CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 18

Publié le par loveVoltaire

 CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 18

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à M. le marquis de Florian.

 

19 Septembre 1774.

 

 

          Je vous envoie, mon cher ami, la publication de votre bonheur, faite hier authentiquement en présence des hommes et des anges. Je n’y étais pas, car, en qualité de vieux malade, j’étais dans mon lit lorsque le curé avertissait la paroisse que vous seriez incessamment dans le lit de mademoiselle Joly (1). Remplissez donc au plus vite cette auguste cérémonie, sous la main de la justice, dans le château de Sainte-Geneviève, et revenez au plus vite au château de Bijou avec madame de Florian. Il ne faut pas qu’elle arrive dans le joli jardin que vous avez planté, lorsque les arbres seront sans feuilles, et que vos fleurs seront mortes sous quatre pieds de neige.

 

          Toutes vos lettres ont été portées à la grande et opulente ville de Genève ; tous vos ordres ont été exécutés. Je suis fâché de tout ce que j’entrevois de loin dans Paris, et de tout ce que je prévois ; mais votre présence et celle de madame de Florian me consoleront. Je vous remercie du mémoire de madame de Saint-Vincent  il n’est pas trop bien fait ; mais on ne pouvait pas le bien faire. Ou je me trompe, ou ce procès ne sera pas jugé sitôt.

 

          Je vous embrasse bien tendrement. Nous attendons votre retour à Ferney avec grande impatience ; mais nous sentons combien le séjour où vous êtes doit avoir de charmes pour vous.

 

 

1 – Troisième mariage du marquis de Florian. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

A Ferney, 23 Septembre 1774.

 

 

          Mon cher ange, j’ai profité de la permission que vous m’avez donnée. On viendra chez vous vous présenter le billet de neuf mille quatre cents livres, avec un petit écrit de ma main au bas, par lequel je dis que, le billet étant de dix mille francs, vous en avez payé six cents livres.

 

          Ainsi je vous supplie de vouloir bien ordonner que l’on compte au porteur neuf mille quatre cents livres, dont je crois qu’il faudra que le porteur vous donne un reçu.

 

          Les affaires publiques seront un peu plus difficiles à arranger. Je suis comme tout le monde, j’attends beaucoup de M. Turgot. Jamais homme n’est venu au ministère mieux annoncé par la voix publique. Il est certain qu’il a fait beaucoup de bien dans son intendance. « Quia super pauca fuisti fidelis, super multa te constituam. »

 

          Je ne lui demanderai qu’un peu de protection pour ma colonie. J’ai bâti Carthage, mais, si on veut mettre des impôts sur Carthage, elle périra, et certainement sa petite existence n’était pas inutile au royaume.

 

          J’ai toujours chez moi le jeune et très estimable infortuné (1) dont je vous avais parlé, et pour qui M. le chancelier semblait prendre quelque intérêt. J’ose espérer que, quand il en sera temps, M. le garde des sceaux ne lui refusera pas la faveur qu’il demande, et cette faveur me paraît de la plus étroite justice.

 

          Les intérêts de ma colonie et de ce jeune homme m’occupent tellement, et ma mauvaise santé me rend si faible, que j’ai un peu ralenti de mon ardeur pour ces belles-lettres qui m’ont fait une illusion si longue, et qui m’ont souvent consolé dans mes afflictions.

 

          Je me flatte que madame d’Argental a tous les soins possibles de sa santé, dans son bel appartement dont elle ne sort guère, et dans lequel j’aurais bien voulu vous faire ma cour.

 

          Vous pourriez bien me dire en général, sans entrer dans aucun détail, si l’homme dont je vous ai parlé dans ma dernière lettre (2) a été en effet assez abandonné de Dieu et du bon sens pour faire l’énorme sottise qu’on lui a imputée. Le vieux malade, mon cher ange, se cache toujours dans son trou, à l’ombre de vos ailes.

 

 

1 – D’Etallonde de Morival. (G.A.)

2 – Maupeou. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

24 Septembre 1774 (1).

 

 

          Vous oubliez donc, monsieur, combien je m’intéresse à vous. Pas la moindre nouvelle de ce que vous devenez, de ce que vous faites. Vous me laissez ignorer si l’on vous a donné au moins une pension sur la Gazette. Je ne crois pas que vous alliez dans votre Lampedouse ; mais si par hasard vos preniez ce chemin, songez que vous avez des amis sur la route.

 

          Il a couru des bruits bien ridicules sur le magistrat (2) qui vous avait donné le secrétariat de la librairie. Je ne crois rien de ce qu’on dit ; mais je croirai tout ce que vous me direz.

 

          Mandez-moi, je vous prie, quel est le magistrat qui est à la tête de la librairie. Est-ce M. Lenoir ? Et faut-il vous écrire sous son enveloppe ?

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Maupeou. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

25 Septembre 1774 (1).

 

 

          Je venais, mon cher ange, d’envoyer votre billet, selon la permission que vous m’en aviez donnée. Je reçois dans le moment votre lettre du 19 septembre, et je vais sur-le-champ écrire à Paris, afin qu’on ne vous présente le billet que lorsque vous en donnerez l’ordre. D’ailleurs, l’homme qui devait venir chez vous pour ce petit paiement a dû être chargé d’attendre votre commodité, et il n’y avait nulle forme de lettre de change.

 

          Je vous suis très obligé des éclaircissements que vous avez bien voulu me donner sur un homme à qui je m’intéresse (2) ; on m’a assuré qu’il avait un courage tranquille. Je serai fort étonné si je vois le dénouement des affaires publiques ; je m’affaiblis tous les jours, et j’irai bientôt trouver votre pauvre frère. J’ai lutté vingt ans contre le climat de la Suisse ; cela est bien honnête. J’espère que madame Denis soutiendra la petite colonie que j’ai établie ; je dirai en prenant congé :

 

… Urgem exiguam statui : mea mœbua vudu.

 

          A l’égard du jeune homme (3) pour qui vous avez une juste pitié, il n’est pas possible qu’il aille à Paris, et il n’y a qu’un ami de M. de Miromesnil (4) qui pût obtenir pour lui la faveur dont il est si digne. Je ne connais personne auprès de lui. Je souhaite de vivre assez pour être utile à cet infortuné ; mais je ne l’espère pas.

 

          L’abbé de Voisenon me mande que M. le maréchal de Richelieu s’amuse à lui prouver que je suis l’auteur de la lettre du théologien. Je suis bien aise que son procès contre madame de Saint-Vincent lui laisse assez de gaieté dans l’esprit pour turlupiner ainsi ses serviteurs ; mais je suis fâché qu’il respecte si peu les bontés dont il m’a toujours honoré ; il est si aimable, qu’on lui pardonne tout.

 

          Bonsoir, mon très cher ange ; jouissez longtemps d’une vie heureuse, de la considération que vous avez méritée ; bravez avec madame d’Argental l’hiver qui va me porter le dernier coup ; mes très faibles bras vous embrassent. Je me mets aux pieds de madame d’Argental.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Maupeou. Voyez la lettre du 14. (G.A.)

3 – Toujours d’Etallonde. (G.A.)

4 – Nouveau garde des sceaux. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Turgot.

 

A Ferney, 28 Septembre 1774.

 

 

          Le vieux malade de Ferney remercie la nature de l’avoir fait vivre assez longtemps pour voir l’arrêt du conseil du 13 septembre 1774 (1). Il présente ses respects et ses vœux à l’auteur.

 

 

1 – C’est l’arrêt du conseil qui autorise le libre commerce du blé dans le royaume. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Agay.

 

 

 

          Monsieur, je vous dois plus d’un remerciement du Discours (1) dont vous avez bien voulu que M. Laurent me gratifiât. Vous avez donné un grand exemple. C’est, je crois, la première fois qu’on a vu un magistrat être, à la fois, à la tête d’une province et de tous les arts, les encourager par son éloquence comme par sa protection. Je suis dans la foule de ceux qui vous applaudissent, et je serais dans celle que vous animez par vos leçons, si ma vieillesse et mes maladies me permettaient de cultiver encore quelqu’un des beaux-arts qui vous ont tant d’obligations. Le triste état où je suis me rend incapable de vous remercier comme je le voudrais, mais ne me rend pas moins sensible à votre rare mérite. Vous illustrez un siècle célèbre par tous les talents utiles. Heureux ceux qui les exercent sous vos yeux ! J’ai l’honneur d’être avec autant de respect que d’estime et de reconnaissance, etc.

 

 

1 – Sur les avantages que l’humanité retire des sciences, des lettres et des arts. Il avait été prononcé à l’Académie d’Amiens. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Lisle.

 

2 Octobre 1774 (1).

 

 

          J’aurais bien voulu, monsieur, passer quelques jours avec vous dans le château dont j’ai vu naître le seigneur (2) ; mais je ne suis pas comme les jeunes dragons ; je ne puis courir, et j’attends patiemment dans mon lit la camarde muette qui met fin à toutes les tracasseries.

 

          Vous m’apprenez que M. l’évêque de Laon est un Rochechouart ; c’est un nom que je respecte, et ce que vous me dites de cet évêque me le rend bien plus respectable. Je ne sais point du tout ce que c’est que la physique de son diocèse dont vous me parlez ; mais je sais très bien qui sont les auteurs de cette lettre d’un prétendu théologien. Je ne le dirai pas, car je ne veux pas me brouiller avec ceux qui travaillent pour la bonne cause. Je ne veux pas non plus me brouiller avec vous, parce que vous ne m’avez pas soupçonné sans doute d’être assez fat pour me louer moi-même, ni d’être assez géomètre pour examiner le système des cordes vibrantes de d’Alembert (3), dont je n’ai jamais entendu parler, ni assez imprudent pour attaquer tout le clergé en général, avec la même violence que Pascal tombait sur les jésuites dans les dernières Lettres provinciales. J’en ai dit mon sentiment à ces messieurs ; je leur ai représenté combien il est dangereux d’insulter un corps, qui est le premier du royaume, comme l’étaient les druides, et qui a plus de richesses que les financiers. J’ai été très fâché, surtout, qu’on ait dans cette lettre outragé l’abbé de Voisenon, qui est mon ami depuis quarante ans. Je ne puis vous exprimer la colère où je serais contre ceux qui auraient l’injustice de m’imputer cet ouvrage.

 

          Pour la petite brochure sur l’oraison funèbre (4), c’est autre chose. J’en ai fait venir deux exemplaires de Lyon pour vous les envoyer. Vous verrez que l’auteur a pensé comme vous sur l’oraison funèbre des jésuites et sur la satire de Louis XV.

 

          Quand vous reviendrez à Paris, monsieur, tâchez, je vous en prie, de trouver Ferney sur votre route. Vous pourrez voir aux Deux-Ponts M. de Fontanelle (5), qu’on prendrait volontiers pour M. de Fontenelle. S’il vous tombe sous la main, seriez-vous assez bon pour lui dire qu’il a en moi un très zélé partisan dont il n’a nul besoin ?

 

          Une très belle voix que Dieu nous a envoyée, nous a chanté des morceaux d’Iphigénie et d’Orphée qui nous ont fait un extrême plaisir. Ce qui m’en a fait encore beaucoup, c’est l’arrêt du conseil sur la liberté des blés. Ce qui m’en ferait davantage, aussi bien qu’à madame Denis, ce serait d’avoir l’honneur de vous posséder dans notre ermitage. – V.

 

 

P.S. – J’ai été aussi aise du rétablissement de la santé de M. le duc de Choiseul que fâché de sa méprise sur mon compte.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Cirey, appartenant au duc du Châtelet. (A. François.)

3 – Il est question de ces cordes vibrantes dans la Lettre d’un théologien. (A. François.)

4 – L’oraison funèbre de Louis XV, prononcée à Saint-Denis par Beauvais, évêque de Senez. (G.A.)

5 – Rédacteur de la Gazette universelle de Deux-Ponts. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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