CORRESPONDANCE - Année 1773 - Partie 1
Photo de PAPAPOUSS
à Mademoiselle Raucourt.
Ferney, 1773.
Raucourt, tes talents enchanteurs (1)
Chaque jour te font des conquêtes ;
Tu fais soupirer tous les cœurs,
Tu fais tourner toutes les têtes ;
Tu joins au prestige de l’art
Le charme heureux de la nature,
Et la victoire toujours sûre
Se range sous ton étendard.
Es-tu Didon, es-tu Monime,
Avec toi nous versons des pleurs ;
Nous gémissons de tes malheurs,
Et du sort cruel qui t’opprime.
L’art d’attendrir et de charmer
A paré ta brillante aurore ;
Mais ton cœur est fait pour aimer,
Et ce cœur n’a rien dit encore,
Défends ce cœur des vains désirs
De richesse et de renommée ;
L’amour seul donne les plaisirs,
Et le plaisir est d’être aimée.
Déjà l’amour brille en tes yeux ;
Il naîtra bientôt dans ton âme :
Bientôt un mortel amoureux
Te fera partager sa flamme.
Heureux, trop heureux cet amant
Pour qui ton cœur deviendra tendre,
Si tu goûtes le sentiment
Comme tu sais si bien le rendre !
Voilà, mademoiselle, le tribut que vous offre ma muse ; un bon vieillard, dont l’âge s’écrit par quatre et par vingt, n’a que de mauvais vers à vous présenter. Il y avait longtemps que je n’avais ressenti au spectacle les douces émotions que vous inspirez si bien ; je me ressouvenais à peine d’avoir versé des larmes de sentiment : en un mot, j’étais le vieil Eson, et vous êtes l’enchanteresse Médée. Je ne vous répéterai pas tous les éloges que vous méritez ; ils sont gravés dans mon esprit et dans mon cœur. Quand on réunit, comme vous, tous les suffrages, ceux d’un particulier deviennent moins flatteurs ; mais à mon âge, on entre dans la classe des hommes rares. Si j’étais à vingt ans, si j’avais un corps, une fortune, et surtout un cœur digne de vous, vous en auriez l’hommage ; mais j’ai tout perdu. Il me reste à peine des yeux pour vous voir, une âme pour vous admirer, et une main pour vous l’écrire.
1 – Voyez, à propos de ces vers, la lettre à d’Alembert du 19 février 1773. (G.A.)
à M. Lekain.
A Ferney, 1er Janvier 1773.
Mon cher ami, je vous souhaite la bonne année à vous et aux Crétois ; on dit qu’il y a eu plus de tracasseries dans cette île qu’il n’y en a à la cour de France. Si vous voulez me le mander pour me réjouir dans ma vieillesse, vous me ferez plaisir.
On me mande que la cabale d’une certaine racaille, dont je me suis toujours moqué, est très forte ; mais vous serez plus fort qu’elle ; il me semble que je vous vois dominant le théâtre en héros fier et sauvage. C’est dommage que vous ne puissiez paraître plus souvent : mais trois fusées de votre part valent mieux qu’un feu d’artifices des autres.
J’embrasse de tout mon cœur votre sauvagerie, madame Denis, qui a été bien malade, vous fait ses compliments. LE VIEUX MALADE.
à M. le marquis de Thibouville.
1er Janvier 1773.
Vous voilà actuellement très bien en femmes (1) : quand aurez-vous des hommes ? J’ai en main un honnête homme, un homme d’esprit, un acteur qui est un Protée (2). Il m’a fait verser bien des larmes dans le rôle de Lusignan. Il joue également les rôles de vieillards et de jeunes gens. Belle figure, belle voix, du naturel, du sentiment ; et, si vous pouvez le défaire de l’habitude de plier son corps en deux, et de certains gestes peu nobles, vous en ferez un acteur excellent, qui sera votre ouvrage. Je l’ai annoncé à M. le maréchal de Richelieu, qui l’entendit un moment autrefois, et qui n’en jugea pas très favorablement. Ce pauvre homme en fut tout rabêti. Le véritable goût, à mon gré, est de voir les beautés à travers les défauts, et de démêler ce qu’on peut faire de bien, même quand on fait mal. Je m’en rapporte à mon cher baron.
Le tripot dont vous parlez est une république, et vous savez que les républiques sont des assemblées d’ingrats. Je sais que les rois ne sont pas moins accusés d’ingratitude ; mais ils paient du moins leur intérêt et leurs plaisirs. Les tripots sont insensibles comme les chapitres de moines.
Je n’ai point vu l’Eloge de Racine (3) ; on m’en dit beaucoup de bien. Ce serait une grande consolation pour moi et un grand encouragement pour le bon goût, que le succès de la tragédie de M. de la Harpe. Je n’ai d’espérance qu’en lui. Il me semble qu’il est le seul qui puisse relever un peu notre siècle, qui dégringole.
Vivez longtemps de votre côté pour soutenir notre pauvre théâtre, et pour jouir de toutes les douceurs de la vie. Je vous souhaite beaucoup de bonnes années du fond de mon cœur.
1 – Mesdames Vestris, Sainval, Raucourt. (G.A.)
2 – Patrat. (G.A.)
3 – Eloge de Racine, avec des notes, par M. de La Harpe. (G.A.)
à M. le marquis de Condorcet.
4 Janvier 1773.
Je suppose, monsieur, qu’une lettre de la rue Saint-Roch et du bureau de la Gazette est de vous, du moins je le présume par le style ; car il y a bien des écritures qui se ressemblent, et personne ne signe. Vous devriez mettre un C, ou tel autre signe qu’il vous plaira, pour éviter les méprises.
Voici un petit paquet de ces marrons que Bertrand a commandés à Raton. S’ils ne valent rien, il n’y a qu’à les rejeter dans le feu d’où Raton les a tirés. Vous êtes obéi sur les autres points. Il s’est trouvé un honnête homme, nommé l’abbé Masan (1), qui rend aux assassins du chevalier d’Etallonde et du chevalier de La Barre la justice qui leur est due, dans des notes assez curieuses de l’édition qu’on fait à Francfort, d’une tragédie nouvelle. C’est dommage que cet abbé Masan, cousin germain de l’abbé Bazin, n’ait pas su l’anecdote du sieur de Menneville de Beldat ; mais ce qui est différé n’est pas perdu. L’ouvrage d’Helvétius (2) est celui d’un bon enfant qui court à tort et à travers sans savoir où ; mais la persécution contre lui a été une des injustices les plus absurdes que j’aie jamais vues.
Il y a un M. de Belguai, ou de Belleguerre, ou Belleguier (3), qui a composé pour le prix de l’université selon vos vues : c’est un ancien avocat retiré. J’ai lu quelque chose de son discours : cela est si terrible et si vrai, que j’en crains la publication.
Soyez sûr, monsieur, que je ne mérite point du tout l’honneur qu’on m’a fait de me mettre au-dessus du Sophocle en physique : c’est une mauvaise plaisanterie qu’on a faite mal à propos sur une très belle demoiselle, qui n’est pas assez sotte pour s’adresser à moi. Mille respects.
1 – Voltaire a signé ses notes sur les Lois de Minos, du nom de Morza. (G.A.)
2 – De l’Homme et de son éducation. (G.A.)
3 – Voyez les Discours de Me Belleguier. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Janvier 1773.
Eh bien ! avais-je tort de vous appeler mon ange gardien, et de me mettre à l’ombre de vos ailes ? M. de Chauvelin s’en mêle donc aussi ? Je lui dois quelques petits remerciements couchés par écrit. Ils partent du fond de mon cœur ; ainsi vous trouverez bon que je les fasse passer par vos mains. La personne (1) qui a répondu mais, sans aigreur, n’est pas sujette à en montrer ; mais cette personne est opiniâtre comme une mule sur certaines petites choses, quoiqu’elle se laisse aller à tout vent sur d’autres, à ce qu’on disait très mal à propos. Il faut prendre les gens comme ils sont, à ce qu’on dit. Je profiterai de tout cela dans l’occasion, et cette occasion pourrait bien se trouver dans l’île de Candie (2), supposé que le voyage fût heureux, et que nous n’essuyassions pas de vents contraires (3).
Vous savez, mon très cher ange, qu’il y a dans les plus petites affaires, de même que dans les plus grandes, des anicroches qui dérangent tout. L’aventure des exemplaires d’une pauvre tragédie est de ce nombre. Il faut d’abord vous dire que le jeune homme, auteur d’Astérie, n’ayant nulle expérience du monde, crut, sur la foi de monseigneur du tripot, qu’il serait exposé aux sifflets immédiatement après le Fontainebleau. Ensuite on lui certifia qu’il serait jugé quinze jours après, sans faute. Le jeune étourdi, comptant sur cette parole, donna son factum à imprimer dans l’imprimerie de l’imprimeur Gabriel Cramer, dont il eut aussi parole que ce factum, accompagné de notes un peu chatouilleuses, ne paraîtrait qu’après la première séance des juges.
Vous saurez maintenant qu’il y a deux Grasset frères ; l’un est dans l’imprimerie de l’imprimeur Gabriel Cramer, l’autre est libraire à Lausanne. Ce Grasset de Lausanne est, dit-on,
Pipeur, escroc, sycophante, menteur,
Sentant la hart de cent pas à la ronde.
MAROT, Epît. au roi.
Il est associé avec le bourgmestre de Lausanne et deux ministres de la parole de Dieu : ce sont eux qui, en dernier lieu, ont fait une édition des ouvrages du jeune homme, édition presque aussi mauvaise que celle de Cramer et de Panckoucke ; mais enfin cela fait beaucoup d’honneur à l’auteur. Rien ne répond plus fortement au mais qu’une édition faite par deux prêtres. Or, le Grasset de Genève a probablement envoyé à son frère de Lausanne les feuilles du mémoire du jeune avocat, feuilles incomplètes, feuilles auxquelles il manque des cartons absolument nécessaires, feuilles remplies de fautes grossières, selon la coutume de nos Allobroges. Je ne puis être présent partout, je ne puis remédier sur-le-champ à tout ; je passe ma vie dans mon lit ; j’y griffonne ; j’y dirige cent horlogers, dont les têtes sont quelquefois plus mal montées que leurs montres ; j’y donne mes ordres à mes vaches, à mes bœufs, à mes chevaux de toute espèce. Le prince et le marquis sont occupés des tracasseries continuelles de leur vaste république, et pendant ce temps-là on envoie des Minos tronqués à Paris.
Cela peut être, mais il se peut aussi que deux ou trois curieux aient vu un exemplaire de la première épreuve, que j’avais confié à M. le comte de Rochefort, lorsqu’il était à Ferney, au mois de novembre ; il manque même à cet exemplaire la dernière page. Il se peut encore que ce Grasset ait compté contrefaire l’édition cramérienne sitôt qu’elle paraîtrait, et qu’il l’ait mandé au libraire de Paris qui débite son édition lausannoise en trente-six volumes. Je n’ai aucun commerce avec ce malheureux : il est venu quelquefois à Ferney ; je lui ai fait défendre ma porte.
Voilà l’état des choses, quant aux typographes : à l’égard des calomniographes, j’en ris ; il y a cinquante ans que j’y suis accoutumé. Mais je remercie bien tendrement mon cher ange de la bonté qu’il a de songer à réprimer ce coquin de Clément. S’il a fait imprimer un libelle, il faut que quelque petit censeur royal, quelque petit fripon de commis à la douane des pensées ait été de concert avec lui. Je tâcherai de découvrir cette manœuvre ; mais encore une fois, je suis touché jusqu’au fond du cœur des bontés de mon cher ange.
Madame Denis et moi nous souhaitons le plus heureux 1773 à mes deux anges, et la tranquillité à Parme, avec les pensions.
1 – Maupeou. (G.A.)
2 – Toujours les Lois de Minos. (G.A.)
3 – Tout ce qui suit, sauf la dernière phrase, est une autre lettre qui doit prendre place au mois de février. (G.A.)
à M. Tabareau.
8 Janvier 1773 (1).
Ah ! monsieur, quelle horrible nuit que celle de l’embrasement de l’Hôtel-Dieu, si tout ce que l’on me mande est véritable ! Mais on exagère tout, et il était impossible d’être informé sitôt de tous les détails (2).
Voulez-vous bien avoir la bonté de faire rendre la lettre ci-jointe à M. de Chabanon ? C’est un homme qui a bien des connaissances et bien des talents.
Savez-vous qui est l’auteur du drame Alcydonis (3) ?
Le vieux malade vous embrasse de tout son cœur.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – L’incendie éclata dans la nuit du 29 au 30 décembre 1772. Plusieurs centaines de malades périrent dans les flammes, ou sous les ruines des salles écroulées. (A. François.)
3 – Alcydonis, ou la Journée lacédémonienne, comédie en trois actes avec intermèdes, par Louvay de La Saussaye, jouée le 13 mars. (G.A.)
à M. de Chabanon.
8 Janvier 1773.
Votre lettre sur la langue et sur la musique, mon cher ami, est bien précieuse. Elle est pleine de vues fines et d’idées ingénieuses. Je ne connais guère la musique de Corelli. J’entendis autrefois une de ses sonates, et je m’enfuis, parce que cela ne disait rien ni au cœur, ni à l’esprit, ni à mon oreille. J’aimais mille fois mieux les Noëls de Mouton et Roland Lassé.
Ce Corelli est bien postérieur à Lulli, puisqu’il mourut en 1734. Si vous voulez avoir un modèle de récitatif mesuré italien avant Lulli, absolument dans le goût français, faites-vous chanter par quelque basse-taille le sunt rosœ mundi breves (1) de Carissimi. Il y a encore quelques vieillards qui connaissent ce morceau de musique singulier. Vous croirez entendre le monologue de Roland au quatrième acte.
Vous pouvez d’ailleurs trouver quelques contradicteurs ; mais vous ne trouverez que des lecteurs qui vous estimeront.
J’attends avec impatience la traduction des Odes d’Horace. Il est juste que je présente à ce traducteur si digne de son auteur, et à son aimable frère, une certaine épître à cet Horace, que vous n’avez vue que très incorrecte.
Madame Denis vous fait mille compliments. Le vieux bavard qui a osé écrire à Horace vous aime de tout son cœur.
1 – Cantate du cardinal Delphini. (G.A.)