CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 7

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CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 7

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à M. le comte André de Schowalow (1)

 

 

 

          J’admire cette épître ; je donne un nouveau démenti à ceux qui osent dire que j’y ai quelque part. Cet honneur inouï que les Russes font à notre langue doit nous convaincre de l’énergie avec laquelle ils écrivent dans la leur, et nous faire rougir de tous les fades écrits dont nous sommes inondés dans ce siècle des abominations et des fadaises.

 

          La frivolité qui succède chez nous si rapidement à la barbarie, cette foule d’écrits insipides en prose et en vers qui nous accable et qui nous déshonore ; ce déluge de nouvelles et d’années littéraires ; ces dictionnaires de mensonges dictés par la faim, par la rage, par l’hypocrisie, tout doit nous faire voir combien nous dégénérons, tandis que des étrangers nous instruisent en se formant sur nos bons modèles. Ce n’est pas la seule leçon qu’on nous donne dans le Nord. Si on lisait les lettres de l’impératrice de Russie, du roi de Prusse, du feu comte de Tessin, etc., on apprendrait à penser, supposé que cela puisse s’apprendre. Il semble que ces génies n’aient cultivé notre langue que pour nous corriger ; mais nous ne nous corrigerons pas.

 

 

1 – Ceci est un billet que Voltaire fit imprimer en note dans l’édition qu’il donna de l’Epître à Ninon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

18 Avril 1774 (1).

 

 

          Il y a un an qu’un solitaire tendrement attaché à M. de Rochefort et à madame Dixneufans, toujours mourant et cependant ne mourant point, n’a pas trouvé une occasion d’écrire ; car il y a trop de curieux. Enfin il pense que M. Marie, secrétaire du cabinet, chef d’un bureau de la guerre, le tirera d’inquiétude. Si M de Rochefort a un moment de loisir, s’il peut écrire un mot à ce vieux solitaire, on espère que M. Marie pourra faire passer ce mot en sûreté.

 

          On envoie ce rogaton à M. de Rochefort ; il y a des notes curieuses. On lui renouvelle le dévouement le plus inaltérable.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A.François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

20 Avril 1774 (1).

 

 

          Croyez-moi, mon cher ami, n’allez point à Lampédouse ; restez à Paris gai et tranquille. Si vous voyagez, venez chez nous ; comptez que vous y trouverez de vrais amis dans madame Denis, dans M. de Florian et dans moi.

 

          Permettez-moi de mettre tous ces chiffons sous votre enveloppe.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Rosset.

 

A Ferney, le 22 Avril 1774.

 

 

          Monsieur, vous pardonnerez sans doute à mon grand âge et à mes maladies continuelles, si je ne vous ai pas remercié plus tôt du beau présent dont vous m’avez honoré.

 

          J’ai lu avec beaucoup d’attention votre poème sur l’agriculture (1). J’y ai trouvé l’utile et l’agréable, la variété nécessaire, et la difficulté presque toujours heureusement surmontée.

 

          On dit que vous n’avez jamais cultivé l’art que vous enseignez. Je l’exerce depuis plus de vingt ans, et certainement je ne l’enseignerai pas après vous.

 

          J’ai été étonné que, dans votre premier chant, vous adoptiez la méthode de M Tull, Anglais, de semer par planches. Plusieurs de nos Français (que vous appelez toujours François, et que par conséquent vous n’avez jamais osé mettre au bout d’un vers) ont voulu mettre en crédit cette innovation. Je puis vous assurer qu’elle est détestable du moins dans le climat que j’habite. Un homme qui a été longtemps loué dans les journaux, et qui était cultivateur par titres, se ruinait à semer par planches, et était obligé d’emprunter de l’argent tandis que son nom brillait dans le Mercure.

 

          J’ai défriché les terrains les plus ingrats, qui n’avaient jamais pu seulement produire un peu d’herbe grossière ; mais je ne conseillerai à personne de m’imiter, excepté à des moines, parce qu’eux seuls sont assez riches pour suffire à ces frais immenses, et pour attendre vingt ans le fruit de leurs travaux.

 

          Voilà pourquoi l’illustre et respectable M. de Saint-Lambert, que vous avouez être distingué par ses talents, a dit très justement (2) « qu’il a fait des Géorgiques pour les hommes chargés de protéger les campagnes, et non pour ceux qui les cultivent ; que les Géorgiques de Virgile, ne peuvent être d’aucun usage aux paysans ; que donner à cet ordre d’hommes des leçons en vers sur leur métier est un ouvrage inutile ; mais qu’il sera utile à jamais d’inspirer à ceux que les lois élèvent au-dessus des cultivateurs la bienveillance et les égards qu’ils doivent à des citoyens estimables. »

 

          Rien n’est plus vrai, monsieur ; soyez sûr que si je lisais aux paysans de mes villages les Œuvres et les Jours d’Hésiode, les Géorgiques de Virgile, et les vôtres, ils n’y comprendraient rien. Je me croirais même en conscience obligé de leur faire restitution, si je les invitais à cultiver la terre en Suisse comme on la cultivait auprès de Mantoue.

 

          Les Georgiques de Virgile feront toujours les délices des gens de lettres, non pas à cause de ses préceptes, qui sont pour la plupart les vaines répétitions des préjugés les plus grossiers ; non pas à cause des impertinentes louanges et de l’infâme idolâtrie qu’il prodigue au triumvir Octave ; mais à cause de ses admirables épisodes, de sa belle description de l’Italie, de ce morceau si charmant de poésie et de philosophie qui commence par ce vers :

 

O fortunatos nimium, etc ;

 

à cause de sa terrible et touchante description de la peste ; enfin à cause de l’épisode d’Orphée.

 

          Voilà pourquoi M. de Saint-Lambert donne aux Géorgiques l’épithète de charmantes, que vous semblez condamner.

 

          J’aurais mauvaise grâce, monsieur, de me plaindre que vous avez été plus sévère envers moi qu’envers M. de Saint-Lambert. Vous me reprochez d’avoir dit, dans mon Discours à l’Académie, qu’on ne pouvait faire des Géorgiques en français. J’ai dit qu’on ne l’osait pas, et je n’ai jamais dit qu’on ne le pouvait pas. Je me suis plaint de la timidité des auteurs, et non pas de leur impuissance. J’ai dit, en propres mots, qu’on avait resserré les agréments de la langue dans des bornes trop étroites. Je vous ai annoncé à la nation  et il me paraît que vous traitez un peu mal votre précurseur.

 

          Il me semble que vous en voulez aussi à la poésie dramatique, quand vous dites « que la prose a eu au moins autant de part à la formation de notre langue que la poésie de notre théâtre ; et que quand Corneille mit au jour ses chefs-d’œuvre, Balzac et Pélisson avaient écrit, et Pascal écrivait. »

 

          Premièrement, on ne peut compter Balzac, cet écrivain de phrases ampoulées, qui changea le naturel du style épistolaire en fades déclamations recherchées.

 

          A l’égard de Pélisson, il n’avait rien fait avant le Cid et Cinna.

 

          Les Lettres provinciales de Pascal ne parurent qu’en 1654 ; et la tragédie de Cinna, faite en 1642, fut jouée en 1643. Ainsi il est évident, monsieur, que c’est Corneille, qui le premier, a fait de véritablement beaux ouvrages en notre langue.

 

          Permettez-moi de vous dire que ce n’est pas à vous de rabaisser la poésie. J’aimerais autant que M. d’Alembert et M. le marquis de Condorcet rabaissassent les mathématiques : que chacun jouisse de sa gloire. Celle de M. de Saint-Lambert est d’avoir enseigné aux possesseurs des terres à être humains envers leurs vassaux ; aux ministres, à adoucir le fardeau des impôts autant que l’intérêt de l’Etat peut le permettre. Il a orné son poème d’épisodes très agréables. Il a écrit avec sensibilité et avec imagination.

 

          Vous avez joint, monsieur, l’exactitude aux ornements ; vous avez lutté à tout moment contre les difficultés de la langue, et vous les avez vaincues. M. de Saint-Lambert a chanté la nature, qu’il aime, et vous avez écrit pour le roi. La Fontaine a dit :

 

On ne peut trop louer trois sortes de personnes :

Les dieux, sa maîtresse, et son roi.

Esope (3) le disait : j’y souscris quant à moi.

 

                                                                   Liv. I, fab. XIV.

 

Esope n’a jamais rien dit de cela ; mais qu’importe ?

 

 

1 – Ce conseiller à la cour des aides venait de publier des Géorgiques françaises. (G.A.)

2 – Dans le Discours préliminaire du poème des Saisons. (G.A.)

3 – Voltaire cite mal. La Fontaine a écrit « Malherbe le disait. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

A Ferney, 22 Avril 1774 (1).

 

 

          Tenez, monsieur, lisez, je vous en prie, l’extrait de la lettre du comte de Schowalow, l’oncle, et jugez si Attila et Totila n’ont pas fait de jolis vers français. Je suis piqué et j’aime à faire connaître la vérité. L’épître du Russe me paraît très supérieure à celle du Welche (2), quoiqu’il y ait dans cette dernière des vers très heureux. Ce jeune comte de Schowalow, aussi bon législateur que bon poète, est un prodige très singulier.

 

          Puis-je enfin vous dire, Quia vidisti, Thoma, crédidisti ? Je vous demande très vivement votre protection pour Pégase et pour le vieillard (3). C’est une chose infâme qu’il soit permis à un gueux d’athée, à un petit abbé Sabatier, de reprocher l’irréligion à tous les honnêtes gens. Voici donc le règne de l’hypocrisie qui recommence : il ne manquait plus que cela aux Welches.

 

          Je vous demande en grâce, quand vous me ferez l’honneur de m’écrire, d’envoyer vos lettres à Marin, et non pas à la poste.

 

          Je compte que mes dernières lettres ont été pour madame du Deffand, comme pour vous. A peine puis-je écrire et même dicter. Je suis accablé non seulement de vieillesse, mais de maladies, et de travaux et d’affaires. Je n’ai pas un moment à moi ; mais je suis bien sensible à ceux que vous avez la bonté de me donner.

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – La réponse de Maucherat. (G.A.)

3 – Voyez aux SATIRES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Audibert.

 

A Ferney, 23 Avril 1774.

 

 

          Je vous demande bien pardon, monsieur, d’avoir quatre-vingt et un ans ; mais comme vous avez bien voulu être mon appui lorsque je n’en avais qu’environ soixante et douze, je vous supplie de me continuer vos bienfaits au sujet de ma rente sur M. de Saint-Tropez. A mon âge, le temps presse. Je vous serai très obligé si vous voulez bien faire remettre une lettre de change sur Lyon à M. Shérer, banquier, qui ne manquera pas de m’en donner avis, et sur-le-champ j’enverrai ma quittance, qui sera probablement la dernière. J’ai l’honneur d’être avec bien de la reconnaissance, monsieur, votre, etc.

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

A Ferney, 25 Avril 1774 (1).

 

 

          Le vieux malade n’a pas la force d’écrire ; mais il supplie M. de Lisle de lui écrire tant qu’il pourra, afin que le bon homme finisse doucement et plus gaiement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

27 Avril 1774 (1).

 

 

          Je vous ai adressé, mon cher ami, plusieurs paquets pour quelques-uns de nos académiciens ; mais il y en avait principalement pour vous, comme de raison. Je n’ai entendu parler ni de vous ni de personne. Il faut qu’il soit arrivé malheur. Etes-vous malade ? Etes-vous à Paris, ou en Provence, ou à Lampedouse ? Quelque part que vous soyez, je vous aimerai toujours.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

30 Avril 1774.

 

 

          Mon cher ange, je vous avais d’abord envoyé quelques Pégases (1) par l’hippopotame ; mais je n’ai point eu de nouvelles de ce cheval marin (2) quoique j’aie caressé son poitrail ; je n’ai pas même eu de réponse de lui depuis quinze jours ; je ne sais s’il est au fond de la mer. Tous mes Pégases, que je lui avais envoyés sont probablement noyés avec lui.

 

          Je suis toujours très malade ; et, quoique je m’égaie quelquefois à faire de mauvais vers, je n’en souffre pas moins.

 

          Je me suis donné la petite consolation de démasquer, dans les notes de Pégase, ce scélérat d’abbé Sabatier, qui, après avoir commenté Spinosa, a l’insolence d’accuser d’irréligion tant d’honnêtes gens, et qui, ayant fait des vers que le cocher de Vertamont aurait été honteux de faire dans un mauvais lieu, ose condamner les libertés innocentes qu’on peut prendre en poésie. Ce petit monstre est, dit-on, le favori de l’évêque Jean-George de Pompignan ; il est bon de connaître ces scélérats d’hypocrites. La littérature est devenue un cloaque que mille gredins remplissent de leurs ordures. Vous conviendrez qu’il vaut mieux à présent faire labourer Pégase que le monter.

 

          Portez-vous bien, mon cher ange, vous et madame d’Argental ; jouissez d’une vie honorée et tranquille ; pour moi, je me meurs entre mes montagnes.

 

 

1 – Dialogue du Pégase et du Vieillard, satire. (G.A.)

2 – Marin. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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