CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 17

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 17

Photo de PAPAPOUSS

 

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Saint-Herem.

 

A Ferney, 27 Juillet 1772.

 

 

          Madame, vous avez écrit à un vieillard octogénaire qui est très honoré de votre lettre ; il est vrai que madame votre mère daigna autrefois me témoigner beaucoup d’amitié et quelque estime. Ce serait une grande consolation pour moi, si je pouvais mériter de sa fille un peu de ses sentiments.

 

          Vous avez assurément très grande raison de regarder l’adoration de l’Etre des êtres comme le premier des devoirs, et vous savez sans doute que ce n’est pas le seul. Nos autres devoirs lui sont subordonnés ; mais les occupations d’un bon citoyen ne sont pas aussi méprisables et aussi haïssables qu’on a pu vous le dire.

 

          Celui qui a contribué à rendre Henri IV encore plus cher à la nation, celui qui a écrit le Siècle de Louis XIV, qui a vengé les Calas, qui a écrit le Traité de la Tolérance, ne croit point avoir célébré des choses méprisables et haïssables. Je suis persuadé que vous ne haïssez, que vous ne méprisez que le vice et l’injustice ; que vous voyez dans le maître de la nature le père de tous les hommes ; que vous n’êtes d’aucun parti ; que plus vous êtes éclairé, plus vous êtes indulgente ; que votre vertu ne sera jamais altérée par les séductions de l’enthousiasme. Telle était madame votre mère, que je regrette toujours.

 

          Tous les hommes sont également faibles, également petits devant Dieu, mais également chers à celui qui les a formés. Il ne nous appartient pas de vouloir soumettre les autres à nos opinions. Je respecte la vôtre, je fais mille vœux pour votre félicité, et j’ai l’honneur d’être avec le plus sincère respect, madame, votre, etc.

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Saint-Julien.

 

31 Juillet 1772.

 

 

          Je vous avais dit, madame, que je n’aurais jamais l’honneur de vous écrire pour vous faire de vains compliments, et que je ne m’adresserais à vous que pour exercer votre humeur bienfaisante : je vous tiens parole ; il s’agit de favoriser les blondes. Je ne sais si vous n’aimeriez pas mieux protéger des blondins ;mais il n’est question ici ni de belles dames, ni de beaux garçons : et je ne vous demande votre protection qu’auprès de la marchande qui soutient seule l’honneur de la France, ayant succédé à madame Duchapt (1).

 

          Vous avez vu cette belle blonde, façon de dentelle de Bruxelles, qui a été faite dans notre village. L’ouvrière qui a fait ce chef-d’œuvre est prête d’en faire autant, et en aussi grand nombre qu’on voudra, et à très bon marché, pour l’ancienne boutique Duchapt ; elle prendra une douzaine d’ouvrières avec elle, s’il le faut, et nous vous aurons l’obligation d’une nouvelle manufacture. Vous nous avez porté bonheur, madame ; notre colonie augmente, nos manufactures se perfectionnent ; je suis encore obligé de bâtir de nouvelles maisons. Si le ministère voulait un peu nous encourager, et me rendre du moins ce qu’il m’a pris. Ferney pourrait devenir un jour une ville opulente. Ce sera une assez plaisante époque dans l’histoire de ma vie, qu’on m’ait saisi mon bien de patrimoine entre les mains de M. de La Borde et de M. Magon, tandis que j’employais ce bien, sans aucun intérêt, à défricher des champs incultes, à procurer de l’eau aux habitants, à leur donner de quoi ensemencer leurs terres, à établir six manufactures, et à introduire l’abondance dans le séjour de la plus horrible misère ; mais je me consolerai, si vous favorisez nos blondes, et si vous daignez faire connaître à l’héritière de madame Duchapt qu’il y va de son intérêt et de sa gloire de s’allier avec nous.

 

          Quand vous reviendrez, madame, aux Etats de Bourgogne, si vous daignez vous souvenir encore de Ferney, nous vous baignerons dans une belle cuve de marbre, et nous aurons un petit cheval pour vous promener, afin que vous ne soyez plus sur un génevois. Tout ce que je crains, c’est d’être mort quand vous reviendrez en Bourgogne. Votre écuyer Racle (2) a pensé mourir ces jours-ci, et je pense qu’il finira comme moi par mourir de faim ; car M. l’abbé Terray, qui m’a tout pris, ne lui donne rien, du moins jusqu’à présent. Il faut espérer que tout ira mieux dans ce meilleur des mondes possibles. Je me flatte que tout ira toujours bien pour vous, que vous ne manquerez ni de perdrix, ni de plaisirs. Vous ne manqueriez pas de vers ennuyeux, si je savais comment vous faire tenir Systèmes, Cabales, etc., avec des notes très instructives. En attendant, recevez, madame, mon très tendre respect. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Fameuse marchande de modes. (K.)

2 – L’architecte de Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. W. Chambers.

 

Au château de Ferney, 1er Auguste 1772.

 

 

          Monsieur, ce n’est pas assez d’aimer les jardins, ni d’en avoir ; il faut avoir des yeux pour les regarder, et des jambes pour s’y promener. Je perds bientôt les uns et les autres, grâce à ma vieillesse et à mes maladies. Un des derniers usages de ma vue a été de lire votre très agréable ouvrage. Je m’aperçois que j’ai suivi vos préceptes autant que mon ignorance et ma fortune me l’ont permis. J’ai de tout dans mes jardins, parterres, petites pièces d’eau, promenades régulières, bois très irréguliers, vallons, prés, vignes, potagers avec des murs de partage couverts d’arbres fruitiers, du peigné et du sauvage, le tout en petit et fort éloigné de votre magnificence. Un prince d’Allemagne se ruinerait en voulant être votre écolier. J’ai l’honneur d’être, avec toute l’estime que vous méritez, votre très obéissant, etc.

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er Auguste (1).

 

 

          Mon cher ange, puisque vous avez eu la bonté de m’adresser le paquet de M. Parfait, vous permettrez que la réponse passe aussi par vos mains.

 

          Je crois toujours que plus notre avocat tardera à plaider, mieux il plaidera (2). Il peut perdre sa cause, quoiqu’il la croie bonne, et il faut qu’il y travaille comme s’il la croyait mauvaise. Il donnera son factum à l’avocat Lekain, et je crois qu’il ne sera pas mal que Lekain nous mande dans quelles pièces il veut jouter, afin qu’on se prépare. Le temps presse, il n’y a pas un moment à perdre.

 

          Ce Patrat, dont je vous ai parlé, est réellement un bon acteur, et il deviendra bien meilleur quand il sera à Paris. Je suis toujours dans le dessein de lui donner le rôle du vieillard de Cydonie. Je vous supplierai de le recommander bien fortement à M. le duc de Duras ; c’est non seulement un bon comédien, mais un bon homme et fort estimable.

 

          Mademoiselle Camille va, je crois, bientôt implorer vos bontés. Grande créature, comme je vous l’ai dit, bien faite, l’air imposant, belle voix, de l’esprit, du sentiment. Elle remplacera mademoiselle Dumesnil, dès qu’elle sera tout à fait déprovincialisée. Je vous ai remercié du mémoire historique de M. le marquis de Felino (3). Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Il s’agit toujours des Lois de Minos. (G.A.)

3 – Exilé en France. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

3 Auguste 1772 (1).

 

 

          Je trouve, mon cher monsieur, beaucoup de probabilités en faveur du comte (2) ; mais je ne vois qu’une seule preuve bien convaincante de la friponnerie de messieurs du troisième étage, c’est l’alibi du nommé Aubriot, supposé que cet alibi soit prouvé. S’il est avéré qu’Aubriot était parfumé de mercure le jour même qu’il prétend avoir aidé à faire les sacs, il est clair que M. Aubriot est un vilain débauché et un faux témoin. Or, un faux témoin reconnu dévoile bientôt toute la friponnerie. Il est bien essentiel de savoir si cet Aubriot a pu sortir le 23 septembre.

 

          J’aurais grand besoin d’avoir le mémoire de cet avocat Patelin nommé Déville ; je prends cette affaire à cœur. Il pourrait bien paraître, dans quelques jours, une nouvelle édition des Probabilités, extrêmement augmentée ; mais il me faut le mémoire de Déville.

 

          Comment pourrai-je vous faire parvenir une édition des Systèmes et des Cabales, avec des notes fort instructives pour la jeunesse ? Mille respects à madame Dixneufans.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Morangiés. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

Auguste 1772 (1).

 

 

          Il y a dans la maison, mon cher ami, un laquais qui a été l’intime ami de du Jonquay, qui a bu souvent avec lui, qui connaît ses sœurs. Il dit que l’une brodait pour les marchands du pont du Change, et l’autre travaillait en linge ; que c’est d’ailleurs une honnête famille dont la grand’mère prêtait sur gages. Il faut espérer que toute cette impertinente histoire sera tirée au clair. Mais que dites-vous de Catherine seconde, qui augmente d’un cinquième la paie de ses troupes après quatre ans de guerre ? Il faut croire que du moins en France on nous rendra ce qu’on nous a pris.

 

          Voulez-vous bien avoir la bonté de faire parvenir ces deux chiffons à leur adresse ? Je vous embrasse tendrement.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le cardinal de Bernis.

 

8 Auguste 1772.

 

 

          Le vieux malade de Ferney éprouve sans doute une grande consolation quand il reçoit certaines lettres de Rome ; mais il ne l’exige pas. Il respecte barrette et paresse. Il prend seulement la liberté d’envoyer ce rogaton (1) pour aider un peu à la méridienne après dîner. Il présente son tendre respect.

 

 

1 – Les Cabales. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

Le 10 Auguste 1772.

 

 

          J’ai tort, madame, j’ai très tort ; mais je n’ai pas pourtant si grand tort que vous le pensez ; car, en premier lieu, je croyais que vous n’aviez plus du tout de goût pour les vers, et surtout pour les miens ; et, secondement, je n’étais pas content de l’édition dont vous avez la bonté de me parler ; je vous en envoie une meilleure (1).

 

          Pour peu que vous vouliez connaître le système de Spinosa, vous le verrez assez proprement exposé dans les notes. Si vous aimez à vous moquer des systèmes de nos rêveurs, il y aura encore de quoi vous amuser.

 

          Vous verrez de plus, dans les notes des Cabales, si j’ai eu si grand tort de me réjouir de la chute et de la dispersion de messieurs. La plupart sont, comme moi, à la campagne ; je leur souhaite d’en tirer le parti que j’en tire.

 

          Je me suis mis à établir une colonie ; rien n’est plus amusant : ma colonie serait bien plus nombreuse et plus brillante, si M. l’abbé Terray ne m’avait pas réduit à une extrême modestie.

 

          Puisque vous avez vu M. Huber, il fera votre portrait : il vous peindra en pastel, à l’huile, en mezzo-tinto ; il vous dessinera sur une carte avec des ciseaux, le tout en caricature. C’est ainsi qu’il m’a rendu ridicule d’un bout de l’Europe à l’autre. Mon ami Fréron ne me caractérise pas mieux, pour réjouir ceux qui achètent ses feuilles.

 

          Nous voici bientôt, madame, à l’anniversaire centenaire de la Saint-Barthélemy. J’ai envie de faire un bouquet (2) pour le jour de cette belle fête. En ce cas, vous avez raison de dire que je n’ai point changé depuis cinquante ans ; car il y a en effet cinquante ans que j’ai fait la Henriade. Mon corps n’a pas plus changé que mon esprit. Je suis toujours malade comme je l’étais. Je passe mon temps à faire des gambades sur le bord de mon tombeau, et c’est en vérité ce que font tous les hommes. Ils sont tous Jean qui pleure et qui rit ; mais combien y en a-t-il malheureusement qui sont Jean qui mord, Jean qui vole, Jean qui calomnie, Jean qui tue !

 

          Eh bien ! madame, n’avouerez-vous pas à la fin que ma Catherine II n’est pas Catherine qui file ? ne conviendrez-vous pas qu’il n’y a rien de plus étonnant ? Au bout de quatre ans de guerre, au lieu de mettre des impôts, elle augmente d’un cinquième la paie de toutes ses troupes : voilà un bel exemple pour nos Colberts.

 

          Adieu, madame ; quoi qu’en dise M. Huber, je n’ai pas longtemps à vivre ; et, quoi que vous en disiez, j’ai la plus grande envie de vous faire ma cour. Comptez que je vous suis attaché avec le plus tendre respect.

 

 

1 – Une meilleure édition des Systèmes, satire. (G.A.)

2 – Voyez aux ODES. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article