CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 1

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1772 - Partie 1

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à M. Hennin.

 

A Ferney, le 1er de 1772.

 

 

Pacatumque nitet diffuse lumine cœlum.

 

          Nous n’aurons donc point la peste comme le bon homme David ; Dieu soit loué ! Je m’imagine que ce sont les marchands italiens qui ont fait courir ce vilain bruit pour vendre plus cher leurs aromates, comme les stocks-jobbers débitent de mauvaises nouvelles sur la compagnie des Indes pour faire tomber les actions.

 

          Toute la petite peuplade de Ferney souhaite à M. Hennin une année 1772 toute pleine de plaisirs, pendant trois cent soixante-cinq jours de suite sans interruption.

 

          Le pauvre vieux malade est bien étonné de voir commencer cette année 1772 ; il ne s’y attendait pas.

 

 

 

 

 

à M. Marmontel.

 

6 Janvier 1772.

 

 

          Je regrette Helvétius (1) avec tous les honnêtes gens, mon cher ami ; mais ce que les pauvres honnêtes gens ne peuvent faire à Paris, je l’ai toujours fait au mont Jura. J’ai crié que les pédants absurdes, insolents, et sanguinaires, ces bourgeois tuteurs des rois qui l’avaient condamné, et qui se sont souillés du sang du chevalier de La Barre, sont des monstres qui doivent être en horreur à la dernière postérité. J’ai crié, et des têtes couronnées m’ont entendu. Je n’avais cependant pas trop à me louer de cet innocent d’Helvétius (2).

 

          Je vous prie d’embrasser pour moi M. d’Alembert, M .Duclos, M. Thomas, M. Gaillard, M. de Belloy, et tous ceux qui veulent bien se souvenir de moi dans l’Académie.

 

          Je vous enverrai par cet Emery ce que vous voulez bien avoir. Je serais bien fâché de mourir sans causer avec vous.

 

 

1 – Mort le 26 Décembre 1771. (G.A.)

2 – Helvétius, dans son livre de l’ESPRIT, avait mis Voltaire sur la même ligne que Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. l’abbé du Vernet.

 

Le 13 Janvier 1772.

 

 

          Le vieillard de Ferney a été malade pendant un mois ; il est dans l’état le plus douloureux, et n’en est pas moins sensible aux bontés et au mérite de M. l’abbé du Vernet. Privé presque entièrement de la vue et enterré dans les neiges, il se console en voyant qu’un philosophe aimable et plein d’esprit veut le faire revivre dans la postérité. Il s’en faut beaucoup que ce vieillard approche de Despréaux ; mais, en récompense, M. l’abbé du Vernet vaut beaucoup mieux que Brossette (1).

 

          Mon ancien ami Thieriot, si monsieur l’abbé veut prendre la peine de l’aller voir, le mettra au fait de tout ce qui peut avoir rapport au duc de Sully et au chevalier de Rohan (2), qui passait pour faire le métier des Juifs ; il lui donnera aussi des anecdotes sur Julie (3), devenue la comtesse de Gouvernet, et sur la bagatelle des Tu et des Vous (4). Il est très vrai que, dans ma seconde retraite à la Bastille, il me pourvut de livres anglais, et qu’il lui fut permis de venir dîner souvent avec moi. Il est encore très vrai que son amitié, du fond de la Normandie, où il était alors, dans une des terres du président de Bernières, le fit voler à mon secours au château de Maisons, où j’avais la petite-vérole. Gervasi, le Tronchin de ce temps-là, fut mon médecin. La limonade et lui me tirèrent d’affaire.

 

          M. de Cideville, dont vous me parlez, était conseiller au parlement de Rouen. Il avait alors beaucoup d’amitié pour moi : il est à Paris, très vieux, très infirme, et très dévot : c’était un magistrat intègre, et la dévotion ne l’a pas empêché de me rendre justice, et d’avouer que la cupidité de Jore gâta tout, et me donna de grands embarras. Cet imprimeur me demanda pardon d’avoir signé un mémoire grossier qu’avait forgé l’abbé Desfontaines. M. Hérault, alors lieutenant de police, intercéda pour lui : je lui pardonnai, et le tirai de la misère.

 

 

1 – Commentateur de Boileau. (G.A.)

2 – Voyez la Vie de Voltaire, par Condorcet. (G.A.)

3 – Mademoiselle de Livry. (G.A.)

4 – Voyez aux EPÎTRES. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame du Voisin.  (1)

 

Au château de Ferney, le 15 Janvier 1772.

 

 

          Cette lettre, madame, sera pour vous, pour M. du Voisin et pour madame votre mère. Toute la famille Sirven se rassembla chez moi hier en versant des larmes de joie ; le nouveau parlement de Toulouse venait de condamner les premiers juges à payer (2) tous les frais du procès criminel : cela est presque sans exemple. Je regarde ce jugement, que j’ai enfin obtenu avec tant de peine, comme une amende honorable. La famille était errante depuis dix années entières ; elle est, ainsi que la vôtre, un exemple mémorable de l’injustice atroce des hommes. Puissent madame Calas, ainsi que ses enfants, goûter toute leur vie un bonheur aussi grand que leurs malheurs ont été cruels ! Puisse votre vie s’étendre au-delà des bornes ordinaires ; et qu’on dise après un siècle entier : Voilà cette famille respectable qui a subsisté pour être la condamnation d’un parlement qui n’est plus !

 

          Voilà les vœux que fait pour elle le vieillard qui va bientôt partir de ce monde.

 

 

1 – Fille cadette de madame Calas. (G.A.)

2 – Hélas ! il ne s’agissait que d’un paiement de trente-huit livres huit sols six deniers. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

19 Janvier 1772.

 

 

          Or, mes anges, voici le fait. Cette lettre sera pour vous et pour M. de Thibouville, puisqu’il a trouvé son jeune homme (1), et je suppose que ce jeune homme lira bien, et fera pleurer son monde.

 

          Mon jeune homme à moi m’est venu trouver hier, et m’a dit ces propres paroles ;

 

          « A l’âge où je suis, j’ai grand besoin d’avoir des protections à la cour, comme par exemple auprès du secrétaire de M. le trésorier des Menus, ou auprès de MM. les comédiens ordinaires du roi. On m’a dit que Sophonisbe n’étant qu’un réchauffé, et les Pélopides ayant été déjà traités, ces deux objets me procureraient difficilement la protection que je demande.

 

          D’ailleurs, des gens bien instruits m’ont assuré que, pour balancer le mérite éclatant de l’opéra-comique et de fax-hall (2), pour attirer l’attention des Welches, et pour forcer la délicatesse de la cour à quelque indulgence, il fallait un grand spectacle bien imposant et bien intéressant ; qu’il fallait surtout que ce spectacle fût nouveau ; et j’ai cru trouver ces conditions dans la pièce ci-jointe, que je soumets à vos lumières. Elle m’a coûté beaucoup de temps, car je l’ai commencée le 18 de décembre, et elle a été achevée le 12 de janvier.

 

          Il serait triste d’avoir perdu un temps si précieux. »

 

          J’ai répondu au jeune candidat que je trouvais sa pièce fort extraordinaire, et qu’il n’y manquait que de donner bataille sur le théâtre, que sans doute on en viendrait là quelque jour, et qu’alors on pourrait se flatter d’avoir égalé les Grecs.

 

          Mais, mon cher enfant, quel titre donnez-vous à votre tragédie ? – Aucun, monsieur. On ferait cent allusions, on tiendrait cent mauvais discours, et les Welches feraient tant, que ma pièce ne serait point jouée ; alors je serais privé de la protection du secrétaire de M. le trésorier des Menus, et de celle de MM. les comédiens ordinaires du roi ; et je serais obligé d’aller travailler aux feuilles de M. Fréron, pour me pousser dans le monde.

 

          J’ai eu pitié de ce pauvre enfant, et je vous envoie son œuvre, mes chers anges. Si M. de Thivouville veut se trémousser et conduire cette intrigue, cela pourra l’amuser beaucoup, et vous aussi.

 

          Il y a vraiment dans ce drame je ne sais quoi de singulier et de magnifique qui sent son ancienne Grèce ; et si les Welches ne s’amusent pas de ces spectacles grecs, ce n’est pas ma faute ; je les tiens pour réprouvés à jamais. Pour moi, qui ne suis que Suisse, j’avoue que la pièce m’a fait passer une heure agréable dans mon lit, où je végète depuis longtemps.

 

          Je vous remercie, mes chers anges, des ouvertures que vous me donnez avec tant de bonté pour établir un bureau d’adresse en faveur de mes montriers. Madame Le Jeune (3) ne pourrait-elle pas être la correspondante ? On s’arrangerait avec elle.

 

          Il est arrivé de grands malheurs à notre colonie ; je m’y suis ruiné, mais je ne suis pas découragé. J’aurai toujours dans mon village le glorieux titre de fondateur. J’ai rassemblé des gueux ; il faudra que je finisse par leur fonder un hôpital.

 

          Je me mets à l’ombre de vos ailes plus que jamais, mes divins anges.

 

          Vous devez recevoir la drôlerie de mon jeune homme par M. Bacon, non pas le chancelier, mais le substitut du procureur général, lequel doit l’avoir reçue dûment cachetée de la main de M. le procureur général. Si ces curieux ont ouvert le paquet, je souhaite qu’ils aiment les vers, mais j’en doute.

 

 

1 – Pour lire aux comédiens les Lois de Minos. (G.A.)

2 – Il veut parler du fameux Colysée, ouvert depuis sept mois. (G.A.)

3 – C’est la même qui avait été arrêtée à la fin de 1766 pour contrebande de livres. Voltaire cherche ici à lui venir en aide. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame de Saint-Julien.

 

A Ferney, 22 Janvier 1772.

 

 

          Le vieillard, madame, que vous honorez de tant de bontés, vous parlera aussi librement dans sa lettre que s’il avait le bonheur de vous entretenir au coin du feu. Nous n’avons, vous et moi, que des sentiments honnêtes ; on peut les confier au papier encore mieux qu’à l’air, qui les emporte dans une conversation qui s’oublie.

 

          Un petit mot, glissé dans votre lettre, que M. Dupuits m’a apportée, m’oblige de vous ouvrir tout mon cœur.

 

          Je dois à M. le duc de Choiseul la reconnaissance la plus inviolable de tous les plaisirs qu’il m’a faits. Je me croirais un monstre si je cessais de l’aimer passionnément. Je suis aussi sensible à l’âge de près de quatre-vingts ans qu’à vingt-cinq.

 

          Je ne dois pas bénir la mémoire de l’ancien parlement comme je dois chérir et respecter votre parent, votre ami de Chanteloup. Il était difficile de ne pas haïr une faction plus insolente que la faction des Seize.

 

          M. Seguier, l’avocat général, me vint voir au mois d’octobre 1770, et me dit, en présence de madame Denis et de M. Hennin, résident du roi à Genève, que quatre conseillers le pressaient continuellement de requérir qu’on brûlât l’Histoire du parlement, et qu’il serait forcé de donner un beau réquisitoire vers le mois de février 1771. On requit autre chose en ce temps-là de ces messieurs, et la France en fut délivrée.

 

          Il eût fallu quitter absolument la France s’ils avaient continué d’être les maîtres. M. Durey de Meynières, président des enquêtes, m’avait écrit, dix ans auparavant, que le parlement ne me pardonnerait jamais d’avoir dit la vérité dans l’Histoire du Siècle de Louis XIV.

 

          Vous savez combien il était dangereux d’avoir une terre dans le voisinage d’un conseiller, et quels risques on courait, si on était forcé de plaider contre lui.

 

          Joignez à ces tyrannies leurs persécutions contre les gens de lettres, la manière aussi infâme que ridicule dont ils en usèrent avec le vertueux Helvétius ; enfin le sang du chevalier de La Barre dont ils se sont couverts, et tant d’autres assassinats juridiques. Songez que, dans leurs querelles avec le clergé, ils devinrent meurtriers, afin de passer pour chrétiens ; et vous verrez que je ne suis pas payé pour les aimer.

 

          La cause de ces bourgeois tyrans n’a certainement rien de commun avec celle de votre parent aussi aimable que respectable.

 

          Il y a deux ans que je ne sors guère de mon lit. J’ai rompu tout commerce. J’attends la mort, sans rien savoir de ce que font les vivants : mais je croirais mourir damné, si j’avais oublié un moment mes sentiments pour mon bienfaiteur. C’est là ma véritable profession de foi que je fais entre vos mains ; c’est là ce que j’ai crié sur les toits au temps de son départ.

 

Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Guzman même.

 

Alzire, act. III, sc. IV.

 

          Je mourrai en l’aimant ; et je vous supplie, par mon testament, d’avoir la bonté de le lui faire savoir si vous lui écrivez ; c’est la seule grâce que mon cœur puisse implorer, et je me jette à vos pieds, madame, pour l’obtenir. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

 

 

 

 

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