STANCE - A madame Lullin.

Publié le par loveVoltaire

STANCE - A madame Lullin.

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

A MADAME LULLIN.

 

 

 

 

(1)

 

A Ferney, le 16 Novembre 1773

 

 

 

 

Hé quoi ! vous êtes étonnée

Qu’au bout de quatre-vingts hivers,

Ma muse faible et surannée,

Puisse encor fredonner des vers ?

 

Quelquefois un peu de verdure

Rit sous les glaçons de nos champs ;

Elle console la nature,

Mais elle sèche en peu de temps.

 

Un oiseau peut se faire entendre

Après la saison des beaux jours ;

Mais sa voix n’a plus rien de tendre,

Il ne chante plus ses amours.

 

Ainsi je touche encor ma lyre,

Qui n’obéit plus à mes doigts ;

Ainsi j’essaie encor ma voix

Au moment même qu’elle expire.

 

« Je veux dans mes derniers adieux,

Disait Tibulle à son amante,

Attacher mes yeux sur tes yeux,

Te presser de ma main mourante. »

 

Mais quand on sent qu’on va passer,

Quand l’âme fuit avec la vie,

A-t-on des yeux pour voir Délie,

Et des mains pour la caresser ?

 

Dans ce moment chacun oublie

Tout ce qu’il a fait en santé.

Quel mortel s’est jamais flatté

D’un rendez-vous à l’agonie ?

Délie elle-même, à son tour,

S’en va dans la nuit éternelle,

En oubliant qu’elle fut belle,

Et qu’elle a vécu pour l’amour.

 

Nous naissons, nous vivons, bergère,

Nous mourrons sans savoir comment ;

Chacun est parti du néant :

Où va-t-il ? … Dieu le sait, ma chère.

 

 

 

 

 

 

1 – On a cru longtemps que ces vers avaient été adressés à madame du Deffand. C’est avec raison que dans les éditions modernes on les donne comme ayant été envoyés à madame Lullin, de Genève. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

Publié dans Stances

Commenter cet article