OPUSCULE - Discours du conseiller Anne Dubourg

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OPUSCULE - Discours du conseiller Anne Dubourg

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DISCOURS

 

 

DU CONSEILLER ANNE DUBOURG

A SES JUGES

 

 

 

 

- 1770 -

 

 

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[Cet opuscule, classé par les éditeurs de Kehl à la date de 1771, nous semble être de 1770. Voltaire a dû l’écrire soit à propos de l’arrêt du parlement contre le duc d’Aiguillon, soit à la suite de la condamnation de son livre sur Dieu et les Hommes.] (G.A.)

 

 

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          L’histoire d’un pendu du seizième siècle, et ses dernières paroles, sont en général peu intéressantes. Le peuple va voir gaiement ce spectacle, qu’on lui donne gratis. Les juges se font payer leurs épices, et disent : Voyons qui nous reste à pendre. Mais un homme tel que le conseiller Anne Dubourg peut attirer l’attention de la postérité (1).

 

          Il était détenu à la Bastille, et jugé, malgré les lois, par des commissaires tirés du parlement même.

 

          L’instinct qui fait aimer la vie porta Dubourg à récuser quelque temps ses juges, à réclamer les formes, à se défendre par les lois contre la force.

 

          Une femme de qualité, nommée madame de Lacaille, accusée comme lui de favoriser les réformateurs et détenue comme lui à la Bastille, trouva le moyen de lui parler, et lui dit : N’êtes-vous pas honteux de chicaner votre vie ? Craignez-vous de mourir pour Dieu ?

 

          Il n’était pas bien démontré que Dieu, qui a soin de tant de globes roulants autour de leurs soleils dans les plaines de l’éther, voulût expressément qu’un conseiller-clerc fût pendu pour lui dans la place de Grève ; mais madame de Lacaille en était convaincue.

 

          Le conseiller en crut enfin quelque chose, et rappelant tout son courage, il avoua qu’étant Français, et neveu d’un chancelier de France (2), il préférait Paris à Rome ; que Jésus-Christ n’avait jamais été prélat romain ; que la France ne devait point être asservie aux Guises et à un légat ; que l’Eglise avait un besoin extrême d’être réformée, etc. Sur cette confession, il fut déclaré hérétique, condamné à être brûlé de droit, et par grâce à être pendu auparavant.

 

          Quand il fut sur l’échelle, voici comme il parla :

 

« Vous avez, en me jugeant, violé toutes les formes des lois : qui méprise à ce point les règles méprise toujours l’équité. Je ne suis point étonné que vous ayez prononcé ma mort, puisque vous êtes les esclaves des Guises, qui l’ont résolue. Ce sera sans doute une tache éternelle à votre mémoire et à la compagnie dont je suis membre, que vous ayez joint un confrère à tant d’autres victimes ; un confrère dont le seul crime est d’avoir parlé dans nos assemblées contre les prétentions de la cour de Rome, en faveur des droits de nos monarques.

 

Je ne puis vous regarder ni comme mes confrères, ni comme mes juges ; vous avez renoncé vous-mêmes à cette dignité pour n’être que des commissaires. Je vous pardonne ma mort ; on la pardonne aux bourreaux  ils ne sont que les instruments d’une puissance supérieure ; ils assassinent juridiquement pour l’argent qu’on leur donne. Vous êtes des bourreaux payés par la faction des Guises. Je meurs pour avoir été le défenseur du roi et de l’Etat contre cette faction funeste.

 

Vous qui jusqu’ici aviez toujours soutenu la majesté du trône et les libertés de l’Eglise gallicane, vous les trahissez pour plaire à des étrangers. Vous vous êtes avilis jusqu’à l’opprobre d’admettre dans votre commission un inquisiteur du pape. Vous devriez voir que vous ouvrez à la France une carrière bien funeste, dans laquelle on marchera trop longtemps. Vous prêtez vos mains mercenaires pour soumettre la France entière à des cadets d’une maison vassale de nos rois. La couronne sera foulée par la mitre d’un évêque italien. Il est impossible d’entreprendre une telle révolution sans plonger l’Etat dans des guerres civiles, qui dureront plus que vous et vos enfants, et qui produiront d’autant plus de crimes, qu’elles auront la religion pour prétexte, et l’ambition pour cause. On verra renaître en France ces temps affreux où les papes persécutaient, déposaient, assassinaient les empereurs Henri IV, Henri V, Frédéric Ier, Frédéric II, et tant d’autres en Allemagne et en Italie. La France nagera dans le sang. Nos rois expireront sous le couteau des Aod, des Samuel, des Joad, et de cent fanatiques.

 

Vous auriez pu détourner ces fléaux ; et c’est vous qui les préparez. Certes, une telle infamie n’aurait point été commise par ces grands hommes qui inventèrent l’appel comme d’abus (3), qui déférèrent au concile de Pise Jules I, ce prêtre soldat, ce boute-feu de l’Europe ; qui s’élevèrent si hautement contre les crimes d’Alexandre VI, et qui, depuis leur institution, furent les gardiens des lois et les organes de la justice.

 

L’honneur de l’ancienne chevalerie gouvernait alors la grand’chambre, composée originairement de nobles, égaux pour le moins à ces seigneurs étrangers qui vous ont subjugués, qui vous tyrannisent, et qui vous paient.

 

Vous avez vendu ma tête ; le prix sera bien médiocre, la honte sera grande : mais en vous vendant aux Guises, vous vous êtes mis au-dessus de la honte.

 

Votre jugement contre quelques autres de nos confrères est moins cruel, mais il n’est ni moins absurde, ni moins ignominieux. Vous condamnez le sage Paul de Foix et l’intrépide Dufaur à demander pardon à Dieu, au roi et à la justice, d’avoir dit qu’il faut convertir les réformateurs par des raisons, par des mœurs pures, et non par des supplices ; et, pour joindre le ridicule à l’atrocité de vos arrêts, vous ordonnez que Paul de Foix déclare devant les chambres assemblées que la forme est inséparable de la matière dans l’eucharistie : qu’à de commun ce galimatias péripatétique avec la religion chrétienne, avec les lois du royaume, avec les devoirs d’un magistrat, avec le bon sens ? De quoi vous mêlez-vous ? est-ce à vous de faire les théologiens ? n’est-ce pas assez des absurdités de Cujas et de Barthole, sans y comprendre encore celles de Thomas d’Aquin, de Scot et de Bonaventure ?

 

Ne rougissez-vous pas de croupir aujourd’hui dans l’ignorance du quatorzième et du quinzième siècle, quand le reste du monde commence à s’éclairer ? Serez-vous toujours tels que vous étiez sous Louis VI, quand vous fîtes saisir les premières éditions imprimées de l’Evangile et de l’Imitation de Jésus-Christ que vous apportaient de la Basse-Allemagne les inventeurs de ce grand art ? Vous prîtes ces hommes admirables pour des sorciers, vous commençâtes leur procès criminel : leurs ouvrages furent perdus ; et le roi pour sauver l’honneur de la France fut obligé d’arrêter vos procédures, et de leur payer leurs livres.

 

Vous êtes depuis longtemps enfoncés dans la fange de notre antique barbarie. Il est triste d’être ignorants, mais il est affreux d’être lâches et corrompus.

 

Ma vie est peu de chose, et je vous l’abandonne : votre arrêt est digne du temps où nous sommes. Je prévois des temps où vous serez encore plus coupables, et je meurs avec la consolation de n’être pas témoin de ces temps infortunés. »

 

 

 

 

1 – Voyez, sur Dubourg, l’Histoire du Parlement de Paris, chapitre XI. (G.A.)

2 – Antoine Dubourg. (G.A.)

3 – Voyez, à ce mot, dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.) 

 

 

 

 

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