Correspondance avec le roi de Prusse - Année 1774 - Partie 124
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486 – DU ROI
A Potsdam, le 18 Novembre 1774.
Ne me parlez point de l’Elysée (1). Puisque Louis XV y est, qu’il y demeure. Vous n’y trouveriez que des jaloux : Homère, Virgile, Sophocle, Euripide, Thucydide, Démosthène et Cicéron, tous ces gens ne vous verraient arriver qu’à contre-cœur, au lieu qu’en restant chez nous, vous pouvez conserver une place que personne ne vous dispute, et qui vous est due à bon droit. Un homme qui s’est rendu immortel n’est plus assujetti à la condition du reste des hommes : ainsi vous vous êtes acquis un privilège exclusif.
Cependant, comme je vous vois fort occupé du sort de ce pauvre d’Etallonde, je vous envoie une lettre de Paris, qui donne quelque espérance. Vous y verrez les termes dans lesquels le garde des sceaux s’exprime, et vous verrez en même temps que M. de Vergennes se prête à la justification de l’innocence. Cette affaire sera suivie par M. de Goltz (2) ; j’espère à présent que ce ne sera pas en vain, et que Voltaire, le promoteur de cette œuvre pie, en recevra les remerciements de d’Etallonde et les miens.
Si je ne vous croyais pas immortel, je consentirais volontiers à ce que d’Etallonde restât jusqu’à la fin de son affaire chez votre nièce (3) ; mais j’espère que ce sera vous qui le congédierez.
Votre lettre m’a affligé. Je ne saurais m’accoutumer à vous perdre tout à fait, et il me semble qu’il manquerait quelque chose à notre Europe si elle était privée de Voltaire.
Que votre pouls inégal ne vous inquiète pas : j’en ai parlé à un fameux médecin anglais qui se trouve actuellement ici : il traite la chose de bagatelle, et dit que vous pouvez vivre encore longtemps. Comme mes vœux s’accordent avec ses décisions, vous voulez bien ne pas m’ôter l’espérance qui était le dernier ingrédient de la boite de Pandore.
C’est dans ces sentiments que le philosophe de Sans-Souci fait mille vœux à Apollon, comme à son fils Esculape, pour la conservation du patriarche de Ferney. FÉDÉRIC.
1 – On n’a pas la lettre où Voltaire parle de l’Elysée. (G.A.)
2 – Ministre de Prusse près la cour de France. (G.A.)
3 – Le château de Ferney était au nom de madame Denis. (G.A.)
487 – DE VOLTAIRE
A Ferney, 7 Décembre 1774.
Sire, vous faites une action bien digne de vous, en daignant protéger votre officier d’Etallonde. J’ose toujours assurer votre majesté qu’il en est bien digne : son éducation avait été très négligée par son père, sot et dur président de province, qui destinait son fils à être prêtre ; il ne savait pas seulement l’arithmétique quand il est venu chez moi : il est consommé actuellement dans la géométrie pratique et dans les fortifications.
Je prends la liberté d’envoyer à votre majesté par les chariots de poste, dans une longue boîte de fer-blanc, les plans qu’il vient de dessiner de tout le pays qui est entre les Alpes et le mont Jura, le long du lac de Genève. J’y joins même un plan des jardins de Ferney, qui ne sert qu’à montrer avec quelle facilité et quelle propreté surprenante il dessine. J’ose vous répondre qu’il sera un des meilleurs ingénieurs de vos armées. Il ne respire qu’après le bonheur de vivre et de mourir à votre service. Il n’a et n’aura jamais d’autre patrie que vos Etats, et d’autre maître que vous. Il vous regarde avec raison comme son bienfaiteur, et, j’ose le dire, comme son père.
Il écrit aujourd’hui à votre ambassadeur ; mais il attend les pièces de son abominable procès, sans lesquelles on ne peut rien faire : il est moins instruit que personne de tout ce qui s’est fait pendant son absence, car il partit dès le premier moment que l’affaire commença à éclater. Tout ce qu’il sait, c’est qu’elle fut l’effet d’une tracasserie de province et d’une inimitié de famille. Un de ses infâmes juges, qui mourut il y a deux ans, se fit traîner avant sa mort chez un vieux gentilhomme, oncle d’Etallonde et chevalier de Saint-Louis ; il lui demanda publiquement pardon de son exécrable injustice ; mais son repentir ne nous suffit pas, il nous faut les pièces du procès. Nous les attendons depuis quatre mois. Rien n’est si aisé que d’être condamné à mort, et rien de si difficile que de connaître seulement pourquoi on a été condamné (1). Telle est notre jurisprudence barbare. Ce procès est plus odieux encore que celui des Calas.
Vous souvenez-vous, sire, d’une petite pièce charmante que vous daignâtes m’envoyer, il y a plus de quinze ans, dans laquelle vous peignez si bien
Ce peuple sot et volage,
Aussi vaillant au pillage
Que lâche dans les combats (2).
Vous savez que ce peuple de Welches a maintenant pour son Végèce un de vos officiers subalternes (3), dont on dit que vous faisiez peu de cas, et qui change toute la tactique de France ; de sorte que l’on ne sait plus où l’on en est. L’Europe n’est plus au temps des Condé et des Turenne, mais elle est au temps des Frédéric. Si jamais, par hasard, vous assiégiez Abbeville, je vous réponds que d’Etallonde vous servirait bien.
Ma santé décline furieusement ; j’ai grand’peur de ne pas vivre assez longtemps pour voir finir son affaire ; mais elle finira bien sans moi, votre nom suffira ; il ne me restera d’autre regret que de ne pas mourir auprès de votre majesté.
Je me mets à vos pieds avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance.
1 – On ne motivait pas les jugements. (G.A.)
2 – Cette pièce fut faite dans le temps des vexations exercées par des troupes légères dans quelques cantons des Etats du roi de Prusse, vexations que la déroute de Rosbach suivit de près. (K.) – Voyez les Mémoires de Voltaire. (G.A.)
3 – Le baron de Pirsch. (G.A.)
488 – DU ROI
A Potsdam, le 10 Décembre 1774.
Non, vous ne mourrez pas de si tôt ; vous prenez les suites de l’âge pour des avant-coureurs de la mort. Cette mort viendra à la fin ; mais ce feu divin que Prométhée déroba aux cieux, et qui vous remplit, vous soutiendra et vous conservera encore longtemps.
« Il faut, monseigneur, que vos sermons baissent (disait Gil-Blas à l’archevêque de Tolède) pour qu’on présage votre décadence. » Jusqu’à présent vos sermons ne baissent pas. Récemment j’en ai lu deux, l’un à l’évêque de Sénez, l’autre à l’abbé Sabatier (1), qui marquaient de la vigueur et de la force d’esprit. Cet esprit tient au genre nerveux et à la finesse des sucs qui se distillent et se préparent pour le cerveau. Tant que cette élaboration se fait bien, la machine ne menace pas ruine.
Vous vivrez, et vous verrez la fin du procès de Morival. J’aurais sans doute dû penser plus tôt à lui, mais la multitude et la diversité des affaires m’en ont empêché. Je vous ai de l’obligation de m’en avoir fait souvenir Peut-être ce délai de dix ans ne nuira pas à nos sollicitations : nous trouverons les esprits moins échauffés, par conséquent plus raisonnables. Peut-être alors y aura-t-il de bonnes âmes qui rougiront de cet exemple de barbarie au dix-huitième siècle, et qui tâcheront d’effacer cette flétrissure en faisant dépersécuter le compagnon du malheureux La Barre.
Vous serez l’auteur de cette bonne action. Je m’associerai toujours de grand cœur à ceux qui me fourniront l’occasion de soutenir l’innocence et de délivrer les opprimés. C’est un devoir de tout souverain d’en user ainsi chez lui, et selon les cas il peut en user quelquefois de même en d’autres pays, surtout s’il mesure ses démarches selon les règles de la prudence (2).
Le crime d’avoir brisé un crucifix et d’avoir chanté des chansons libertines ne perdrait pas de réputation chez des hérétiques comme nous un officier, si d’ailleurs il a du mérite. Les sentences du parlement ne pourraient lui nuire non plus, car c’est le véritable crime qui diffame, et non pas la punition, lorsqu’elle est injuste. Il faudra voir si le vieux parlement réhabilité voudra obtempérer aux insinuations de M. de Vergennes.
Ce ministre, qui a résidé longtemps en pays étranger, a entendu le cri public de l’Europe à l’occasion de ce massacre de La Barre ; il en a honte, et il tâchera de réparer en cette affaire ce qui est réparable. Mais le parlement peut-être ne sera pas docile ; ainsi je ne réponds encore de rien.
Prenez bien soin de votre santé pendant le froid rigoureux qui commence à se faire sentir, et comptez que le philosophe de Sans-Souci s’intéresse plus que personne à la conservation du patriarche de Ferney. Vale. FÉDÉRIC.
1 – Voyez la facétie adressée au révérend père en Dieu messire Jean de Beauvais, et une des notes de la satire intitulée : Dialogue de Pegase et du Vieillard. (G.A.)
2 – On voit que Voltaire est parvenu à entraîner Frédéric. (G.A.)
489 – DE VOLTAIRE
A Ferney, le 13 Décembre 1774.
Sire, pendant que votre officier de Ferney dessine des montagnes et fait des plans de fortifications, le vieillard de Ferney se jette à vos pieds, et envoie à votre majesté les charges énoncées contre cet officier, dans le procès criminel, aussi absurde qu’exécrable, intenté contre lui. Ce procès est beaucoup plus atroce que celui des Calas, et rend la nation plus odieuse ; car du moins les infâmes juges des Calas pouvaient dire qu’il s’étaient trompés, et qu’ils avaient cru venger la nature ; mais les singes en robes noires qui ont osé juger d’Etallonde sans l’entendre, et même sans entendre le procès, n’ont voulu venger que la plus sotte des superstitions, et se sont conduits contre les lois aussi bien que contre le sens commun.
Ce mot de religion, dont on s’est servi pour condamner l’innocence au plus horrible supplice, faisait une grande impression sur l’esprit du feu roi de France ; il croyait s’attacher le clergé par ce seul mot ; et même à la mort du dauphin son fils, il écrivit ou on lui fit écrire une lettre circulaire, dans laquelle il disait qu’il n’aimait son fils que parce qu’il avait beaucoup de religion (1). Voilà ce qui a causé la mort du chevalier de La Barre et la condamnation de votre officier d’Etallonde. Il est à vous pour jamais, et soyez très sûr qu’il est digne de vous appartenir.
Je ne doute pas que votre ambassadeur à Paris ne continue à le recommander fortement et je vous demande en grâce d’échauffer son zèle sur cette affaire quand vous lui écrirez. On vous respecte, on ménagera un militaire qui vous appartient, et qui n’a de roi que vous.
Je ne crois pas qu’on soit fort de vos amis, mais on peut présumer qu’on aura un jour besoin d’en être : et enfin je ne connais point de pays au monde où votre nom ne soit très puissant. Il m’est sacré ; je mourrai en le prononçant.
J’ose me flatter que votre majesté voudra bien me laisser d’Etallonde Morival jusqu’à ce que le respect qu’on vous doit termine heureusement cette affaire affreuse.
1 – Louis XV avait réellement de la religion. Ainsi, il faisait communier les petites filles qu’on lui livrait avant de les déflorer. (G.A.)
490 – DU ROI
A Berlin, le 28 Décembre 1774.
Non, vous ne mourrez point ; je n’y puis consentir.
Vous vivrez, et vous verrez la fin du procès de d’Etallonde ; mais je ne garantirai pas qu’ils le jugent (1). Si cependant cet ancien parlement ne veut pas déshonorer son rétablissement il doit prononcer en faveur de l’innocence, et d’Etallonde vous aura la double obligation d’avoir rétabli sa mémoire, sa fortune, et de lui avoir fourni, par le moyen de l’instruction, de quoi former et perfectionner ses talents.
Je vous remercie des dessins que vous m’envoyez, surtout de celui de votre jardin, pour me faire une idée des lieux que votre beau génie rend célèbres et que vous habitez.
Vous me parlez d’un jeune homme (2) qui a été page chez moi, qui a quitté le service pour aller en France, où pour trouver protection, il a épousé, je crois, une parente de la Dubarry. Si Louis XV n’était pas mort, il aurait joué un rôle subalterne dans ce royaume ; mais actuellement il a beaucoup perdu ; il est fort éventé ; et je doute qu’il se soutienne à la longue. Avec une bonne dose d’effronterie, il s’est annoncé comme homme à talents ; on l’en a cru d’abord sur sa parole. Il lui faut une quinzaine de printemps pour qu’il parvienne à maturité ; il se peut alors qu’il devienne quelque chose.
Les siècles où les nations produisent des Turenne, des Condé, des Colbert, des Bossuet, des Bayle, et des Corneille, ne se suivent pas de proche en proche : tels furent ceux des Périclès, des Cicéron, des Louis XIV. Il faut que tout prépare les esprits à cette effervescence. Il semble que ce soit un effort de la nature, qui se repose après avoir prodigué tout à la fois sa fécondité et son abondance. Point de souverain qui puisse contribuer à l’avènement d’une époque aussi brillante. Il faut que la nature place les génies de telle sorte, que ceux qui les ont reçus puissent les employer dans la place qu’ils auront à occuper dans le monde. Et souvent les génies déplacés sont comme des semences étouffées qui ne produisent rien.
Dans tout pays où le culte de Plutus l’emporte sur celui de Minerve, il faut s’attendre à trouver des bourses enflées et des têtes vides. L’honnête médiocrité convient le mieux aux Etats : les richesses y portent la mollesse et la corruption : non pas qu’une république comme celle de Sparte puisse subsister de nos jours, mais, en prenant un juste milieu entre le besoin et le superflu, le caractère national conserve quelque chose de plus mâle, de plus propre à l’application, au travail, et à tout ce qui élève l’âme. Les grands biens font ou des ladres ou des prodigues (3).
Vous me comparerez peut-être au renard de La Fontaine, qui trouvait trop aigres les raisins auxquels il ne pouvait atteindre. Non, ce n’est pas cela, mais (4) des réflexions que la connaissance de l’histoire et ma propre expérience me fournissent. Vous m’objecterez que les Anglais sont opulents et qu’ils ont produit de grands hommes. J’en conviens ; mais les insulaires ont en général un autre caractère que ceux du continent ; et les mœurs anglaises sont moins molles que celles des autres Européens. Leur genre de gouvernement diffère encore du nôtre, et tout cela joint ensemble forme d’autres combinaisons, sans mettre en considération que ce peuple étant marin par état, doit avoir des mœurs plus dures que ce qui se voit chez nous autres animaux terrestres.
Ne vous étonnez pas de la tournure de cette lettre : l’âge amène les réflexions, et le métier que je fais m’oblige de les étendre le plus qu’il m’est possible.
Cependant toutes ces réflexions me ramènent à faire des vœux pour votre conservation. Vous êtes le dernier rejeton du siècle de Louis XIV, et si nous vous perdons, il ne reste en vérité rien de saillant dans la littérature de tout l’Europe. Je souhaite que vous m’enterriez : car, après votre mort, nihil est.
C’est avec ces sentiments que le philosophe de Sans-Souci salue le patriarche de Ferney. Vale. FÉDÉRIC.
Je viens de recevoir les dessins de d’Etallonde, et j’ai examiné Ferney avec autant de soin que j’en aurais mis à examiner Charlottenbourg, et cela par l’unique raison que vous l’habitez.
1 – Edition de Berlin : « Qu’il le gagne. » (G.A.)
2 – Pirsch. Voyez la lettre du 7 Décembre. (G.A.)
3 – Tout cela est justement pensé, et peut être appliqué à la France d’aujourd’hui, aussi bien qu’à la monarchie du dix-huitième siècle. (G.A.)
4 – Edition de Berlin : « C’est le fruit des réflexions. » (G.A.)