ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 11

Publié le par loveVoltaire

ESSAI SUR LES MŒURS ET L'ESPRIT DES NATIONS - Partie 11

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ESSAI

 

SUR LES MŒURS ET L’ESPRIT DES NATIONS

 

 

 

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(Partie 11)

 

 

 

 

 

XVII. DE L’INDE.

 

 

 

          S’il est permis de former des conjectures, les Indiens, vers le Gange, sont peut-être les hommes les plus anciennement rassemblés en corps de peuple. Il est certain que le terrain où les animaux trouvent la pâture la plus facile est bientôt couvert de l’espèce qu’il peut nourrir. Or, il n’y a point de contrée au monde où l’espèce humaine ait sous sa main des aliments plus sains, plus agréables et en plus grande abondance que vers le Gange. Le riz y croît sans culture ; le coco, la datte, le figuier, présentent de tous côtés des mets délicieux ; l’oranger, le citronnier, fournissent à la fois des boissons rafraîchissantes avec quelque nourriture ; les cannes de sucre sont sous la main ; les palmiers et les figuiers à larges feuilles y donnent le plus épais ombrage. On n’a pas besoin, dans ce climat, d’écorcher des troupeaux pour défendre ses enfants des rigueurs des saisons ; on les y élève encore aujourd’hui tout nus jusqu’à la puberté. Jamais on ne fut obligé, dans ce pays, de risquer sa vie en attaquant les animaux, pour la soutenir en se nourrissant de leurs membres déchirés, comme on a fait presque partout ailleurs.

 

          Les hommes se seront rassemblés d’eux-mêmes dans ce climat heureux ; on ne se sera point disputé un terrain aride pour y établir de maigres troupeaux ; on ne se sera point fait la guerre pour un puits, pour une fontaine, comme ont fait des Barbares dans l’Arabie Pétrée.

 

          Les brames se vantent de posséder les monuments les plus anciens qui soient sur la terre. Les raretés les plus antiques que l’empereur chinois Cam-hi eut dans son palais étaient indiennes : il montrait à nos missionnaires mathématiciens d’anciennes monnaies de cuivre des empereurs chinois : et c’est probablement des Indiens que les rois de Perse apprirent l’art monétaire.

 

          Les Grecs, avant Pythagore, voyageaient dans l’Inde pour s’instruire. Les signes des sept planètes et des sept métaux sont encore, dans presque toute la terre, ceux que les Indiens inventèrent ; les Arabes furent obligés de prendre leurs chiffres. Celui des jeux (1) qui fait le plus d’honneur à l’esprit humain nous vient incontestablement de l’Inde ; les éléphants, auxquels nous avons substitué des tours, en sont une preuve : il était naturel que les Indiens fissent marcher des éléphants, mais il ne l’est pas que des tours marchent.

 

          Enfin, les peuples les plus anciennement connus, Persans, Phéniciens, Arabes, Egyptiens, allèrent de temps immémorial, trafiquer dans l’Inde, pour en rapporter les épiceries que la nature n’a données qu’à ces climats, sans que jamais les Indiens allassent rien demander à aucune de ces nations.

 

          On nous parle d’un Bacchus qui partit, dit-on, d’Egypte, ou d’une contrée de l’Asie occidentale, pour conquérir l’Inde. Ce Bacchus, quel qu’il soit, savait donc qu’il y avait au bout de notre continent une nation qui valait mieux que la sienne. Le besoin fit les premiers brigands, ils n’envahirent l’Inde que parce qu’elle était riche ; et sûrement le peuple riche est rassemblé, civilisé, policé longtemps avant le peuple voleur.

 

          Ce qui me frappe le plus dans l’Inde, c’est cette ancienne opinion de la transmigration des âmes, qui s’étendit avec le temps jusqu’à la Chine et dans l’Europe. Ce n’est pas que les Indiens sussent ce que c’est qu’une âme : mais ils imaginèrent que ce principe, soit aérien, soit igné, allait successivement animer d’autres corps. Remarquons attentivement ce système de philosophie qui tient aux mœurs. C’était un grand frein pour les pervers, que la crainte d’être condamnés par Visnou et par Brama à devenir les plus vils et les plus malheureux des animaux. Nous verrons bientôt que tous les grands peuples avaient une idée d’une autre vie, quoique avec des notions différentes. Je ne vois guère, parmi les anciens empires, que les Chinois qui n’établirent pas la doctrine de l’immortalité de l’âme. Leurs premiers législateurs ne promulguèrent que des lois morales : ils crurent qu’il suffisait d’exhorter les hommes à la vertu, et de les y forcer par une police sévère.

 

          Les Indiens eurent un frein de plus, en embrassant la doctrine de la métempsycose ; la crainte de tuer son père ou sa mère en tuant des hommes et des animaux, leur inspira une horreur pour le meurtre et pour toute violence, qui devint chez eux une seconde nature. Ainsi, tous les Indiens dont les familles ne sont alliées ni aux Arabes, ni aux Tartares, sont encore aujourd’hui les plus doux de tous les hommes. Leur religion et la température de leur climat rendirent ces peuples entièrement semblables à ces animaux paisibles que nous élevons dans nos bergeries et dans nos colombiers pour les égorger à notre plaisir. Toutes les nations farouches qui descendirent du Caucase, du Taurus et de l’Immaüs pour subjuguer les habitants des bords de l’Inde, de l’Hydaspe, du Gange, les asservirent en se montrant.

 

          C’est ce qui arriverait aujourd’hui à ces chrétiens primitifs, appelés quakers, aussi pacifiques que les Indiens ; ils seraient dévorés par les autres nations, s’ils n’étaient protégés par leurs belliqueux compatriotes. La religion chrétienne, que ces seuls primitifs suivent à la lettre, est aussi ennemie du sang que la pythagoricienne. Mais les peuples chrétiens n’ont jamais observé leur religion, et les anciennes castes indiennes ont toujours pratiqué la leur : c’est que le pythagorisme est la seule religion au monde qui ait su faire de l’horreur du meurtre une piété filiale et un sentiment religieux. La transmigration des âmes est un système si simple, et même si vraisemblable aux yeux des peuples ignorants ; il est si facile de croire que ce qui anime un homme peut ensuite en animer un autre, que tous ceux qui adoptèrent cette religion crurent voir les âmes de leurs parents dans tous les hommes qui les environnaient. Ils se crurent tous frères, pères, mères, enfants les uns des autres : cette idée inspirait nécessairement une charité universelle ; on tremblait de blesser un être qui était de la famille. En un mot, l’ancienne religion de l’Inde, et celle des lettrés à la Chine, sont les seules dans lesquelles les hommes n’aient point été barbares. Comment put-il arriver qu’ensuite ces mêmes hommes, qui se faisaient un crime d’égorger un animal, permissent que les femmes se brûlâssent sur le corps de leurs maris, dans la vaine espérance de renaître dans des corps plus beaux et plus heureux ? c’est que le fanatisme et les contradictions sont l’apanage de la nature humaine.

 

          Il faut surtout considérer que l’abstinence de la chair des animaux est une suite de la nature du climat. L’extrême chaleur et l’humidité y pourrissent bientôt la viande ; elle y est une très mauvaise nourriture : les liqueurs fortes y sont également défendues par la nature, qui exige dans l’Inde des boissons rafraîchissantes. La métempsycose passé, à la vérité, chez nos nations septentrionales ; les Celtes crurent qu’ils renaîtraient dans d’autres corps : mais si les druides avaient ajouté à cette doctrine la défense de manger de la chair, ils n’auraient pas été obéis.

 

          Nous ne connaissons presque rien des anciens rites des brames, conservés jusqu’à nos jours : ils communiquent peu les livres du Hanscrit, qu’ils ont encore dans cette ancienne langue sacrée : leur Veidam, leur Shasta, ont été aussi longtemps inconnus que le Zend des Perses, et que les cinq Kings des Chinois. Il n’y a guère que six vingts ans que les Européans eurent les premières notions des cinq Kings ; et le Zend n’a été vu que par le célèbre docteur Hyde, qui n’eut pas de quoi l’acheter et de quoi payer l’interprète ; et par le marchand Chardin, qui ne voulut pas en donner le prix qu’on lui en demandait. Nous n’eûmes que cet extrait du Zend, ou ce Sadder dont j’ai déjà parlé.

 

          Un hasard plus heureux a procuré à la bibliothèque de Paris un ancien livre des brames ; c’est l’Ezour-Veidam, écrit avant l’expédition d’Alexandre dans l’Inde, avec un rituel de tous les anciens rites des brachmanes, intitulé le Cormo-Veidam : ce manuscrit, traduit par un brame, n’est pas à la vérité le Veidam lui-même ; mais c’est un résumé des opinions et des rites contenus dans cette loi. Nous n’avons que depuis peu d’années le Shasta : nous le devons aux soins et à l’érudition de M. Holwell, qui a demeuré très longtemps parmi les brames. Le Shasta est antérieur au Veidam de quinze cents années, selon le calcul de ce savant Anglais (2). Nous pouvons donc nous flatter d’avoir aujourd’hui quelque connaissance des plus anciens écrits qui soient au monde.

 

          Il faut désespérer d’avoir jamais rien des Egyptiens ; leurs livres sont perdus, leur religion s’est anéantie ; ils n’entendent plus leur ancienne langue vulgaire, encore moins la sacrée. Ainsi, ce qui était plus près de nous, plus facile à conserver, déposé dans des bibliothèques immenses, a péri pour jamais ; et nous avons trouvé, au bout du monde, des monuments non moins authentiques, que nous ne devions pas espérer de découvrir.

 

          On ne peut douter de la vérité, de l’authenticité de ce rituel des brachmanes dont je parle. L’auteur assurément ne flatte pas sa secte ; il ne cherche point à déguiser les superstitions, à leur donner quelque vraisemblance par des explications forcées, à les excuser par des allégories. Il rend compte des lois les plus extravagantes avec la simplicité de la candeur. L’esprit humain paraît là dans toute sa misère. Si les brames observaient toutes les lois de leur Veidam, il n’y a point de moine qui voulût s’assujettir à cet état. A peine le fils d’un brame est-il né qu’il est l’esclave de la cérémonie. On frotte sa langue avec de la poix-résine détrempée dans de la farine ; on prononce le mot oum ; on invoque vingt divinités subalternes avant qu’on lui ait coupé le nombril ; mais aussi on lui dit : Vivez pour commander aux hommes ; et, dès qu’il peut parler, on lui fait sentir la dignité de son être. En effet, les brachmanes furent longtemps souverains dans l’Inde ; et la théocratie fut établie dans cette vaste contrée plus qu’en aucun pays du monde.

 

          Bientôt on expose l’enfant à la lune ; on prie l’Etre suprême d’effacer les péchés que l’enfant peut avoir commis, quoiqu’il ne soit né que depuis huit jours  on adresse des Antiennes au feu ; on donne à l’enfant, avec cent cérémonies, le nom de Chromo, qui est le titre d’honneur des brames.

 

          Dès que cet enfant peut marcher, il passe sa vie à se baigner et à réciter des prières ; il fait le sacrifice des morts ; et ce sacrifice est institué pour que Brama donne à l’âme des ancêtres de l’enfant une demeure agréable dans d’autres corps.

 

          On fait des prières aux cinq vents qui peuvent sortir par les cinq ouvertures du corps humain. Cela n’est pas plus étrange que les prières récitées au dieu Pet par les bonnes vieilles de Rome.

 

          Nulle fonction de la nature, nulle action chez les brames, sans prières. La première fois qu’on rase la tête de l’enfant, le père dit au rasoir dévotement : « Rasoir, rase mon fils comme tu as rasé le soleil et le dieu Indro. » Il se pourrait, après tout, que le dieu Indro eût été autrefois rasé ; mais pour le soleil, cela n’est pas aisé à comprendre, à moins que les brames n’aient eu notre Apollon, que nous représentons encore sans barbe.

 

          Le récit de toutes ces cérémonies serait aussi ennuyeux qu’elles nous paraissent ridicules ; et dans leur aveuglement, ils en disent autant des nôtres ; mais il y a chez eux un mystère qui ne doit pas être passé sous silence ; c’est le Matricha Machom. On se donne, par ce mystère, un nouvel être, une nouvelle vie.

 

          L’âme est supposée être dans la poitrine ; et c’est en effet le sentiment de presque toute l’antiquité. On passe la main, de la poitrine à la tête, en appuyant sur le nerf qu’on croit aller d’un de ces organes à l’autre, et l’on conduit ainsi son âme à son cerveau. Quand on est sûr que son âme est bien montée, alors le jeune homme s’écrie que son âme et son corps sont réunis à l’Etre suprême, et dit : Je suis moi-même une partie de la Divinité.

 

          Cette opinion a été celle des plus respectables philosophes de la Grèce, de ces stoïciens qui ont élevé la nature humaine au-dessus d’elle-même, celle des divins Antonins ; et il faut avouer que rien n’était plus capable d’inspirer de grandes vertus. Se croire une partie de la Divinité, c’est s’imposer la loi de ne rien faire qui ne soit digne de Dieu même.

 

          On trouve, dans cette loi des brachmanes, dix commandements, et ce sont dix péchés à éviter. Ils sont divisés en trois espèces : les péchés du corps, ceux de la parole, ceux de la volonté. Frapper, tuer son prochain, le voler, violer les femmes, ce sont les péchés de la parole ; ceux de la volonté consistent à souhaiter le mal, à regarder le bien des autres avec envie, à n’être pas touché des misères d’autrui. Ces dix commandements font pardonner tous les rites ridicules. On voit évidemment que la morale est la même chez toutes les nations civilisées, tandis que les usages les plus consacrés chez un peuple paraissent aux autres ou extravagants ou haïssables. Les rites établis divisent aujourd’hui le genre humain, et la morale le réunit.

 

          La superstition n’empêcha jamais les brachmanes de reconnaître un dieu unique (3) ; Strabon dans son quinzième livre, dit qu’ils adorent un dieu suprême ; qu’ils gardent le silence plusieurs années avant d’oser parler ; qu’ils sont sobres, chastes, tempérants ; qu’ils vivent dans la justice, et qu’ils meurent sans regret. C’est le témoignage que leur rendent saint Clément d’Alexandrie, Apulée, Porphyre, Pallade, saint Ambroise. N’oublions pas surtout qu’ils eurent un paradis terrestre, et que les hommes qui abusèrent des bienfaits de Dieu furent chassés de ce paradis.

 

          La chute de l’homme dégénéré est le fondement de la théologie de presque toutes les anciennes nations. Le pendant naturel de l’homme à se plaindre du présent, et à vanter le passé ; a fait imaginer partout une espèce d’âge d’or auquel les siècles de fer ont succédé. Ce qui est plus singulier encore, c’est que le Veidam des anciens brachmanes enseigne que le premier homme fut Adimo, et la première femme Procriti. Chez eux, Adimo signifiait Seigneur, et Procriti voulait dire la Vie ; comme Eva chez les Phéniciens, et même chez les Hébreux leurs imitateurs, signifiait aussi la Vie ou le Serpent. Cette conformité mérite une grande attention.

 

 

1 – Les échecs. (G.A.)

2 – Voyez le Dictionnaire philosophique, article BRACHMANES, ÉZOUR-VEIDAM, etc., et les chapitres III et IV de l’Essai sur les Mœurs, etc. - Dans le Dictionnaire philosophique, nous avons déjà signalé comme Voltaire fut induit en erreur avec son prétendu Ézour-Veidam, autrement dit l’Yadjour-Veda, le second des Védas. (G.A.)

3 – M. Guigniaut prétend que le grand dieu des brachmanes est tout simplement le soleil physique. Toutes les religions des Indes – car on peut en compter trois, le brachmanisme, le vichnouisme, et le sivaïsme. – toutes, dis-je, sont polythéistes et partant panthéistes. (G.A.)

 

 

 

 

 

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