CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 9

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 9

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à M. le comte de Schomberg.

 

13 Mars 1771.

 

 

          Le vieux malade, que ses fluxions ont rendu aveugle, remercie bien tendrement son cher et respectable inspecteur de son souvenir.

 

          Je n’ai point lu les Remontrances de la cour des aides, et je n’entends point pourquoi la cour des aides se mêle des conseils souverains que le roi juge à propos de créer dans son royaume pour le soulagement de ses peuples ; mais puisqu’elles sont si bien écrites, je suis curieux de les voir comme pièce d’éloquence, et non pas comme affaire d’Etat. Si vous pouvez, monsieur, avoir la bonté de me les faire parvenir contre-signées du nom de monseigneur le duc d’Orléans, je vous serai très obligé ; si cela fait la moindre difficulté, je retire ma très humble prière. Quand je verrai des remontrances qui opéreront le paiement de nos rentes, je serais fort content ; jusque-là je ne vois que des phrases inutiles. L’oraison de Cicéron pro lege Manilia fit donner le commandement d’Asie à Pompée. Toutes les belles harangues de Messieurs n’ont produit, depuis François Ier, que des lettres de cachet. Il aurait bien mieux valu ne se point baigner dans le sang du chevalier de La Barre et du comte de Lally.

 

          Votre héros, le prince Adolphe, devenu roi (1), n’honorera point Ferney de sa présence. J’aurais été assez embarrassé de le recevoir dans l’état où je suis. Je n’ai qu’un souffle de vie ; mais, tant que je respirerai, ce sera, monsieur, pour vous aimer et pour vous respecter.

 

 

1 – Gustave III. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la duchesse de Choiseul.

 

13 Mars 1771.

 

 

(JOB A MADAME BARMÉCIDE.)

 

          Le diable avait oublié de crever les yeux à l’autre Job, il s’est perfectionné depuis : ainsi, madame, vous avez actuellement une petite-fille (1) et un vieux serviteur aux Quinze-Vingts. C’est de mon fumier que j’ai l’honneur de vous écrire avec un têt de pot cassé. Madame votre petite-fille est la plus heureuse aveugle qui soit au monde ; elle court, elle soupe, elle veille dans Babylone ; elle compte même aller à Chanteloup, ce qui est, dit-on, la suprême félicité. Job n’y prétend point, il compte mourir incessamment dans ses neiges, et voici ce qu’il dit, de la part du Seigneur, à l’illustre Barmécide :

 

          Votre nom répandra toujours une odeur de suavité dans les nations ; car vous faisiez le bien au point du jour et au coucher du soleil ; vous n’avez point fait de pacte avec le diable, mais vous a fait fait un pacte de famille, qui est de Dieu ; vous avez une fois donné la paix à Babylone, et vous avez une autre fois empêché la guerre ; et une autre fois, pour vous amuser, vous avez donné une île au commandeur des croyants : aussi je vous ai écrit dans le livre de vie, très petit livre où n’a pas de place qui veut.

 

          J’encadrerai avec vous la sultane Barmécide, ma philosophe, dont l’Eternel s’est complu à former la belle âme ; et je mettrai dans le même cadre votre sœur (2) de la grande montagne, en qui mérite abonde ; et j’ai dit : Ils seront bien partout où ils seront, parce qu’ils seront bien avec eux-mêmes, et que les cœurs généreux sont toujours en paix.

 

          Et si vous voulez vous amuser de rogatons par A, B, C, D, E comme ABBAYE, ABRAHAM, ADAM, ALCORAN, ALEXANDRE, ANCIENS ET MODERNES, ÂNE, ANGE, ANGUILLES, APOCALYPSE, APÔTRES, APOSTAT, on vous fera parvenir ces facéties honnêtes par la voie que vous aurez la bonté d’indiquer ; facéties d’ailleurs pédantesques, et très instructives pour ceux qui veulent savoir des choses inutiles.

 

          Si Job pouvait occuper un moment le loisir de la maison Barmécide, il serait trop heureux ; mais que peut-il venir de bon des précipices et des neiges du mont Jura ? C’est dans les belles campagnes de Chanteloup que se trouvent l’esprit, la raison et le génie ; ainsi je me tais et m’endors sur mon fumier, en me recommandant au néant.

 

          En attendant, je supplie madame Barmécide de me conserver ses bontés, qui font ma consolation pour le moment qui me reste à vivre, et d’agréer mon profond respect. LE VIEIL ERMITE.

 

 

1 – Madame du Deffand. (K.)

1 – La duchesse de Grammont. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

à M. le comte de Rochefort.

 

13 Mars 1771 (1).

 

 

          J’apprends, monsieur, avec une extrême douleur la perte que vous avez faite, et je me console dans la certitude que vous la réparerez. Je témoigne à madame Dixneufans ma sensibilité et mes regrets. Je suis constant dans mes passions. Mon attachement pour l’homme que vous savez (2) ne se démentira jamais. Je serais un monstre d’ingratitude, si je n’étais pas pénétré pour lui d’une reconnaissance que personne ne peut blâmer. Je suis persuadé qu’il approuve la pièce en six actes (3) qui m’a tant charmé. Je ne sais pas encore si elle réussira entièrement ; mais je la regarderai toujours comme le plus bel ouvrage qu’on ait fait en France depuis plusieurs siècles. Mon suffrage est bien peu de chose ; mais il ne peut être suspect ; c’est celui d’un vieillard aveugle, goutteux et mourant, qui n’a plus rien à dissimuler

 

          Je suis bien aise que vous soyez content de votre montre. J’ai peur qu’elle ne soit pas encore bien réglée ; cela demande quelquefois du temps. Il s’agit de tourner comme il faut l’aiguille de la spirale ; souvent même il faut l’enlever pour la replacer. C’est une opération fort délicate. Chaque art a ses finesses. A l’égard du prix, Dufour et Caret (4) m’ont dit qu’il n’était que de 650 livres. Cela m’a paru très bon marché. Vous paierez ces bonnes gens à votre commodité ; et, si vous voulez le permettre, on tirera sur vous, quand votre quartier sera fini au 1er Avril, une lettre de change de pareille somme.

 

          Je voudrais bien pouvoir aussi vous envoyer par la poste ces Questions sur l’Encyclopédie ; mais cela n’est pas aisé. Le vieux malade du mont Jura vous embrasse de tout son cœur.

 

 

 

1 – Editeurs de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Choiseul. (G.A.)

3 – La création de six conseils. (G.A.)

4 – Directeurs de la manufacture de montres à Ferney. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la comtesse de Rochefort.

 

Ferney, 13 Mars 1771 (1).

 

 

          Après la mère et le père, j’ose dire, madame, que c’est moi qui suis le plus affligé. Je comptais qu’un fils de M. et de madame de Rochefort devait être un Hercule, qui devait réparer l’honneur de la plupart des races d’aujourd’hui qui ne sont que des pygmées, et qu’il vivrait l’âge d’un patriarche. Le voilà mort à l’entrée de la vie ! Je mêle mes regrets aux vôtres. Vous avez M. de Rochefort et vous, de quoi vous consoler, et vous êtes tous les deux dans l’âge des plus belles espérances.

 

          Je ne vous ai point fait mon compliment sur la place de lieutenant des gardes ; mais vous savez que je m’intéresse à tous les événements de votre vie. La mienne est un peu triste  je meurs en détail ; c’est en général le sort des gens de mon âge. Mais jusqu’au dernier moment, j’aurai pour vous le plus tendre respect, et je prendrai la liberté de vous aimer, comme si j’étais jeune. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise du Deffand.

 

16 Mars 1771.

 

 

          Je vous trouve très heureuse, madame, de n’être qu’aveugle ; pour moi qui le suis entièrement depuis quinze jours, avec des douleurs horribles dans les yeux, moi qui ai la goutte et la fièvre, je me tiens un petit Job sur mon fumier. Il est vrai que Job n’avait point perdu les deux yeux, et n’avait point surtout perdu la langue, car c’était un terrible bavard ; le diable, à la vérité, lui avait ôté tout son bien, et il ne m’a pris qu’une grande partie du mien : mais Dieu rendit tout à Job, et il n’a pas la mine de me rien rendre.

 

          Votre grand’maman a de la santé et bonne compagnie ; sa philosophie et la trempe de son âme doivent encore contribuer à son bonheur dans le plus beau lieu de la nature : elle doit être plus chère que jamais à son mari ; enfin elle jouira des agréments de votre société. Joignez à tout cela l’acclamation de la voix publique ; son lot me paraît un des meilleurs de ce monde. Il me semble que quand on a tous les cœurs pour soi, on est le premier personnage de la terre.

 

          Ma Catherine joue un autre rôle. Il y a à parier qu’elle sera dans Constantinople avant la fin de l’année, à moins qu’Ali-Bey ne la prévienne, et ne devienne son ennemi, ce qui pourrait très bien arriver. Voilà des événements, cela ! nos tracasseries parlementaires sont des sottises de pédants, des pauvretés méprisables, en comparaison de ces belles révolutions. Vous pourriez bien aussi voir cet été quelques querelles sur mer entre les Espagnols et les Anglais ; mais ce sont de petites fusées, en comparaison des grands feux de ma Catherine.

 

          Les princes de Suède devaient venir dans mon pays barbare ; mais ils ont un voyage plus pressé à faire.

 

          Adieu, madame ; portez-vous bien. Allez voir votre amie ; faites toutes deux le bonheur l’une de l’autre, si le mot de bonheur peut se prononcer. Conservez-moi des bontés qui me consolent.

 

 

 

 

 

à M. de Menou.

 

A Ferney, 22 Mars (1).

 

 

          Si j’étais en vie, monsieur, je passerais les jours et les nuits à faire ce que vous désirez ; mais ayant soixante et dix-sept ans passés, étant aveugle, ayant la goutte, je vous prie de m’excuser et de me regarder comme mort. Si jamais je ressuscite, et si votre légion va au-devant de madame la comtesse d’Artois, je serai alors à votre service. Mais dans le moment présent il n’y a pas moyen ; et au lieu des divertissements que vous me demandez, je vous demande un De profundis. On ne peut être plus affligé que je le suis d’être mort, et plus affligé de ne pas profiter de l’occasion que vous me donnez de faire quelque chose qui vous soit agréable.

 

          Je présente mes respects à MM. les officiers de la légion du fond de mon tombeau. J’ai l’honneur d’être, avec les mêmes sentiments, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Ponce.

 

A Ferney, Mars 1771.

 

 

          Si vous allez à Chanteloup, je me recommande à vos bons offices. Je vous prie de me mettre aux pieds de M. le duc, de madame la duchesse de Choiseul, et de madame la duchesse de Grammont ; leurs bontés seront toujours gravées dans mon cœur. Il me semble que je suis comme la France ; je dois beaucoup à ce grand ministre.

 

          S’il a fait le pacte de famille, s’il vous a donné la paix, si la Corse est au roi, je lui dois aussi l’établissement de mademoiselle Corneille, les franchises de mes terres, et les grâces dont il a comblé toutes les personnes que j’ai pris la liberté de lui recommander : ainsi, monsieur, je crois qu’il peut très raisonnablement compter sur les cœurs de la France, sur le vôtre, et sur le mien.

 

          Ce n’est pas que je ne trouve l’érection des six nouveaux conseils admirable, ce n’est pas que je ne sois persuadé que nous avons besoin d’une nouvelle jurisprudence ; mais cela n’a rien de commun avec les services que M. le duc de Choiseul a rendus à l’Etat, et avec la reconnaissance que je lui dois.

 

          Je vous remercie bien sensiblement, monsieur, du service essentiel que vous venez de rendre à ma petite colonie, en assurant par vos bontés et par vos soins l’envoi de la petite caisse adressée à M. le marquis d’Ossun : vous ne pouviez mieux favoriser ces pauvres gens dans une circonstance plus critique. Ils sont maltraités de tous les côtés. Ils n’ont encore rien pu obtenir de ce qu’ils demandaient ; et notre petit pays, qui se flattait, il y a quelques mois, de la protection la plus signalée, est bien près de retourner dans son ancienne barbarie. Je m’étais épuisé entièrement pour le vivifier un peu ; un moment a tout détruit : nous n’avons à présent qu’une perspective très triste, avec la famine dont nous avons bien de la peine à nous délivrer.

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

25 Mars 1771.

 

 

          Vraiment oui, mon cher ami, quoique les malades ne ressentent que leurs maux, j’ai senti vivement le triste état de douze mille honnêtes gens (1) traités comme des nègres par des chanoines et par des moines. On leur avait persuadé qu’ils étaient nés esclaves, et ils le croyaient bonnement.

 

L’instruction fait tout,

 

Zaïre, act I, sc I.

 

comme vous le savez. J’ai travaillé vivement pour eux, et M. le duc de Choiseul les prenait sous sa protection. Ils ont, dans mon petit Christin, un défenseur admirable. Il est enthousiaste de la liberté, de l’humanité, et de la philosophie ; mais je crois que par ce temps-ci les affaires de mes pauvres esclaves ne seront pas sitôt jugées ; le conseil est occupé à des choses plus pressantes : il faut attendre.

 

          Je dois remercier madame la duchesse de Villeroi de m’avoir épargné le soin de faire des chœurs à Œdipe, je n’y aurais pas réussi ; on fait mal les choses qu’on n’aime pas, et j’avoue que je n’ai pas de goût pour la musique mêlée avec la déclamation : il me paraît que l’une tue toujours l’autre.

 

          Je suis bien aise que le ton magistral de ce petit Clément, sa malignité et ses bévues, vous aient révolté comme moi. Ce maroufle descend de Zoïle, qui engendra l’abbé Desfontaines, qui engendra Fréron, qui engendra Clément.

 

          Adieu, mon cher ami ; je suis accablé de maux, je suis aveugle ; mais on m’assure que je retrouverai mes yeux quand ce mont Jura, que vous connaissez, n’aura plus de neige. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments. Je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Les serfs de Saint-Claude. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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