CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 26
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
27 Novembre 1772 (1).
Vous savez, messieurs du comité, que Boileau, dans son Art poétique,
D’un mot mis en sa place enseigna le pouvoir ;
or, dans la première scène du second acte (les Lois de Minos),
Je ne te réponds pas que ta noble fierté…
noble n’est pas le mot propre, c’est dure, c’est sauvage ; ajoutez que le mot noble est déjà deux fois dans cette scène.
Je n’aime point, dans la seconde scène de ce deuxième acte :
Ainsi le fanatisme et la sédition
Animeront toujours ma triste nation.
Ce n’est que répéter ce qu’on a dit au premier acte ; il faut, dans toute cette scène, quelque chose qui annonce un changement soit grand, soit petit. Je trouve fort mauvais que, dans cette scène, Dictime dise :
. . . . . . . . . Quoi ! le conseil l’appuie !
Il le savait bien, et il ne doit pas s’étonner d’une chose qu’il a vue et qu’il a dite. Voici donc mes changements que je tiens absolument nécessaires, et que je supplie mon comité de recommander au tripot, fût-ce pour la seconde représentation, si malheureusement on a déjà joué la pièce. Je recommande à vos bontés mon petit mémoire.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. Marin.
30 Novembre 1772 (1).
Je vous suis bien obligé, mon cher correspondant, de m’avoir envoyé la Réponse d’Horace ; elle est vraiment de lui ou de M. de La Harpe. Je le remercie de tout mon cœur, quoique en prose. Je ne suis pas en train de faire des vers. Madame Denis a été attaquée d’une dyssenterie qui m’a fort inquiété.
Je n’avais point entendu parler, au pied de mes Alpes, de ce brave homme qui soulage la curiosité du prochain régulièrement, et pour une somme honnête. J’aurai l’honneur de m’adresser à lui. J’en ai déjà un qui m’envoie des nouvelles ; mais il n’entre pas dans de grands détails.
Je croyais que vous m’aviez prédit des sifflets ou quelque chose d’approchant ; car je me les étais bien prédits moi-même, et nous sommes ordinairement du même avis.
J’ai bien peur que les ciseaux de la police n’aient coupé le nez à Minos. Quelques bonnes gens auront substitué des vers honnêtes à des vers un peu hardis, et c’est encore un nouvel encouragement à la sifflerie ; car vous savez que ces vers si sages sont d’ordinaire fort plats et fort froids. Vale.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. de La Harpe.
30 Novembre 1772.
Il n’y a que vous, mon cher successeur, qui ayez pu écrire au nom d’Horace (1). Heureusement vous ne lui avez pas refusé votre plume, comme il refusa la sienne à Auguste. Vous avez mis dans sa lettre la politesse, la grâce, l’urbanité de son siècle. Boileau (2) n’a jamais été si bien servi que lui. De quoi s’avisait-il aussi de prendre son secrétaire dans les charniers des Saints-Innocents ? Je vous remercie des galanteries que vous me dites, tout indigne que j’en suis ; et je vous remercie encore plus d’avoir si bien saisi l’esprit de la cour d’Auguste. Ce n’est pas tout à fait le ton d’aujourd’hui. Notre racaille d’auteurs est bien grossière et bien insolente ; il faut lui apprendre à vivre.
J’avais voulu autrefois ménager ces messieurs ; mais je vis bientôt qu’il n’y avait d’autre parti à prendre que de se moquer d’eux. Ce sont les enfants de la médiocrité et de l’envie ; on ne peut ni les éclairer ni les adoucir. Il faut brûler leur vilain visage avec le flambeau de la vérité. Jamais de paix avec un sot méchant : pour peu qu’on soit honnête, ils prétendent qu’on les craint.
Vous donnez quelquefois dans le Mercure des leçons qui étaient bien nécessaires à notre siècle de barbouilleurs. Continuez, vous rendrez un vrai service à la nation. Je vous embrasse plus tendrement que jamais.
1 – Réponse d’Horace à l’Epître de Voltaire. (G.A.)
2 – Allusion à l’Epître de Boileau à Voltaire, par Clément. (G.A.)
à Madame la comtesse de Rochefort.
30 Novembre 1772 (1).
Madame, vous serez toujours madame de Dixneufans pour M. de Rochefort, même pour moi, qui en ai quatre-vingts. Si j’avais pu être affligé en le voyant, je l’aurais été bien cruellement d’être privé de votre présence à Ferney ; mais j’ai lu que vous étiez occupée à faire une bonne action c’est à cela que je reconnaîtrai toujours monsieur et madame.
Madame Denis, qui vous regrette autant que moi, a été très malade ; à peine avons-nous pu profiter d’avoir chez nous M. le comte de Rochefort. Si je n’étais pas beaucoup plus malade qu’elle, je sais bien ce que je ferais ; j’irais à Mâcon. Mais je suis réduit, madame, à vous présenter de loin mon triste respect et mon très sensible attachement. – LE VIEUX MALADE DE FERNEY.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
à M. le maréchal duc de Richelieu.
A Ferney, 2 Décembre 1772.
Je crois, monseigneur, que vous êtes déjà instruit de l’aventure de cette tragédie de Sylla qu’on attribuait à notre père du théâtre. Elle est véritablement d’un écolier, puisque le jésuite La Rue, qui en est l’auteur, et qui a tant prêché devant Louis XIV, n’a jamais été au fond qu’un écolier de rhétorique. J’avais vu cette pièce il y a environ soixante-cinq ans. Je me souviens même de quelques vers. Je me souviens surtout qu’il y avait trois femmes qui venaient assassiner le dictateur perpétuel ; il les renvoyait coudre, ou faire quelque chose de mieux.
Comme la pièce était remplie de deux choses que La Couture, le fou de Louis XIV, n’aimait point, qui sont le brailler et le raisonner, le P. Tournemine, mauvais raisonneur et très ampoulé personnage, mit en titre de sa copie : Sylla, tragédie digne de Corneille. Un autre jésuite, qui avait plus de goût, effaça digne. C’est en cet état qu’elle est parvenue aux héritiers d’un héritier de Dumoulin, le médecin ; et c’est ce chef-d’œuvre qui a extasié votre parlement de la comédie.
Mon héros, qui a plus de goût que ces sénateurs ne s’est pas mépris comme eux.
Mais comme il a autant de bonté que de goût, il daigne protéger la Crète. Je ne sais si on avait bien distribué les rôles, je ne m’en suis point mêlé. Lekain est le seul des héros crétois qui soit de ma connaissance. Je m’en rapporte en tout aux bontés et aux ordres de mon héros de la France.
Vraiment vous avez bien raison sur la Sophonisbe ; il faudrait absolument refaire la fin du quatrième acte : ce n’est pas une chose aisée à un pauvre homme presque octogénaire, qui a versé sur les Crétois les dernières gouttes de son huile ; mais, si la cabale des Fréron et des La Beaumelle n’écrase point les Lois de Minos, et s’il me reste encore quelque vigueur, je l’emploierai auprès de Sophonisbe, pour tâcher de vous plaire.
Le tripot comique doit sans doute vous excéder, mais cela amuse ; c’est une république qui ne ressemble à rien ; et il y a toujours à la tête de ce gouvernement anarchique quelques dames de considération, très soumises à M. le premier gentilhomme de la chambre.
Puissiez-vous amuser votre loisir à ressusciter les talents et les plaisirs ! Ni les uns ni les autres ne sont plus faits pour moi ; je n’ai plus guère à vous offrir que mon tendre et respectueux attachement, qui me suivra jusqu’au tombeau.
à M. le comte d’Argental.
2 Décembre 1772 (1).
Mon cher ange, on dit partout qu’il y a beaucoup de fermentation dans votre fromage de Parmesan (2) : je me flatte que ces petites secousses n’iront pas jusqu’à vous.
Je n’ose vous parler du tripot de la Crète, pendant que vous êtes occupé sans cesse des affaires de l’Italie lombarde. Cependant, si vous aviez quelques moments de loisir, je vous dirais que j’ai toujours oublié, je ne sais comment, de vous envoyer une petite correction, absolument nécessaire à la troisième scène du quatrième acte :
Du criminel Datame on va trancher le sort.
Il faut mettre :
D’un barbare étranger on va trancher le sort.
J’étais convenu depuis longtemps avec vous qu’au nom de Datame, le bon vieillard Azémon devait montrer une surprise et une douleur qu’il ne manifestait point du tout : votre critique était très juste ; je vous demande bien pardon de ma négligence.
M. le maréchal de Richelieu m’a écrit qu’il protégeait beaucoup cette Crète ; mais j’ignore ce qu’il fait. Je ne sais quel rôle joue Molé ; je sais encore moins quand la pièce sera représentée ; on ne m’a averti de rien, excepté de la cabale Fréronique et Beauméllique, qui prépare, dit-on, ses batteries avec tout l’art de la guerre. Le jour du combat amusera Paris. Pour moi, je resterai tranquille au milieu de mes manufactures, qui ne laissent pas de m’embarrasser beaucoup, et peut-être plus que ne pourrait faire à Paris une tragédie.
J’attendais de M. le contrôleur général une justice qu’il m’a refusée avec une extrême politesse. C’est une chose bien étrange qu’il me refuse mon propre bien de patrimoine, dont je ne ferais usage que pour servir l’Etat. Cela est bien pis qu’une cabale d’auteurs ! Je baise toujours les ailes de mes deux anges.
1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)
2 – Dans le duché de Parme. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
4 Décembre 1772.
Mon cher ange, ce que vous me mandez dans votre lettre du 27 de novembre est bien affligeant. J’ai peur que cette nouvelle n’ait contribué à la maladie de madame d’Argental.
Quiquid delirant reges, plectuntur Achivi.
HOR., lib. I, ep. II.
Je tremble que le fromage (1) ne soit entièrement autrichien, et qu’il ne soit saupoudré par des jésuites ; mais aussi il me semble que ce mal peut produire un très grand bien pour vous. Vous êtes conciliant, vous avez dû plaire, vous pourrez tout raccommoder ; tout peut tourner à votre gloire et à votre avantage. Je ne sais si je me fais illusion, et si mes conjectures sur le fromage sont vraies. Je vois les choses de trop loin. Je n’ai jamais été si fâché de n’être pas auprès de vous ; mais, pour faire ce voyage, il faut être deux.
C’est à Jean-Jacques Rousseau, à qui la France a tant d’obligations, d’honorer de sa présence votre grande ville, et d’y marier nos princes à la fille du bourreau ; c’est au sage et vertueux La Beaumelle d’y briller dans de belles places ; j’espère même que Fréron y sera noblement récompensé : mais moi je ne suis fait que pour la Scythie.
Que vous êtes bon, que vous êtes aimable, que je vous suis obligé d’avoir empêché mademoiselle Taschin d’hériter de moi (2) ! car cette demoiselle, qui a tué Thieriot (3), s’appelle Taschin. Je reconnais bien là votre cœur. Ma plus grande consolation dans ce monde a toujours été d’avoir un ami tel que vous.
Je vais écrire à M. de Sartines suivant vos instructions. Thieriot avait toujours espéré être lui-même l’éditeur de mes lettres et de beaucoup de mes petits ouvrages ; il sera bien attrapé.
Voici un petit mot pour ce chevalier que je ne connais point du tout ; mais, puisque vous le protégez, il m’intéresse.
Je conçois que Molé aura eu de la peine à prendre son rôle de confédéré (4), et à se voir prisonnier de guerre de Lekain ; mais enfin il faut que les héros s’attendent à des revers. M. le maréchal de Richelieu m’a écrit sur cela la lettre du monde la plus plaisante. Je lui ai grande obligation de m’avoir un peu ranimé au sujet de Sophonisbe. Je crois qu’avec un peu de soin on peut en faire une pièce très intéressante. Je crois même qu’un Africain peut avoir trouvé du poison avant de trouver un poignard, attendu qu’en Afrique il n’y a qu’à se baisser et en prendre. A peine ai-je reçu sa lettre que j’ai travaillé à cette Sophonisbe. Je suis comme Perrin Dandin, qui se délasse à voir d’autres procès. Les intervalles de mes maladies continuelles sont toujours occupés par la folie des vers, ou parcelle de la prose.
Madame Denis a été malade tout comme moi ; elle a eu une violente dyssenterie : ce mal a été épidémique vers nos Alpes, et même beaucoup de monde en est mort. J’ai été d’abord dans de cruelles transes, mais elle est entièrement hors d’affaire. Je n’ai plus d’inquiétude que sur votre fromage, car je me flatte que l’indisposition de madame d’Argental n’a pas de suite ; si elle en avait, je serais bien affligé. Adieu, mon très cher ange ; à l’ombre de vos ailes. LE VIEUX V.
1 – Le gouvernement de Parme. (G.A.)
2 – D’Argental ne retira pas tous les manuscrits de Voltaire que possédait Thieriot. C’est de ce dernier que proviennent la plupart et les plus curieuses des pièces qui composent le volume intitulé : Pièces inédites de Voltaire, Paris, Didot aîné, 1820 ; in-8° et in-12. (Beuchot.)
3 – Mort le 23 novembre. Il avait soixante-quinze ans. (G.A.)
4 – Le rôle de Merione dans les Lois de Minos. (G.A.)