CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 22
Photo de PAPAPOUSS
à M. le comte d’Argental.
21 Octobre 1772.
J’ai d’abord à me justifier devant mon ange gardien de quelques péchés d’omission. J’avais, dans mes distractions, oublié cette jolie petite nièce de madame du Boccage. Voici ce que je dis à la tante, et même en assez mauvais vers :
Ces bontés que pour moi ta nièce a fait paraître,
De tes rares talents sont encore un effet ;
Elle a pris en jouant, pour orner mon portrait,
Un reste de ces fleurs que ta muse a fait naître.
Cette demoiselle aura de meilleurs vers quand elle aura quinze ans ; ce ne sera pas moi qui les ferai. Il faut bientôt que je renonce à vers et à prose ; car vous avez beau avoir de l’indulgence pour les Lois de Minos, c’est mon dernier effort, c’est le chant du cygne.
Il faut que je me prépare à rendre visite à Despréaux et à Horace. Je vous remercie, mon divin ange, de n’avoir laissé prendre de copie à personne de l’Epître à Horace ; elle exciterait beaucoup de murmures, et ce n’est pas le temps de faire crier. On criera contre moi si les Lois de Minos réussissent.
Le Symbole, en patois savoyard (1) est une profession de foi extrêmement bête, que ce polisson d’évêque d’Annecy, soi-disant prince de Genève, a fait imprimer sous mon nom. Voyez l’article FANATISME, aux pages 24 et 25, etc., du tome VI des Questions sur l’Encyclopédie.
J’ai fait les plus incroyables efforts pour lire les Chérusques (2) et Roméo. Je ne sais auquel des deux ouvrages donner le prix. Je suis émerveillé des progrès que ma chère nation fait dans les beaux-arts. Il est démontré que, si ces admirables ouvrages réussissent, les Lois de Minos seront huées d’un bout à l’autre : il faut s’y attendre, en prévenir les acteurs, ne se pas décourager, jouer la pièce avec un majestueux enthousiasme, bien morguer le public, et le traiter avec la dernière insolence.
Il ne paraît pas trop convenable que le rôle de Mérione ne soit pas joué par Molé ; mais je ne veux faire aucune bassesse auprès de ce héros ; j’abandonne la pièce à son mauvais destin.
M. le duc de Praslin est donc à Paris ; je prie mes chers anges de vouloir bien continuer à me mettre dans ses bonnes grâces : il est plus juste que son cousin (3).
Mes chers anges, vous pensez bien que mon cœur prend souvent la poste pour aller chez vous, mais il est bien difficile que mon corps soit du voyage. Il faut tant de cérémonies ; et puis ma détestable santé me condamne à des assujettissements qui m’excluent de la société. Je suis homme pourtant à franchir tous les obstacles, si je puis venir passer huit jours à l’ombre de vos ailes ; après quoi je reviendrai mourir dans mes Alpes.
Mon doyen des clercs (4), qui est chez moi, dit que vous avez un vieux procès de la succession paternelle ; vous croyez bien que votre cause nous paraîtra excellente. Je renouvelle mes tendres et respectueux hommages à mes anges.
1 – Voyez l’Epître à Horace. (G.A.)
2- Tragédie de Bauvin, jouée le 26 septembre. Elle est imitée de l’allemand. (G.A.)
3 – Le duc de Choiseul. (G.A.)
4 – Mignot. (G.A.)
à M. Lekain.
A Ferney, 23 Octobre 1772.
Je vous prie, mon cher ami, de faire à madame la marquise du Deffand, la même faveur que vous avez faite à Tronchin ; je veux dire de souper chez elle, et de lui lire, en très petite compagnie, les Lois de Minos. Vous savez que la perte de ses yeux ne lui permet guère d’aller au spectacle, et que les yeux de son âme sont excellents. Je vous demande avec la plus vive instance de ne me pas refuser ; on vous gardera le secret ; on le jurera sur la pièce, qui tiendra lieu d’Evangile ; et vous verrez jusqu’à quel point un lecteur tel que vous peut faire illusion, en débitant un ouvrage très indigne de paraître après les chefs-d’œuvre qui ornent la scène française.
Portez-vous bien ; formez des acteurs, ne pouvant pas former des poètes. Je vous embrasse le plus tendrement du monde.
à Madame la marquise du Deffand.
23 Octobre 1772.
Je me vante, madame, d’avoir les oreilles aussi dures que vous, et le cœur encore davantage ; car je vous assure que je n’ai pas entendu un seul mot de presque tous les ouvrages en vers et en prose qu’on m’envoie depuis dix ans. La plupart m’ont mis dans une extrême colère. J’ai été indigné que le siècle fût tombé de si haut. Je ne reconnais plus la France en aucun genre, excepté dans celui des finances.
J’ai voulu, dans la tragédie des Lois de Minos, faire des vers comme on en faisait il y a environ cent ans. Je voudrais que vous en jugeassiez. Il faudrait que je vous procurasse du moins ce petit amusement. Vous diriez au lecteur de cesser quand l’ennui vous prendrait ; avec cette précaution on ne risque rien. Mon idée serait que vous priassiez Lekain de venir souper chez vous en très petite et très bonne compagnie. J’entends par petite et bonne compagnie, quatre ou cinq personnes tout au plus, qui aiment les vers qui disent quelque chose, et qui ne sont pas tout à fait allobroges.
J’exige encore que vos convives aiment le roi de Suède, et même un peu le roi de Pologne. Je veux qu’ils soient persuadés qu’on a immolé des hommes à Dieu, depuis Iphigénie jusqu’au chevalier de La Barre.
Je veux, outre cela, que vos convives, hommes et femmes, soient un peu indulgents, puisque la sottise est faite, et qu’il n’y a plus moyen de rien réparer.
J’exige encore que la chose soit secrète, et que vos amis aient au moins le plaisir d’y mettre du mystère, si le mystère est plaisir.
Si vous acceptez toutes ces conditions, voici un petit billet pour Lekain, que je mets dans ma lettre. Lisez ce billet, ou plutôt faites-le vous lire, puis faites-le cacheter.
Je ne vous parlerai point cette fois-ci de l’Epître à Horace. Ce que je vous propose a l’air plus agréable. Cette Epître à Horace n’est pas finie ; elle est d’ailleurs fort scabreuse, et elle demanderait un secret bien plus profond que le souper des Lois de Minos.
Je vous avouerai, madame, que j’aimerais mieux vous lire cette tragédie crétoise que de la faire lire par un autre ; mais j’ai fait vœu de ne point aller à Paris tant qu’on me soupçonnera d’avoir manqué à votre grand’maman. Je suis toujours très ulcéré, et ma blessure ne se fermera jamais. Ne vous fâchez pas si je suis constant dans tous mes sentiments.
à Madame d’Epinay.
23 Octobre 1772.
Cette Epître à Horace, ma chère philosophe, n’est ni finie ni montrable ; elle me ferait mille fois plus de tracasseries que les Epîtres de saint Paul ; il faut attendre du moins que les Lois de Minos aient essuyé le premier feu de la cabale. J’ai parlé à Horace avec la liberté qu’on avait chez Mécénas ; mais les Mécénas d’aujourd’hui pourraient trouver ma liberté très insolente ; c’est déjà une grande folie à mon âge de faire des vers, c’en serait une plus grande de les faire courir. M. d’Argental n’a qu’une ébauche d’une partie de cette Epître ; j’ai été obligé de le consulter sur certaines convenances, au fait desquelles il est plus que personne ; mais il s’en faut beaucoup que la pièce soit achevée.
Recevez mes très justes excuses, vous et votre prophète (1). Encore une fois, ce petit ouvrage, tel qu’il est, est très indigne de vous : vous l’aurez quand j’aurai la vanité de croire vous plaire, et quand je pourrai croire qu’il ne déplaira pas à des personnes qu’il faut ménager. Mille tendres respects, etc.
1 – Grimm. (G.A.)
à M. l’abbé du Vernet.
Ferney, 23 Octobre 1772.
FRAGMENTS.
… Le pauvre vieillard est hors de combat : il a pensé mourir ces jours-ci… Je ne crois pas que vous trouviez des choses bien intéressantes dans les paperasses de l’abbé Moussinot (1). Je vous en enverrai de plus curieuses…
Le juif Hirschel (2), était un fripon, et ses souffleurs des maladroits. M. Darget, mon ancien camarade de Potsdam, voyait mouvoir à la cour d’un grand roi tous les ressorts secrets de la petitesse et de l’envie françaises.
Si M. l’abbé du Vernet veut prendre la peine de l’interroger à l’oreille, il l’instruira de bien des choses puériles, mais curieuses.
1 – Pour écrire la Vie de Voltaire lui-même. (G.A.)
2 – Voyez la Correspondance générale, fin de 1750. (G.A.)
à M. Marmontel.
23 Octobre 1772.
Je ne sais, mon très cher confrère, ce que j’aime le mieux de votre prose ou de vos vers. Votre ode m’immortalisera, et votre lettre fait ma consolation. Je n’ai qu’un chagrin, mais il est violent et je vous le confie.
On s’est imaginé que j’avais manqué à des personnes très considérables (1), parce que j’avais trouvé la conduite de M. le chancelier très ferme et très juste, parce que j’avais dit hautement que l’obstination d’entacher M. le duc d’Aiguillon était un ridicule énorme, parce que enfin je ne pouvais voir qu’avec horreur ceux que M. Beccaria appelle dans ses lettres les assassins du chevalier de La Barre.
Je n’ai prétendu, en tout cela, être d’aucun parti ; et c’est même ce qui m’a déterminé à faire la petite plaisanterie des Cabales. Mais, plus je me suis moqué de toutes les cabales, moins on me doit accuser d’en être. Les chefs de ma faction sont Horace, Virgile, et Cicéron. Je prends surtout parti contre les vers allobroges dont nous sommes inondés depuis si longtemps. Je ris de Fréron et de Clément, mais je n’entre point dans les querelles de la cour. J’ignore s’il y en a. C’est la plus horrible injustice du monde de m’avoir soupçonné d’abandonner des personnes à qui j’ai mille obligations ; cette idée me fâche. Le soupçon d’ingratitude me fait plus de peine que la chute des Lois de Minos ne m’en fera.
C’est contre ces Lois qu’il y aura une belle cabale, et je m’en moque. J’ai fait cette pièce pour avoir occasion d’y mettre des notes qui vous réjouiront. Je reviens à vos vers, mon cher ami ; ils sont trop beaux pour moi. Je fais ce que je puis pour oublier que c’est de moi dont vous parlez, et alors je les trouve plus admirables, et j’admire votre courage autant que votre poésie. Mais quand verrons-nous les Incas (2) ? quand ferai-je un petit voyage au Pérou ? On dit que cette fois-ci vous ne mettez point votre nom à votre ouvrage, que vous ne voulez plus vous battre avec Coge pecus et avec Ribaudier (3). J’y perds une occasion de rire à leurs dépens ; mais je me consolerai très aisément si vous n’avez point de tracasseries.
Je me mets aux pieds de la grande-prêtresse de votre temple (4) ; je vous assure qu’un jour cette petite orgie sera une grande époque dans l’histoire de la littérature. Si je pouvais faire un voyage, ce serait celui de la rue du Bas. Je ne viendrais à Paris que pour voir quatre ou cinq amis, la statue d’Henri IV, et m’en retourner.
Madame Denis vous fait mille tendres compliments, et je vous aime comme je le dois.
1 – Le duc et la duchesse de Choiseul. (G.A.)
2 – Ce roman de Marmontel ne parut qu’en 1777. (G.A.)
3 – Coger et Riballier, dénonciateurs du Bélisaire. (G.A.)
4 – Mademoiselle Clairon. (G.A.)
à M. Marin.
23 Octobre 1772 (1).
Voici, mon cher ami, de nouvelles Probabilités (2) qui m’ont paru nécessaires. Il s’agit de bien distinguer ici la forme du fond, et l’arrêt qui dépend des juges, de l’honneur qui n’en dépend pas. Il est certain que la prévention est contre M. de Morangiés ; mais il me paraît, à moi, très certain qu’il ne peut être coupable.
Ce qui frappe le plus les juges, c’est le mystère qu’il a voulu mettre à un emprunt considérable qui ne se peut jamais faire secrètement. Ses billets d’ailleurs parlent contre lui, et, si des témoins qu’il est difficile de convaincre persistent à déposer en faveur des du Jonquay, je ne vois pas qu’il puisse gagner sa cause. Mais il ne faut pas qu’il la perde au tribunal du public.
Je crois donc qu’il est de la dernière importance de séparer bien nettement son honneur de ses cent mille écus. J’espère toujours qu’il ne sera pas condamné à payer ce qu’il ne doit point. Mais enfin ce malheur peut arriver et il faut le prévenir. Je crois que c’est le tour le plus favorable qu’on pourrait prendre et que cette manière d’envisager la chose peut servir même auprès des juges, comme auprès de tous ceux qui ne sont pas instruits.
Le plus grand avantage de ce mémoire, c’est qu’il est très court. Les longs plaidoyers fatiguent tous les lecteurs. J’en enverrai autant d’exemplaires qu’on voudra, vous n’avez qu’à parler.
J’attends le Dépositaire. Je ne sais ce que c’est qu’Albert et Adeline (3). Le doyen des clercs (4) et sa sœur vous font les plus tendres compliments. Je recommande les incluses à vos bontés.
1 – Editeurs, E. Bavoux et A. François. (G.A.)
2 – Voyez l’Affaire Morangiés. (G.A.)
3- Pièce en trois actes et en vers libres, de Leblanc. (G.A.)
4 – L’abbé Mignot. (G.A.)