CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 19

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 19

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à M. le comte d’Argental.

 

9 Auguste 1771.

 

 

          Mais, mon cher ange, je vous dis que mon jeune homme a redemandé sa petite drôlerie. Il s’est bien formé depuis six mois, et il est honteux de vous l’avoir envoyée telle qu’elle était. Je présume que vous en serez bien content. Pour moi, je vous avoue que je le suis : vous en jugerez et vous me direz si je me trompe.

 

          La Harpe vient de remporter deux prix à l’Académie. On dit que le public confirmera ce jugement, et que ces deux ouvrages sont excellents (1). Nos prix n’ont jamais fait la réputation de personne ; nous les avons donnés souvent à des pièces bien médiocres. Avez-vous vu ces deux pièces ? L’Eloge de Fénélon passe pour un chef-d’œuvre.

 

          J’ai toujours oublié de vous demander s’il était vrai que Bernard eût perdu tout à fait la mémoire. Cela serait bien triste pour un favori des filles de Mémoire. Cela me fait trembler en qualité de son confrère, non que je me tienne favori, je me suis toujours borné à être courtisan. C’est mon jeune homme qui sera favori ; mais on prétend qu’il ne trouvera point d’acteurs, et que la race en périt tous les jours.

 

          Je vous ai envoyé à tout hasard un petit mémoire, pour que vous eussiez la bonté d’en dire la substance à M. de Monteynard, quand l’occasion s’en présenterait. Je n’ai point pressé vos bontés sur cet objet ; il faut être discret.

 

          Si vous étiez parent de M. l’abbé Terray, comme de M. de Monteynard, je vous presserais bien davantage. Il m’a joué de funestes tours. Ma pauvre colonie est sans appui. Il y a sept mois que nous ne nous soutenons que par nous-mêmes. Nous vous enverrons incessamment les deux montres que madame d’Argental a commandées ; elles sont presque faites, et seront très bonnes. Il n’y a que nous qui donnions de bonne marchandise à bon marché. On ne nous connaît pas assez, et on ne nous protège pas assez.

 

          J’ai encore une chose à vous demander : est-il vrai que M. le maréchal de Richelieu a été malade, et qu’il a perdu aussi la mémoire dans sa maladie ? Il n’y aura plus moyen de se souvenir de rien, si M. de Richelieu et Gentil-Bernard ont tout oublié.

 

          Ce qui est bien sûr, c’est que je n’oublierai jamais mes respectables anges, et que je leur serai attaché jusqu’au dernier moment de ma vie.

 

          Les deux montres que vous m’avez demandées partent aujourd’hui à l’adresse de M. Villemorier, pour M. l’abbé de Villeraze.

 

 

1 – L’Eloge de Fénelon, morceau d’éloquence, et Des talents dans leur rapport avec la société et le bonheur, poésie. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Vasselier.

 

Ferney, 16 Auguste (1).

 

 

          Voici une singulière prière que je fais à mon cher correspondant.

 

          N’y a-t-il pas une école vétérinaire à Lyon ? Qui est-ce qui préside à cette école vétérinaire ? Le président trouverait-il mauvais qu’on lui fît voir une petite partie de pierres qu’on vient de trouver dans la vessie d’un bœuf ? Cet examen pourrait-il être de quelque utilité ?

 

          Je demande pardon à M. Vasselier ; mais en cas que la chose en vaille la peine, il pourrait en faire parler aux gens du métier ; tous nos gens de campagne disent qu’ils n’ont jamais vu de pareille pierre dans la vessie de personne.

 

          Ce n’est pas trop que cent quatre-vingt-trois coquins en cent trente années pour une ville aussi peuplée que Lyon, et encore il faut retrancher de ce nombre environ trois cents personnes qui n’ont été coupables que de très petits délits. J’en fais mon compliment à la ville. Il y a eu en effet plus d’exécutions que de vrais crimes. Si on avait fait travailler à la terre tous ceux qu’on a pendus, elle serait beaucoup plus fertile.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

19 Auguste.

 

 

          Courage, mon cher philosophe ; vous attendrez un peu longtemps, mais vous gagnerez la bataille. On a fort applaudi à celle que l’ancien parlement de Besançon a perdue.

 

          Ne manquez pas, je vous prie, de mettre une feuille de laurier dans votre lettre, quand vous m’apprendrez le gain du procès des esclaves. Il faut qu’à votre retour vous ayez une place de conseiller ; personne ne la mérite mieux que vous.

 

          Madame de Beaufort (1) demande à M. le chancelier la grâce de son mari, lequel ne demandait qu’un sauf-conduit. Je crois que cela dépendra des informations. On prétend qu’il y a double sacrilège et simple assassinat : double sacrilège, parce qu’il y a meurtre de prêtre dans une église, assassinat parce qu’ils étaient deux, le comte de Beaufort et un jeune avocat, lesquels ont tous deux pris la fuite. L’avocat Loyseau de Lyon, qui était à Genève, il prétendait que le prêtre n’était mort que pour faire niche à l’accusé. Il a rengaîné son factum, et il est allé à Paris. J’espère que M. votre frère aura bientôt un bon emploi, et que vous reviendrez bientôt victorieux à Saint-Claude revoir votre petite maîtresse. Je vous embrasse le plus tendrement du monde.

 

 

1 – Voyez la lettre à Richelieu du 20 Juillet. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Rosset.

 

22 Auguste (1).

 

 

          Je crois que l’ami Rosset pourrait imprimer et débiter ce rogaton à Lyon ; il y a des choses fort plaisantes.

 

          Maître Billard m’a la mine d’être au moins pilorié, avant qu’il soit peu. Il serait bon que Grizel, le confesseur de notre archevêque, fût en regard, et qu’on les peignît tous deux dans cette attitude. Bonsoir, mon cher ami.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Formey.

 

A Ferney, 26 Auguste 1771.

 

 

          Je n’ai qu’une idée fort confuse, monsieur, de la tragédie (1) dont vous me parlez. Il me semble que Lothaire avait tort avec sa femme, mais que le pape avait plus grand tort avec lui. C’est un de nos grands ridicules que la barrette d’un pape prétende gouverner de droit divin la braguette d’un prince. Les Orientaux sont bien plus sages que nous ; leurs prêtres ne se mêlent point du sérail des sultans.

 

          Je fais assurément plus de cas du Condé (2) de Reinsberg que de tous les papes de Rome, sans y comprendre saint Pierre, qui n’a jamais été dans ce pays-là. Je vois avec grand plaisir qu’il daigne mêler les lauriers d’Apollon à ceux de Mars. Il jouit d’un bien plus grand avantage ; il a pour lui les cœurs de toute l’Europe. Tout ce que vous dites de la vie qu’il mène à Reinsberg me confirme dans mon idée que les arts et la gloire se sont réfugiés vers le Nord.

 

          Vous m’apprenez, monsieur, que vous avez environ deux ans de plus que moi, et vous prétendez que vous finirez bientôt votre carrière. Pour moi, qui suis un jeune homme de soixante-dix-huit ans, je vous avoue que j’ai déjà fini la mienne. Je suis devenu aveugle, et c’est être véritablement mort, surtout dans une campagne où il n’y a d’autre beauté que celle de la vue.

 

          Je vous assure que je suis très touché de la lettre que vous m’écrivez ; elle me fait espérer que vous aurez quelque pitié de moi dans mon oraison funèbre. Vous me reprocherez de n’avoir cru ni aux monades, ni à l’harmonie préétablie, mais il faudra bien que vous conveniez que j’ai été l’apôtre de la tolérance.

 

          J’ai établi, Dieu merci, chez moi cinquante familles huguenotes qui vivent comme frères et sœurs avec les familles papistes, et je souhaite que les Welches fassent en grand ce que moi Allobroge j’ai fait en petit. Comme je ne peux plus jouer la comédie, j’ai changé mon théâtre en manufacture ; c’est ainsi que j’expie mes péchés. Vous me direz que je me vante, au lieu de me confesser ; mais j’avoue mon péché d’orgueil, et mon orgueil est de vous plaire.

 

          Adieu, monsieur ; conservez vos yeux et votre appétit, tandis que je perds tout cela. Conservez-moi aussi vos bontés, qui m’ont fait un plaisir extrême. LE VIEUX MALADE DE FERNEY.

 

 

1 – Lothaire et Valrade, tragédie de Gudin de La Brenellerie. (G.A.)

2 – Le prince Henri. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Delisle de Sales.

 

 

 

          Monsieur, il y a deux ans que je ne sors point de ma chambre, et que la vieillesse et les maladies qui accablent mon corps très faible me retiennent presque toujours dans mon lit. Je ne prendrai point contre vous le parti de ceux qui vont en carrosse (1) : tout ce que je puis vous dire, c’est qu’un homme qui écrit aussi bien que vous mérite au moins un carrosse à six chevaux. Vous voulez qu’on soit porté par des hommes ; j’irai bientôt ainsi dans ma paroisse, supposé qu’on veuille bien m’y recevoir. En attendant, j’ai l’honneur d’être avec la plus profonde estime et la plus vive reconnaissance.

 

 

1 – Delisle de Sales venait de publier les Lettres de Brutus sur les chars anciens et modernes. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Baskerville (1)

 

Au château de Ferney, par Genève, 2 Septembre 1771.

 

 

          I thank you erneastly for the honour you do me. I send you anexemplary by the way of Holland. I am your most obedient servant. – VOLTAIRE, gentleman of the M. C. King’s Chamber.

 

 

1 – Célèbre imprimeur-éditeur. Voici la traduction du billet édité par MM. de Cayrol et A. François : « Monsieur, je vous remercie bien vivement de l’honneur que vous me faites. Je vous envoie un exemplaire par la voie de Hollande. Je suis votre très obéissant serviteur. V., gentilhomme de la chambre de sa majesté très chrétienne. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

A Ferney, 4 Septembre 1771.

 

 

          « Il déclare qu’il ne se chargera pas de porter la parole divine, si on lui donne des soutiens qui la déshonorent, et qu’il ne parlera au nom de Dieu et du roi que pour faire aimer l’un et l’autre.

 

          Le monarque a dit : Je vous donne mon fils ; et les peuples disent : Donnez-nous un père (1). »

 

          Et le portrait de l’enthousiasme, et celui de madame de Maintenon, si vrais, si fins, et si sublimes ; et cette admirable pensée de sentiment : Il est triste de représenter le génie persécutant la vertu ; et cet ignorant Louis XIV, moins blessé peut-être des Maximes des Saints que des maximes du Télémaque ; et cette foule de peintures qui attendrissent, et de traits de philosophie qui instruisent  tout cela, mon cher ami, est admirable ; c’est le génie du grand siècle passé, fondu dans la philosophie du siècle présent.

 

          Je ne sais pas si vous êtes entré actuellement dans l’Académie, mais je sais que vous êtes tout au beau milieu du temple de la Gloire.

 

          Votre discours est si beau, que le cardinal de Fleury vous aurait persécuté, mais sourdement et poliment, à son ordinaire. Il ne pouvait souffrir qu’on aimât l’aimable Fénelon. J’eus l’imprudence de lui demander un jour s’il faisait lire au roi le Télémaque ; il rougit : il me répondit qu’il lui faisait lire de meilleures choses ; et il ne me le pardonna jamais.

 

          Ce fut un beau jour pour l’Académie, pour la famille de cet homme unique, et surtout pour vous. M. d’Alembert, avec sa petite voix grêle, est un excellent lecteur ; il fait tout sentir, sans avoir l’air du moindre artifice. J’aurais bien voulu être là ; j’aurais versé des larmes d’attendrissement et de joie.

 

          Il ne manque à votre pièce de poésie qu’un sujet aussi intéressant ; elle est également belle dans son genre. Je suis enchanté de ces deux ouvrages et de vous. J’en fais mon compliment, du fond de mon cœur, à madame votre femme.

 

          M. le duc de Choiseul sera flatté de voir ses bienfaits si heureusement justifiés.

 

          M. de Létang, avocat, l’un de vos admirateurs, m’a écrit votre triomphe. Je ne puis lui répondre aujourd’hui, je suis trop malade. Il vous voit souvent, sans doute ; je vous prie de le remercier pour moi.

 

          Embrassez bien tendrement l’illustre d’Alembert. Il est donc associé à M. Duclos ; ils doivent tous deux vous ouvrir les portes d’un sanctuaire dont ils sont de très dignes prêtres. Les Thomas et les Marmontel n’ont-ils pas pris une part bien véritable à vos honneurs ? Réunissons-nous tous pour écraser l’envie.

 

          Madame Denis est aussi sensible que moi à votre gloire.

 

 

1 – Citation de l’Eloge de Fénelon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Tabareau.

 

9 Septembre 1771 (1).

 

 

          Vous avez donc chez vous des suicides et des parricides, tandis que vous m’envoyez d’excellents melons : c’est l’image du monde ; des plaisirs à droite, des horreurs à gauche.

 

          Les parlements vont donc défiler paisiblement (2).

 

          Voici une petite boite de ma colonie, qui se met sous votre protection. J’embrasse tendrement M Tabareau et M. Vasselier.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – On supprimait les parlements de province ligués avec celui de Paris. (A. François.)

 

 

 

 

 

 

 

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