CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 22

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 22

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

 

 

A M. le marquis d’Argence de Dirac.

 

A Ferney, 15 Octobre 1773 (1).

 

 

          Quelquefois l’octogénaire malade est bien excusable dans sa négligence à répondre ; quelquefois aussi il y a un moment de relâche, et alors il saisit cet instant pour remercier M. le marquis d’Argence, et pour le bien assurer qu’il mourra plein de tendresse pour lui.

 

          Si M. de Sauvigny, premier président du parlement de Paris, n’avait pas interrogé lui-même deux coquins de la bande Jonquay, jamais M. le comte de Morangiés n’aurait gagné son procès, tant la faction de ces fripons était devenue puissante, tant ils avaient fasciné les yeux des juges. M. le marquis d’Argence, qui est aussi sage que rempli de bonté pour moi, fait une très belle action en publiant sa lettre (2), et en fait une très prudente en la répandant sobrement. Le vieux malade le supplie d’agréer ses tendres respects.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Lettre au comte de Périgord, où d’Argence détruit diverses calomnies répandues sur Voltaire. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le comte André de Schowalow.

 

A Ferney, 15 Octobre 1773.

 

 

L’Amour, Epicure, Apollon,

Ont dicté vos vers que j’adore (1).

Mes yeux ont vu mourir Ninon ;

Mais Chapelle respire encore.

 

          Je ne reviens point, monsieur, de ma surprise que Chapelle ait perfectionné son style à Pétersbourg. Quelques Français me demandent pourquoi je prends le parti des Russes contre les Turcs. Je leur réponds que quand les Turcs auront une impératrice comme Catherine II, et qu’il y aura à la Porte ottomane des chambellans comme M. le comte de Schowalow, alors je me ferai Turc ; mais je ne puis être que Grec tant que vous ferez des vers comme Théocrite. Il y a même dans votre épître une philosophie qu’on ne trouve ni dans Théocrite, ni dans aucun des anciens poètes grecs.

 

Profitez de votre printemps ;

Chantez, baisez votre bergère ;

Faites des vers et des enfants.

Ma triste muse octogénaire,

Qui cède aux outrages du temps,

Doit vous admirer et se taire.

 

 

1 – Schowalow lui avait envoyé une Epître à Ninon de Lenclos. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Lekain.

 

A Ferney, 20 Octobre 1773.

 

 

          Le vieux malade de Ferney, monsieur, a été sensible à votre souvenir et à votre lettre ; s’il ne vous a pas remercié plus tôt, c’est qu’il a été dans un état déplorable.

 

          Il a su que vos grands talents se sont déployés plus que jamais à Fontainebleau ; il a fait son petit profit des choses que vous avez bien voulu lui mander, et M. d’Argental peut vous en instruire.

 

          Il n’a été à aucun spectacle depuis que vous avez quitté le petit pays de Gex. On ne peut entendre personne, quand on a eu le plaisir de vous entendre. Madame Denis vous fait bien des compliments, et l’inutile vieillard vous embrasse de tout son cœur.

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

A Ferney, 22 Octobre 1773.

 

 

          Avez-vous vu, mon cher ami, une pauvre femme franc-comtoise à qui un conseiller de votre ancien parlement a voulu persuader qu’elle était son esclave, et à qui on a enlevé tout, jusqu’à sa chemise ?

 

          J’ai recours à vous, mon cher philosophe, en plus d’un genre. Je voudrais trouver, dans les Institutes de Justinien, l’endroit où il est parlé de l’ancienne loi des Douze Tables, qui permet aux pères de vendre leurs enfants deux fois, loi abolie par l’humanité de Dioclétien, qu’on fait passer parmi nous pour un monstre, et rétablie par Constantin, qu’on nous donne pour un saint. Si vous pouvez trouver ces deux lois du méchant Dioclétien et du bon Constantin, vous me rendrez un grand service, car il n’y a point, dans mon Justinien, de grande table de matières. Mon édition est de 1756, chez les Cramer.

 

          Mandez-moi un peu de vos nouvelles. Je vous embrasse bien tendrement. LE VIEUX MALADE.

 

 

 

 

 

à M. de Monteynard. (1)

 

 

 

          Mon gendre Dupuits a obéi à vos ordres avec la célérité d’un officier qui veut vous plaire en faisant son devoir ; mais il n’a pu mettre à vos pieds le détail de ses opérations aussi promptement qu’il les a faites. Il a fallu chercher dans nos déserts des mains qui pussent transcrire son écrit, et copier promptement ses dessins que vous verrez dans le corps de l’ouvrage. Il ne m’appartient pas, monseigneur, de juger de l’utilité de son travail. Je ne puis répondre que de son empressement à vous obéir et à mériter vos bonnes grâces.

 

          J’envoie son paquet à Lyon par un exprès ; le directeur de la poste vous le dépêchera sans doute par le même ordinaire. Je suis avec un profond respect, monseigneur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

A Ferney, 25 Octobre 1773 (1).

 

 

          Le vieux malade de Ferney vous avoue, monsieur, qu’il joint la paresse à toutes ses autres maladies. Je ne suis pourtant pas paresseux, lorsqu’il est question de lire d’aussi bons ouvrages que celui dont M. Bertrand m’a gratifié (2).

 

          Quant à l’énorme et ridicule fatras imprimé à Lausanne, dont j’ai envoyé une vingtaine de volumes à M. Bertrand, je lui demande bien pardon de la faiblesse que j’ai eue de faire cette sottise. Je ne savais pas ce que contenaient tous ces livres qu’on imprime à Lausanne et à Genève, sans m’en donner le moindre avis. Il y a mille fadaises qui ne sont pas de moi, et celles qui en sont méritent encore plus que les autres d’être jetées au feu. C’est le parti que je prends souvent, quand je rencontre par hasard un de ces volumes qu’on imprime sans me consulter. Je ressemble aux vieilles catins dont on débite l’histoire amoureuse ; si elles ont eu quelques amants dans leur jeunesse, on leur en donne mille.

 

          Le vieux malade fait infiniment plus de cas des connaissances utiles de M. Bertrand, et surtout de sa conversation, que de toutes les rapsodies qu’on appelle belles-lettres. Il conservera pour lui, jusqu’au dernier moment de sa vie, la plus sincère estime et la plus tendre amitié.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Le Dictionnaire universel des fossiles. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

25 Octobre 1773 (1).

 

 

          Je vous avoue, mon cher monsieur, que je n’avais pas pensé qu’un service d’ami pût avoir des conséquences si désagréables. Il me paraît que l’affaire de madame Goezmann et de M. de Beaumarchais ne devait vous compromettre en aucune façon, ni vous ni M. d’Arnaud. Voilà la première fois qu’on a été inquiété pour avoir voulu apaiser une querelle et étouffer un procès.

 

          Je pense que rien n’est plus étranger à ce procès que les deux incidents qu’on appelle épisodes. Le véritable fond de l’affaire est précisément ce qu’on ne dit pas dans les mémoires, ce qu’on fait soupçonner à tout le public et ce qui ne regarde nullement, à mon gré, ni vous ni M. d’Arnaud.

 

          Je trouve que M. de Beaumarchais pouvait se passer de vous compromettre tous deux.

 

          Je suis très affligé de cette tracasserie qu’on vous fait de gaieté de cœur. J’en suis fâché pour Lépine, qui me paraît un honnête homme, et qui est fort utile aux manufactures de montres que j’ai établies à Ferney. Il m’a paru sage, laborieux et pacifique. S’il pouvait contribuer à étouffer cette affaire, je crois que ce serait une très bonne action.

 

          Je vous prie de ne me laisser rien ignorer de toute cette aventure. Vous savez combien je m’intéresse aussi à la gloire du parlement de Paris, qui est attaquée dans le sujet de la pièce dont vous faites un épisode.

 

          On m’a mandé que les du Jonquay avaient osé présenter requête au conseil contre l’arrêt du parlement qui les condamne à des peines trop douces. Cette démarche me paraît aussi étrange pour le moins que cet épisode qui vous compromet dans une cause qui vous est absolument étrangère. Adieu, mon cher ami, je vous suis aussi attaché que je vous suis inutile.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Bertrand.

 

Ferney, 30 Octobre 1773.

 

 

          Le vieux malade est toujours dans son lit ; il fait mille compliments à M. Bertrand. Il lui enverra cette détestable édition, sitôt qu’elle sera finie.

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

A Ferney, 1er Novembre 1773.

 

 

          Eh bien ! madame, je commence par les diamants brillants (1). Page 102, tome Ier : « Pourquoi faire de Dieu un tyran oriental ? pourquoi lui faire punir des fautes légères par des châtiments éternels ? Pourquoi mettre le nom de la Divinité au bas du portrait du diable ? »

 

          Page 107 : « Nous sommes étonnés de l’absurdité de la religion païenne ; celle de la religion papiste étonnera bien davantage la postérité. »

 

          Page 121 : « Pour être philosophe, dit Malebranche, il faut voir évidemment ; et, pour être fidèle, il faut croire aveuglément. Malebranche ne s’aperçoit pas que de son fidèle il en fait un sot. »

 

          Page 321 : «  Pourquoi tout moine, qui défend avec un emportement ridicule les faux miracles de son fondateur, se moque-t-il de l’existence des vampires ? c’est qu’il n’a point d’intérêt à le croire. Otez l’intérêt, reste la raison, et la raison n’est pas crédule. »

 

          Je prends ces petits diamants au hasard, madame ; il y en a mille dans ce goût, dont l’éclat m’a frappé. Cela n’empêche pas que le livre ne soit très mauvais. Je passe ma vie à chercher des pierres précieuses dans du fumier ; et, quand j’en rencontre, je les mets à part, et j’en fais mon profit ; c’est par là que les mauvais livres sont quelquefois très utiles.

 

          J’ai lu, il n’y a pas longtemps, l’Art d’aimer, de Bernard. C’est un des plus ennuyeux poèmes qu’on ait jamais faits ; cependant il y a, dans ce long poème, une trentaine de vers admirables et dignes d’être éternels, comme le sujet du poème le sera.

 

          Pour faire un bon livre, il faut un temps prodigieux et la patience d’un saint ; pour dire d’excellentes choses dans un plat livre, il ne faut que laisser courir son imagination. Cette folle du logis a presque toujours de beaux éclairs : voilà pour Helvétius.

 

          A l’égard de l’Eloge de Colbert, c’était un ouvrage qu’on ne pouvait faire qu’avec de l’arithmétique : aussi est-ce un excellent banquier (2) qui a remporté le prix. J’avoue que je ne saurais souffrir qu’un homme qui porte un habit de drap de Van-Robais ou de velours de Lyon, qui a des bas de soie à ses jambes, un diamant à son doigt, et une montre à répétition dans sa poche, dise du mal de Jean-Baptiste Colbert, à qui on doit tout cela.

 

          La mode est aujourd’hui de mépriser Colbert et Louis XIV : cette mode passera ; et ces deux hommes resteront à la postérité avec Racine et Boileau.

 

          Après vous avoir confié mes inutiles idées sur ces objets de curiosité, je viens à l’essentiel, c’est-à-dire à vous, à votre santé, à votre situation, qui m’intéressent véritablement. L’âge avance, je le sens bien, et mes quatre-vingts ans m’en avertissent rudement. Notre faculté de penser s’en ira bientôt comme notre faculté de manger et de boire. Nous rendrons aux quatre éléments ce que nous tenons d’eux, après avoir souffert quelque temps par eux, et après avoir été agités de crainte et d’espérance pendant les deux minutes de notre vie. Vous êtes plus jeune que moi ; ainsi, selon la règle ordinaire, je dois passer avant vous.

 

          M. de Lisle se moque de moi de dire qu’il m’a trouvé de la santé. Je n’en ai jamais eu, je ne sais ce que c’est que par ouï-dire. Je n’ai pas passé un jour de ma vie sans souffrir beaucoup. J’ai peine même à concevoir ce que c’est qu’une personne dans une santé parfaite ; car on ne peut jamais avoir de notion juste de ce qu’on n’a point éprouvé ; voilà pourquoi je suis très persuadé qu’il est impossible qu’un médecin ait la moindre connaissance de la fièvre et des autres maladies, à moins qu’il n’en ait été attaqué lui-même.

 

          Vous me citez deux beaux vers de M. de Saint-Lambert. Ils vous ont fait plus d’impression que les autres, parce qu’ils vous rappellent votre état et celui de vos amis. Le grand secret des vers, c’est qu’ils puissent s’ajuster à toutes les conditions et à toutes les situations où l’on se trouve. Ces deux vers de l’abbé de Chaulieu :

 

Bonne ou mauvaise santé

Fait notre philosophie,

 

resteront éternellement, parce qu’il n’y a personne qui n’en éprouve la vérité.

 

          Ce que vous me mandez de madame de La Vallière m’étonne et m’afflige ; mais si elle n’est que faible, il y a du remède. Le vin n’a été inventé que pour donner de la force. Je conçois que son état vous attriste ; vous n’avez point, dites-vous, de courage ; cela veut dire que vous êtes sensible ; car le courage de voir périr autour de soi, sans s’émouvoir, toutes les personnes avec lesquelles on a vécu, est la qualité d’un monstre ou d’un bloc de pierre de roche. Je fais grand cas de votre faiblesse ; tant qu’on est sensible, on a de la vie. Puissiez-vous, madame, avoir longtemps cette faiblesse d’âme dont vous vous plaignez ! Je mourrai sans avoir eu la consolation de m’entretenir avec vous ; c’est là ma grande douleur et ma grande faiblesse. Mon âme (s’il y en a une) aime tendrement la vôtre ; mais à quoi cela sert-il ?

 

 

1 – Madame du Deffand avait prié Voltaire de lui montrer les perles et les diamants qu’il avait trouvés dans la « petite brochure de quatorze cents pages de M. Helvétius. » La petite brochure est le livre sur l’Homme. (G.A.)

2 – Necker. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de Maupeou.  (1)

 

 

 

          Monseigneur, permettez que j’aie l’honneur de vous présenter le mémoire du sieur Bacon, substitut de M. le procureur général. Vous y verrez une vexation bien criminelle, exercée par un des plus insolents factieux du parti de l’ancien parlement contre un officier du nouveau, créé par vous-même. Un tel excès, porté jusqu’à compromettre votre nom, est bien surprenant. Le sieur Bacon était venu chez moi, l’année passée, avec l’abbé Mignot, et il est venu seul cette année. Son aventure à Mont-Luçon prouve assez qu’on a voulu outrager en lui le parlement de Paris. Ce n’est pas à moi, monseigneur, de vous représenter l’énormité de cet attentat ; c’est au chef suprême de la magistrature, qui peut le réprimer, à en juger. Je suis avec un profond respect et un attachement inviolable, monseigneur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article