CORRESPONDANCE - Année 1774 - Partie 12
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à Madame d’Épinay.
8 Juillet 1774.
Quoi, ma philosophe a été comme moi sur la frontière du néant, et je ne l’ai pas rencontrée ! je n’ai point su qu’elle fût malade ! Je ne doute pas que son ancien ami Esculape-Tronchin ne lui ait donné dans ce temps funeste des preuves de son amitié pour elle, et de son pouvoir sur la nature : si cela est, je l’en révérerai davantage, quoiqu’il m’ait traité un peu rigoureusement.
Mes misérables quatre-vingts ans sont les très humbles serviteurs de vos étouffements et de vos enflures ; et, sans ces quatre-vingts ans, je pourrais bien venir me mettre à côté de votre chaise longue.
J’ai reçu, il y a longtemps, des nouvelles d’un de vos philosophes (1), datées du pôle arctique ; mais rien de l’autre (2), qui est encore en Hollande : je ne sais pas actuellement où est M. Grimm ; on dit qu’il voyage avec MM. de Romanzow ; il devrait bien leur faire prendre la route de Genève ; il est bon que ceux qui sont nés pour être les soutiens du pouvoir absolu voient les républiques.
J’admire le roi de s’être rendu à la raison, et d’avoir bravé les cris du préjugé et de la sottise ; cela me donne grande opinion du siècle de Louis XVI. S’il continue, il ne sera plus question du siècle de Louis XIV. Je l’estime trop pour croire qu’il puisse faire tous les changements dont on nous menace. Il me semble qu’il est né prudent et ferme ; il sera donc un grand et bon roi. Heureux ceux qui ont vingt ans comme lui, et qui goûteront longtemps les douceurs de son règne ! Non moins heureux ceux qui sont auprès de votre chaise longue ! Je suis fixé sur le bord du lac, et c’est de ma barque à Caron que je vous souhaite, du fond de mon cœur, la vie la plus longue et la plus heureuse. Agréez, madame, mes très tendres respects, etc.
1 – Grimm. Il était allé avec Diderot à Saint-Pétersbourg. (G.A.)
2 – Diderot. (G.A.)
à M. le chevalier de Lisle.
A Ferney, 10 Juillet 1774.
J’ai oublié, monsieur, de vous répondre sur le chapitre du roué (1), ou rouable, que vous croyez être à Lausanne, et y avoir pris votre nom. Il est vrai qu’il y avait un roué surnommé Delille. C’était un moine défroqué qui avait enlevé une fort jolie fille. Ses supérieurs couraient après lui pour le faire brûler : nous avons envoyé le moine et sa demoiselle en Russie.
L’autre moine, dont vous me parlez, ou l’autre roué, comme il vous plaira, a passé quelque temps à Vevay sur le chemin du Valais. On le dit à présent en Italie. Voilà tout ce que je sais des anciens seigneurs de la cour.
1 – Du Barry, surnommé le Roué : on disait à Paris qu’après la mort de Louis XV, il s’était réfugié en Suisse sous le nom de Delille, qu’il aurait pu porter à cause de la terre de l’île-Jourdain qu’il avait escroquée, et que l’abbé Terray lui rescroqua dès que Louis XV fut mort. (K.)
à M. Suard.
A Ferney, 16 Juillet 1774.
J’ai, monsieur, plus d’un remerciement à vous faire (1). Je n’ose vous parler d’un portrait dans lequel je ne dois pas avoir l’impudence de me reconnaître ; mais, s’il était vrai que vous eussiez voulu soutenir un pauvre vieillard sur le bord de son tombeau, contre la sainte cabale qui ameute les Sabatier et les Clément, jugez quelle obligation vous aurait ce vieux bon homme, et comme il marcherait gaiement vers sa dernière heure !
C’est d’un plus grand bienfait que je voudrais vous rendre des actions de grâces publiques. Savez-vous qu’un curé de votre pays (2) et de mon voisinage a fait un assez gros livre pour prouver que je suis le plus religieux des hommes, et que j’ai eu bien de la peine à empêcher qu’il ne fût imprimé ? tant la bonté extrême de cet honnête curé aurait fait rire la malignité humaine !
Je vous dois cent fois plus de reconnaissance (et la saine partie de l’Académie, et la saine partie du public, en auront autant que moi) pour votre très étonnant discours, pour cette vertu courageuse dont vous avez donné le premier (3) exemple, pour cette raison victorieuse avec laquelle vous avez confondu les ennemis de la raison. Le jour de votre réception (4) sera une grande époque. Il y a si peu d’intervalle entre l’éloge de Fénelon, condamné par un arrêt du conseil (5), et votre discours (condamné sans doute par le recteur Coger), que je suis encore tout stupéfié de votre intrépidité. Il est vrai qu’elle est accompagnée d’une grande sagesse. Vous vous êtes couvert de l’égide de Minerve, en frappant à droite et à gauche avec l’épée de Mars.
Je dois me taire sur ceux qui ont eu le malheur de retarder votre réception ; j’en ai gémi pour eux. Je me flatte qu’ils verront combien ils avaient été trompés. Vous ne vous êtes vengé qu’en les éclairant ; il faudra bien qu’ils pensent comme le public.
Voilà, Dieu merci, une nouvelle carrière ouverte ; il faudra jeter dans le feu presque tous les discours précédents, qui n’ont été que de fades éloges en style académique.
Je vois enfin les véritables fruits de la philosophie, et je commence à croire que je mourrai content. J’ai craint pendant quelque temps qu’on ne rendît quelque arrêt pour supprimer le nom de philosophe dans la langue française ; supprimez le nom d’hypocrite dans l’Académie, ou du moins que ceux qui le sont encore en rougissent, et qu’ils prennent les livrées de la raison, pour oser paraître devant les honnêtes gens.
Je vais relire votre discours pour la quatrième fois. Si mes quatre-vingts ans et mes maladies me permettaient de me remuer, je voudrais vous embrasser vous et vos amis. Adieu, monsieur ; point de formule gothique, etc. Je suis votre redevable, etc.
à M. le marquis de Condorcet.
18 Juillet 1774.
Je suis confus, monsieur, et pénétré de reconnaissance. Ce n’est point par vanité que mon cœur est si sensible à tout ce que vous avez bien voulu dire en ma faveur, dans le Mercure de juillet (1) ; c’est qu’en effet rien n’est plus précieux pour moi qu’une pareille marque d’amitié. Ce qui ajoute encore à votre bienfait, c’est ce noble et juste mépris qu’il vous sied si bien de témoigner à ces petits regrattiers de la littérature, à cette canaille qui, en barbouillant du papier pour vivre, ose avoir de l’amour-propre, et qui juge avec tant d’insolence de ce qu’elle n’entend pas. Il est juste d’écarter à coups de fouet les chiens qui aboient sur notre passage.
J’aurais bien voulu lire les Barmécides de M. de La Harpe. Il est le seul qui approche du style de Racine, et même d’assez près ; mais il a encore plus d’ennemis que n’en eut Racine. Dieu veuille qu’il trouve un Louis XIV ! j’ai peur qu’il ne rencontre que des Pradons. Il a, de plus, un grand malheur ; c’est d’être né dans un siècle dégoûté, qui ne veut plus que des drames et des doubles croches, et qui au fond ne sait ce qu’il veut. Le public est à table depuis quatre-vingts ans ; il boit enfin de mauvaise eau-de-vie sur la fin du repas.
Les hommes de génie peuvent dire, dans ce temps, qu’ils sont nés mal à propos. Ce n’est pas pour vous que je parle, ni pour d’Alembert ; car vous êtes nés tous deux pour honorer votre siècle, et pour nous défaire de la multitude d’insectes qui bourdonnent et qui voudraient piquer.
Je suis bien aise que l’insecte qui a voulu ressusciter le procès de M. de Morangiés ait été écrasé par la commission du conseil ; cet insecte était dangereux : il donnait au mensonge l’air de la vérité. J’ai lu une moitié de son mémoire, qu’on m’a envoyé : il faut que le rapporteur du conseil ait un esprit bien fin et bien juste, pour avoir démêlé toutes les petites fourberies dont ce mémoire atroce fourmille. Il me semble que M. de Sartines est très outragé dans ce mémoire, sous le nom général de la police. Je ne sais rien de plus punissable.
On me console, en m’assurant que les assassins du chevalier de La Barre ne reviendront point pour être nos tyrans, en faisant semblant d’être les protecteurs du pauvre peuple, qui n’est que le sot peuple.
On parle de prochains changements dans le ministère ; mais il est dit dans la sainte Ecriture Nolite audire prophetas. Adieu, monsieur ; conservez-moi des bontés qui font la consolation de ma vie.
1 – Lettre de M. le marquis de Condorcet à M. de La Harpe. (G.A.)
à M. de La Motte.
A Ferney, ce 18 Juillet 1774.
Le malade octogénaire à qui vous avez fait l’honneur d’écrire fut, il est vrai, assez heureux, il y a quinze ans, pour être de quelque utilité à la descendante d’un grand homme (1) ; mais ayant été, depuis ce temps, dépouillé par le ministère de cent mille écus qu’il avait mis en dépôt chez le banquier du roi, pour subvenir aux frais d’une colonie qu’il a établie dans sa terre, il se trouve dans l’impossibilité de faire ce que vous lui proposez.
S’il peut, avant de mourir, rétablir ses affaires, il se fera un plaisir et un honneur d’exécuter vos volontés (2). Il est avec respect, etc.
1 – Mademoiselle Corneille. (G.A.)
2 – Nous ne savons quelle personne lui était recommandée. (G.A.)
à M. le marquis Albergati Capacelli.
A Ferney, 8 Juillet 1774 (1).
Le vieux malade de Ferney remercie monsieur Albergati de la bonté qu’il a eue de le ressusciter, en lui faisant lire son Prisonnier. Il espère que sa résurrection sera parfaite, dès qu’il aura lu son Hôte. Son état ne lui permet point d’écrire de longues lettres ; mais il compte sur l’indulgence du respectable auteur de l’Hôte et du Prisonnier. Ce sera toujours une grande consolation pour lui de recevoir tout ce que M. le marquis d’Albergati voudra bien lui envoyer. Il lui présente ses très humbles et très sensibles remerciements.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de Pomaret.
26 Juillet 1774.
C’était, monsieur, un Montillet, archevêque d’Auch, qui, ayant appris qu’un grand nombre de vos réformés s’étaient assemblés extraordinairement le 4 de mai dans son diocèse, et avaient transgressé la loi au point de prier Dieu publiquement pour la santé de Louis XV, déféra ce crime à Louis XVI.
Je donnai part à quelques-uns de vos confrères du zèle qu’a témoigné ce digne prélat, possesseur d’ailleurs de cent mille écus de rente. Il est gouverné par une demi-douzaine de jésuites, qui ne sont pas aussi riches que lui, mais qui sont aussi saints et aussi sages.
Un marquis de Ganges, exempt des gardes du roi, est aujourd’hui à Ferney. Je voudrais bien qu’il vous y eût amené.
J’espère que, dans sept ou huit cents ans, les hommes ne se persécuteront plus pour savoir, Utrum chimœra bombinans in vacuo possit comedere secundas intentiones.
à Madame la marquise du Deffand.
28 Juillet 1774.
Je n’ai point de thème aujourd’hui, madame ; j’ai envie de vous écrire, et je n’ai rien à vous dire. Quand je vous aurai souhaité un bon estomac, de la dissipation, et de l’amusement, il en résultera seulement que je vous ai ennuyée.
Le conte que vous m’avez fait de ce nouveau conseiller qui n’osait copiner avant que ses anciens copinassent, est un vieux conte que j’ai entendu faire avant que madame de Choiseul fût née.
J’ai un neveu (1) qui est gros comme un muid, et qui est doyen des conseillers-clercs du nouveau parlement : il faut me pardonner de prendre un peu le parti de sa compagnie. L’ancienne n’était guère plus savante, et était certainement plus tracassière. Si vous vous faites lire l’histoire, vous aurez remarqué que, depuis François Ier, le parlement de Paris a cru toujours ressembler au parlement d’Angleterre.
C’est précisément comme si un de nos consuls se croyait consul romain. Le monde a toujours été gouverné par des équivoques. Toutes nos querelles de religion ont eu des équivoques pour principe ; c’est ce qui m’a fait souhaiter que la satire de Boileau sur les équivoques fût un peu meilleure.
Il me paraît que vous autres Parisiens vous allez voir une grande et paisible révolution dans votre gouvernement et dans votre musique. Louis XVI et Gluck vont faire de nouveaux Français.
M. de Lisle va à son régiment (2), et je n’aurai plus de nouvelles. Il avait une pitié charmante pour ma curiosité. Il me donnait des thèmes toutes les semaines ; il égayait le sérieux de ma vie, car je suis très sérieux : je fais mes moissons, je plante, je bâtis, j’établis une colonie qu’on va peut-être détruire : voilà des occupations graves.
Portez-vous bien, madame, ayez du plaisir, si vous pouvez ; cela est bien plus important et beaucoup plus difficile. Je vous suis attaché depuis bien longtemps ; mais à quoi cela sert-il ? Je vous suis inutile, je suis vieux, je vais mourir. Adieu, madame : je vous aime comme si j’avais encore vingt ans à vivre gaiement avec vous. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Mignot. (G.A.)
2 – De Champagne-dragons. (A. François.)