CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 4

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à M. Imbert.

A Ferney, 5 Février 1773 (1).

 

 

          Vous avez bien voulu, monsieur, m’écrire quelquefois ; je m’adresse à vous dans une occasion où je crains de fatiguer M. le chancelier et M. de Sartines, occupés tous deux de plus grandes affaires que de celles d’un libraire. J’ai déjà porté mes justes plaintes à M. de Sartines de la contravention d’un nommé Valade, libraire de la rue Saint-Jacques, qui, sans approbation ni privilège, a imprimé et publié, sous le titre de Genève, les Lois de Minos entièrement défigurées.

 

          Il faut que quelque gagiste de la comédie lui ait vendu clandestinement un mauvais manuscrit, auquel on aura cousu quelques vers pour grossir l’ouvrage. Le libraire Valade aura trompé le censeur royal et lui aura fait accroire que le manuscrit venait de moi.

 

          Comme je n’ai presque aucun commerce avec Paris, je ne connais aucun censeur des livres. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien m’indiquer celui à qui Valade a pu s’adresser, afin que je le supplie de vouloir bien prendre les mesures nécessaires pour arrêter le débit de cette édition furtive.

 

          Je viens d’apprendre que ce même Valade a été l’imprimeur des Trois-Siècles et d’une lettre à moi adressée, qui sont, dit-on, des libelles diffamatoires composés par un nommé Sabatier et par un nommé Clément, remplis des plus horribles calomnies.

 

          J’ignore quel est le secrétaire de la librairie qui a succédé à M. Marin. Mon âge et mes maladies m’ont privé de toute correspondance avec les gens de lettres. Souffrez que je vous rappelle ici les sentiments avec lesquels vous m’avez prévenu. Je vous supplie de me les continuer et de vouloir bien montrer ma lettre à M. de Sartines. J’ai l’honneur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.  (1)

 

 

 

          Il est clair que la pièce imprimée par Valade l’a été sur le manuscrit de M. d’Argental, car on y trouve ce vers :

 

Tout pouvoir a son terme, et cède au préjugé.

 

          Il y a dans mon manuscrit, et dans l’édition de Cramer, tout pouvoir a sa borne ; M. d’Argental a voulu absolument son terme. Il n’a pas songé qu’avoir son terme signifie finir ; tout pouvoir finit, et cède au préjugé, n’a pas de sens ; et s’il en forme un, c’est celui-ci : tout roi est détrôné par le préjugé, ce qui est absurde. Il ne faut que trois ou quatre contre-sens pareils pour gâter entièrement une scène passable. Si c’est vous qui avez fait cette correction, vous avez été dans une grande erreur. Il est plus difficile d’écrire correctement qu’on ne pense ; mais aussi rien ne m’est plus aisé que de vous dire combien mon cœur est plein de reconnaissance et d’attachement pour vous, et qu’il ne cessera de vous aimer que quand il cessera de battre.

 

 

1 – Ce billet ou fragment de lettre avait été jusqu’alors cousu comme post-scriptum à la lettre à Thibouville du 28 décembre 1772. Il ne peut être que de février 1773. (G.A.)

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

A Ferney, 8 Février 1773.

 

 

          Je vous ai un peu grondé, mais je ne vous en aime pas moins. Il est vrai que si l’on avait été tout d’un coup à M. le lieutenant de police, le vol aurait été découvert et puni. D’ailleurs je pense encore qu’il vous est fort aisé de savoir à qui vous avez donné la pièce telle qu’elle est imprimée, et en quelles mains elle est restée. C’est un bonheur, après tout, qu’on m’ait mis à portée de désavouer cet ouvrage, et de crier à la falsification. Vous me faisiez beaucoup d’honneur de joindre vos vers aux miens ; mais, en vérité, vous deviez m’en avertir. L’art des vers est plus difficile qu’on ne pense. Je sais bien que le cinquième acte est le plus faible, et, après le quatrième, je ne pouvais pas aller plus loin ; mais du moins il ne faut pas finir, comme je vous l’ai dit, par des compliments qui ne signifient rien.

 

Après avoir détruit tes funestes erreurs.

 

          Vous sentez combien le mot d’erreurs est faible et mal placé quand il s’agit de sacrifices de sang humain, d’une faction barbare, et d’une bataille meurtrière. Ajoutez que l’épithète funeste n’est qu’une épithète, et par conséquent qu’une cheville.

 

Ta clémence, grand prince, a subjugué nos cœurs.

 

          Ce n’est sûrement pas la clémence qui a gagné Datame. Le roi est venu lui-même le tirer de prison, lui donner des armes, le faire combattre avec lui : ce n’est pas là de la clémence ; c’est tout ce que pourrait dire un courtisan rebelle à qui on aurait pardonné, et le mot de grand prince, suivi de grand homme et de grand roi, est, comme vous le voyez, bien insupportable.

 

Je ne méritais pas le trône où tu m’appelle.

 

          Il faut une s à appelle, grâce aux lois sévères de notre poésie, qui ne permet plus la plus légère licence en fait de langue. On retranchait quelquefois cette s du temps de Voiture ; mais aujourd’hui c’est un solécisme.

 

Mais j’adore Astérie, il me rend digne d’elle.

 

          C’est ce qu’on pourrait dire dans des lettres patentes du roi ; mais vous voyez combien il est au-dessous du caractère de Datame de ne se croire digne d’épouser Astérie que parce qu’il obtient une dignité dont il ne faisait nul cas. Ce compliment dément son caractère. Certainement il était bien plus convenable à ce fier sauvage, qui se croit égal aux rois, de dire qu’il pense être digne d’Astérie, parce qu’il l’a toujours aimée ; c’est le sentiment d’une âme hardie et fière  le contraire est un compliment très ordinaire, et par conséquent d’une extrême froideur.

 

          Les quatre derniers vers de Datame sont de la même faiblesse. Il dit, et il retourne en quatre vers sans force qu’il sera un sujet fidèle.

 

          J’ai vu plusieurs endroits dans la pièce sur lesquels je vous ferais de pareilles remarques. On souffre des vers de liaison dans une tragédie ; mais les gens de goût ne peuvent souffrir des vers lâches, des hémistiches rebattus, des épithètes oiseuses, des lieux communs qui traînent les rues. Vous devez concevoir à quel point je dois être affligé qu’on ait ainsi gâté mon ouvrage, sans daigner m’en dire un mot. Mes plus cruels ennemis ne m’auraient pas rendu un si mauvais service.

 

          Cependant, encore une fois, je vous pardonne, en me flattant que vous réparerez cet affront, qui est très aisé à pardonner et à réparer.

 

          Une vingtaine de vers ne me feront jamais oublier l’amitié que vous m’avez témoignée ; j’oublie même le peu de confiance que vous avez eu en moi dans ce qui m’intéressait personnellement. Vous m’avez fait accroire que vous vous serviez d’un jeune homme pour faire passer cette pièce sous son nom, et il s’est trouvé que ce jeune homme est un mauvais comédien de la troupe de Paris. Mais, encore une fois, j’oublie tout, parce que je vous aime. Je vous demande seulement en grâce de ne pas permettre qu’on joue cette pièce dans l’état malheureux où elle est. J’y retravaillais dans le temps où la friponnerie du libraire Valade m’a joué un fort mauvais tour. Réparons tout cela, vous dis-je ; ne traitez plus un vieillard en enfant, et un homme qui a quelque connaissance de son art en imbécile. Au reste, il ne tiendrait qu’à vous et à M. d’Argental de savoir tout le détail de la scélératesse que j’éprouve. Je suis persuadé que si vous aimez le théâtre, vous m’aimez tous deux aussi, et que vous me conserverez des bontés qui m’ont toujours été chères.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

8 Février 1773 (1).

 

 

          J’envoie à mes anges la lettre que je suis forcé d’écrire à M. de Thibouville. Mes anges ont trop de goût pour ne pas convenir que j’ai raison. Ils connaissent trop bien le cœur humain pour ne pas sentir combien je dois être affligé de l’affront qu’on me fait et du ridicule qu’on me donne. Madame Denis pense comme moi ; et certainement quiconque sera instruit, pensera de même. J’avais bien assez de mes fautes, sans qu’on m’en imputât de pareilles. D’ailleurs, tandis que ce malheureux Valade falsifiait ainsi mon ouvrage, je m’occupais à y mettre la dernière main. Tous mes travaux deviennent inutiles. Je suis en proie à mes ennemis, auxquels on me livre pieds et poings liés. Mais ma santé est si déplorable, que je ne puis donner toute mon attention aux persécutions que j’essuie. Ma seule consolation est de ne m’occuper que de mes maux, et d’oublier les chagrins qu’on m’a fait essuyer. Mon espérance, s’il m’en reste, est dans l’amitié de mes anges, qui ne voudront pas oublier tout à fait un homme qui leur est tendrement attaché depuis si longtemps, et qui le sera jusqu’au dernier moment de sa vie.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Guillaumot.

 

8 Février 1773, à Ferney (1).

 

 

          Les maladies qui m’accablent, monsieur, ne m’ont pas permis de vous remercier plus tôt. Votre ouvrage m’a paru très judicieux (2). Il est bien plus aisé de se plaindre des corvées que de construire des chemins nécessaires. Vous rendez service à l’Etat par vos travaux, et vous éclairez les citoyens par vos réflexions. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez, monsieur, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Lettre sur l’administration des corvées. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

12 Février 1773.

 

 

          Il n’est pas douteux, mon cher ange, qu’il ne faille absolument retirer la pièce, pour attendre une saison plus favorable. Il est bien cruel que ce Valade ait choisi tout juste le temps où je travaillais à cet ouvrage pour le défigurer si indignement. Mais il est bien étrange que M. de Sartines n’ait pas fait saisir tous les exemplaires. Les méchants, qui sont toujours en grand nombre, ne manquent pas de faire accroire que c’est moi qui ai fait imprimer la pièce telle qu’elle est, et qui crie contre ma propre sottise.

 

          Vous avez dû voir, dès le premier moment, quel est celui dont l’avidité insatiable (1) a vendu ce misérable manuscrit au libraire Valade. Il m’a fait beaucoup plus de tort qu’il ne pensait, et il doit se repentir de la lâcheté de son action.

 

          J’envoie à M. de Thibouville un billet signé de moi pour retirer la pièce. J’écris à M. le maréchal de Richelieu pour le supplier d’empêcher qu’on ne la représente ; voilà tout ce que peut faire un pauvre vieillard attaqué d’une strangurie cruelle : c’est un mal pire que tous les comédiens et tous les Valade du monde. Je pourrais bien en mourir ; en ce cas, je ne ferai plus de mauvais vers, et on ne m’en attribuera plus ; mais je mourrai en aimant mes anges.

 

 

1 – Il veut parler de Lekain. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

A Ferney, 12 Février 1773.

 

 

          Je vous envoie, mon cher Baron (1) le billet que vous me demandez.

 

          Vous devez actuellement, vous et M. d’Argental, connaître celui qui m’a joué ce tour cruel, et que j’ai deviné dès le premier moment (2) ; cela doit vous dégoûter de messieurs de la comédie.

 

          Le comédien qui se plaint de Valade se plaint sans doute de ce que ce libraire a mis trop tôt en vente l’indigne ouvrage qu’il lui avait vendu ; en un mot, cette infamie est démontrée.

 

          J’écris à M. le maréchal de Richelieu, et je le supplie d’empêcher les comédiens de jouer une pièce si horriblement défigurée. Valade a menti impudemment à M. de Sartines. Il n’y a dans tout le pays, autour de Genève, d’autre exemplaire des Lois de Minos, actuellement, que celui que Grasset, libraire, habitué à Lausanne, a fait venir de Paris, et que Grasset lui-même m’a envoyé. J’ai cette infâme édition entre les mains. Grasset même, voulant l’imprimer, y a mis des pages blanches pour y faire les corrections nécessaires. Il est bien étrange qu’on n’ait pas fait saisir à Paris l’édition de Valade, sur laquelle il n’a nul droit.

 

          L’état où je suis ne me permet pas d’en dire davantage sur cette malheureuse affaire ; je ne veux pas croire qu’elle ait contribué à augmenter mon mal.

 

          Je suis très fâché de toutes les peines que cette perfidie vous a causées, et j’oublie mon chagrin pour ne m’occuper que du vôtre.

 

 

1 – Sobriquet donné par Voltaire à Thibouville. (G.A.)

2 – Voyez la lettre à Rochefort du 3 mars. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 12 Février 1773.

 

 

          Je me meurs pour le présent, mon héros ; vous me direz que, quand je serai mort, il n’importe guère que mademoiselle Raucourt soit fâchée ou non contre moi : je vous répondrai qu’il importe beaucoup à ma mémoire que je ne meure pas souillé de cet opprobre. De méchantes langues ont fait courir cette histoire scandaleuse dans Paris, et ont prétendu que c’était un tour cruel que vous aviez voulu faire à cette pauvre fille, dont tout le monde est idolâtre (1). Je crois que, dans l’ordre des petites choses, rien n’est plus essentiel que de faire parvenir à mademoiselle Raucourt la petite lettre que je vous ai écrite sur son compte.

 

          Vous aurez bientôt Palrat, dont je crois qu’il est très aisé de faire un acteur excellent, et de le rendre utile dans tous les genres.

 

          Il m’est arrivé un petit accident ; c’est que je me meurs, au pied de la lettre. On m’a fait baigner au milieu de l’hiver pour ma strangurie. Votre exemple m’encourageait ; mais il n’appartient pas à tout le monde d’oser vous imiter ; mes deux fuseaux de jambes sont devenus gros comme des tonneaux. J’ajouterais au bel état où je suis la sottise de mourir de douleur, si on jouait les Lois de Minos telles que des gens de beaucoup d’esprit et de mérite les ont faites. Je ne veux point me parer des plumes du paon ; je suis un pauvre geai qui s’est toujours contenté de son plumage. Les vers de ces messieurs peuvent être fort beaux, mais ils ne sont pas de moi, et je n’en veux point. Leurs beautés entièrement déplacées dépareraient trop l’ouvrage.

 

          En un mot, je vous demande en grâce qu’on ne joue pas cette indigne rapsodie, vendue par un comédien au libraire Valade. Ce libraire a la bêtise de dire qu’il ne l’a imprimée que sur la copie de Genève et de Lausanne, et vous remarquerez qu’elle n’a paru encore ni à Lausanne ni à Genève ; mais ce brigandage est comme tout le reste. Dieu ait pitié de ma chère patrie, qui avait autrefois une si belle réputation dans l’Europe ! Tout est bien changé, et vous ne faites que rire de cette décadence. Riez de la mienne, mais pleurez de celle de votre patrie. Votre vieux courtisan se recommande très tristement à vos bontés.

 

 

1 – Voyez la lettre à d’Alembert du 19 Février 1773. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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