que des pierres qui ne sont pas encore les unes sur les autres ; mais il y a encore bien loin de la fin de décembre aux beaux jours où notre commandante pourra venir visiter son pays. Elle aura le temps de faire donner, par le clergé qu’elle gouverne, un bon bénéfice à ce grand garçon de Varicour (1), qui est un des plus beaux prêtres du royaume, et un des plus pauvres. Elle aura accommodé les difficiles affaires de M. de Crassy ; elle aura arrangé celles de dix ou douze familles ; elle aura rapatrié M. de Richelieu avec madame de Saint-Vincent, plutôt que de venir dans notre misérable climat. Il faut me résoudre à passer mon hiver dans les regrets. Je n’ai pas encore le plaisir d’être délivré des pandoures de MM. les fermiers-généraux. Leur armée est encore à nos portes. Je ne peux pas dire :

 

Et mes derniers regards ont vu fuir les commis (2) ;

 

Et je ne sais quand mes derniers regards seront consolés par votre présence.

 

 

1 – Frère de celle qui fut madame de Villette. Il mourut évêque d’Orléans en 1822. (G.A.)

2 – Vers de Mithridate. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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