CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 5

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 5

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à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, 18 Février 1771.

 

 

          Oui, mon héros, je vous l’avoue, j’ai ri un peu quand vous m’avez mandé que vous aviez la goutte ; mais savez-vous bien pourquoi j’ai ri ? c’est que je l’ai aussi. Il m’a paru assez plaisant qu’ayant pensé comme vous presque en toutes choses, ayant eu les mêmes idées, j’aie aussi les mêmes sensations. Dieu m’avait fait pour être réformé à votre suite ; c’est bien dommage que je sois toujours si éloigné de vous, et que je sois une planète si distante du centre de mon orbite.

 

          D’Argens vient de mourir à Toulon : il ne vous reste plus que moi de vos anciens serviteurs bafoués ou par vous ou par les rois .Je le suis fort aussi par la nature ; mes yeux à l’écarlate sont absolument aveuglés par la neige à l’heure que je vous écris.

 

          Je cours actuellement ma soixante-dix-huitième année, et vous êtes un jeune homme de près de soixante-quinze. Voilà, si je ne me trompe, le temps de faire des réflexions sur les vanités de ce monde. Deux jours que j’ai à vivre, et une vingtaine d’années qui vous restent, ne diffèrent pas beaucoup.

 

          Je ris des folies de ce monde encore plus que de ma goutte ; mais je ne ris point quand mon héros me gronde, selon sa louable coutume, de ne lui avoir pas envoyé je ne sais quels livres imprimés en Hollande, dont il me parle. Voulait-il que je les lui envoyasse par la poste, afin que le paquet fût ouvert, saisi, et porté ailleurs ? m’a-t-il donné une adresse ? m’a-t-il fourni des moyens ? ignore-t-il que je ne suis ni en Prusse, ni en Russie, ni en Angleterre, ni en Suède, ni en Danemark, ni en Hollande, ni dans le nord de l’Allemagne, où les hommes jouissent du droit de savoir lire et écrire ?

 

          Ne se souvient-il plus du pauvre garçon apothicaire (1) qui fut, il y a deux ans, fouetté, marqué d’une fleur de lis toute chaude, condamné aux galères perpétuelles par Messieurs, et qui mourut de douleur le lendemain avec sa femme et sa file, pour avoir vendu, dans Paris, une mauvaise comédie intitulée la Vestale, laquelle avait été imprimée avec une permission tacite ?

 

          Ne vous souvient-il plus qu’un des plus horribles crimes mentionnés dans le procès du chevalier de La Barre était d’avoir, dans son cabinet, des livres qu’on appelle défendus ? ce qui, joint à l’abomination de n’avoir pas ôté son chapeau pendant la pluie devant une procession de capucins, engagea les tuteurs des rois à lui faire couper le poing, à lui arracher la langue, et à faire jeter dans les flammes sa tête d’un côté et son corps de l’autre.

 

          Ne saviez-vous pas, mon héros, que, parmi ces Welches pour lesquels vous avez combattu sous Louis XIV et sous Louis XV pendant soixante ans, il y a des tigres acharnés à dévorer les hommes, comme il y a des singes occupés à faire la culbute ?

 

          J’ai été assez persécuté, je veux mourir tranquille. Dieu merci, je ne fais point de livres, puisqu’il est si dangereux d’en faire. J’achève ma vie au pied u mont Jura, et j’irai mourir au pied du Caucase, si on me persécute encore. J’eusse aimé mieux rire avec vous à Richelieu ; mais mon héros est incapable de porter la philosophie jusque-là. Il sera dans le tourbillon jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans comme le duc d’Epernon, qui ne le valait pas. Il faut que chaque individu remplisse sa destinée.

 

          Je vous remercie très tendrement d’avoir favorisé M. Gaillard (2) qui en est digne.

 

          Je crois votre goutte aussi légère que votre brillante imagination. Il n’est pas possible que, vous étant baigné presque tous les jours, l’accès soit bien violent et bien douloureux. La mienne est peu de chose aussi ; mais mes yeux, mes yeux, voilà ce qui m’accable. Je ne conçois pas comment madame voilà ce qui m’accable. Je ne conçois pas comment madame du Deffant peut être si gaie et si sémillante après avoir perdu la vue. Dieu vous conserve vos deux yeux, qui ont été tant lorgneurs et tant lorgnés ! Dieu vous conserve tout le reste ! Ne grondez plus votre vieux serviteur, qui assurément ne le mérite pas.

 

          Vous souvenez-vous de Couratin, qui avait toujours tort avec vous, quelque chose qu’il fît ?

 

          Permettez-moi de me mettre aux pieds de madame la comtesse d’Egmont. LE VIEIL ERMITE.

 

 

1 – Jean Lécuyer et Marie Suisse, sa femme, condamnés le 24 Septembre 1768. (G.A.)

2 – Pour l’Académie française. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

20 Février 1771.

 

 

          Le pauvre malade dira en deux mots à M Baron que s’il a eu le diable au corps, il prétendait bien aussi le faire entrer dans celui d’Atrée. Il le supposait à la fin agit des Furies. Il croit qu’il n’y a pas d’autre moyen de se tirer de là. Il est fort aisé de substituer quelques vers à ceux qui finissent la pièce ; mais je pense qu’il ne faut jamais rien étriquer ; c’est un des plus horribles défauts de ce siècle, à mon gré. Je prétends qu’on doit finir par ce qu’on appelle des fureurs : c’est un châtiment des dieux, et Atrée mérite certainement punition.

 

          Pour madame la mère, je crois qu’il serait très ridicule de la faire tuer. On ne doit multiplier ni les morts ni les êtres sans nécessité. Il n’est pas trop aisé de donner aux deux Atrée le temps de saigner l’enfant. Cependant la nourrice peut dire qu’elle a été poursuivie par des soldats, et qu’elle a été obligée de prendre son plus long. Le malade aura soin de tout cela s’il peut recouvrer un peu de santé. Il est aveugle, il a la goutte, il n’en peut plus. Il demande à M. Baron et aux anges le plus profond secret. On travaillera, vous dis-je, il est juste de dessiller les yeux d’un certain public sur le compte d’un certain Vandale (1)

 

          Ne s’amuse-t-on pas à Paris tout comme si de rien n’était ? N’est-ce pas là le génie welche ? M. Baron est prié de nous le mander : cela est important. Vraiment oui, attendez-vous que madame Denis écrive !

 

 

1 – Crébillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Servan.

 

22 Février 1771 (1).

 

 

          Monsieur, j’ai recours à vous. J’ai été volé, et je vous supplie de me faire rendre justice. Ce n’est pourtant pas au nom du roi, quoique vous soyez son avocat général ; c’est au nom de la raison et de l’humanité. On m’a pris ce que j’avais de plus précieux  votre plaidoyer en faveur de cette pauvre femme huguenote, à qui vous fîtes donner des dommagements par son indigne mari catholique, et votre discours de rentrée sur les devoirs de la magistrature.

 

          Si vous ne daignez pas, monsieur, me faire présent de ces deux ouvrages, vous serez cause que je ferai une mauvaise actions ; car je vous avertis que je les volerai au premier qui en sera possesseur. Quelqu’un a dit : Panem nostrum substantialem da nobis hodie. Je vous fais la même prière à bien plus juste titre.

 

          Nous avons eu à Ferney un de vos confrères les avocats généraux, tout fraîchement arrivé d’un beau château qu’on nomme Pierre-Cise où Pierre-Encise (2). C’est un favori que le maître de la maison aime si fort qu’il en a été jaloux, et qu’il n’a voulu le laisser parler à personne, pendant tout le temps qu’il l’a eu dans sa maison. C’est un grand avantage que les Français ont sur les Anglais d’être logés et hébergés aux dépens du patron, sans qu’il leur en coûte rien pour leur voyage et pour leur nourriture. Il faut avouer qu’on ne trouve point ailleurs une pareille politesse.

 

          Ayez soin de votre santé, monsieur, et n’oubliez pas, dans votre livre sur notre jurisprudence, de rendre toute la justice qui est due à un si généreux établissement.

 

          Je vous demande en grâce de faire un petit paquet de tout ce qu’on a imprimé de vous, et de me l’envoyer par le coche de Versoix, par Lyon. Vous contribuerez à la guérison d’un vieux malade, qui a plus de foi en vous qu’en M. Tissot. Agréez les tendres respects de votre très humble et très obéissant serviteur. LE VIEIL ERMITE DU MONT JURA.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Prison d’Etat, où l’avocat-général Dupaty fut enfermé après la dissolution des parlements. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Thibouville.

 

22 Février 1771 (1).

 

 

          Le jeune homme qui est recommandé à M. Baron (2) exécuta ses ordres sur-le-champ, et changea les deux morceaux dont il était question. Sa docilité me donne de grandes espérances, et je crois qu’avec le temps il pourra aller plus loin que feu M Lantin.

 

          M. Baron ferait le coup le plus décisif et le plus plaisant, s’il trouvait à Paris quelque jeune prête-nom qui pût se charger de cette famille de bonnes gens, nommés les Pélopides. Les soldats de Corbulon, s’il en reste, seraient bien déroutés. C’est un plaisir qu’il faut absolument se donner.

 

          M. Baron est supplié de renvoyer à M. Lantin, neveu de feu M. Latin, la Sophonisbe corrigée à la main. Il n’en a aucun exemplaire. Il la renverra sur-le champ, beaucoup plus correcte. Il n’y a qu’à adresser le paquet à M Marin, secrétaire général, rue des Filles-Saint-Thomas.

 

          Voilà de quoi s’amuser, et cela est plus plaisant que toutes les querelles des parlements.

 

 

1 – Editeurs, de Caytrol et A. François. (G.A.)

2 – Thibouville lui-même. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la princesse de Talmont.

 

A Ferney, 23 Février 1771.

 

 

          Madame, j’ai soixante-dix-huit ans, je suis né faible, je suis très malade et presque aveugle : Moustapha lui-même excuserait un homme qui, dans cet état, ne serait pas exact à écrire.

 

          Si M. le prince de Salm vous a dit que je me portais bien, je lui pardonne cette horrible calomnie, en considération du plaisir infini que j’ai eu quand il m’a fait l’honneur de venir dans ma chaumière.

 

          A l’égard du grand-turc, madame, je ne puis absolument prendre son parti. Il n’aime ni l’opéra, ni la comédie, ni aucun des beaux-arts ; il ne parle point français, il n’est pas mon prochain  je ne puis l’aimer. J’aurai toujours une dent contre des gens qui ont dévasté, appauvri et abruti la Grèce entière. Vous ne pouvez pas honnêtement exiger de moi que j’aime les destructeurs de la patrie d’Homère, de Sophocle, et de Démosthène. Je vous respecte même assez pour croire que, dans le fond du cœur, vous pensez comme moi.

 

          J’aurais désiré que vos braves Polonais, qui sont généreux, si nobles, et si éloquents, et qui ont toujours résisté aux Turcs avec tant de courage, se furent joints aux Russes pour chasser de l’Europe la famille d’Ortogul. Mes vœux n’ont pas été exaucés, et j’en suis bien fâché ; mais, quelque chose qui arrive, je suis persuadé que votre respectable nation conservera toujours ce qu’il y a de plus précieux au monde, la liberté. Les Turcs n’ont jamais pu l’entamer, nulle puissance ne la ravira. Vous essuierez toujours des orages, mais vous ne serez jamais submergés ; vous êtes comme les baleines, qui se jouent dans les tempêtes.

 

          Pour vous, madame, qui êtes dans un port assez commode, je conçois quel est le chagrin de votre belle âme de voir les peines de vos compatriotes. Vous avez toujours pensé avec grandeur, et j’ose dire qu’il y a une espèce de plaisir à sentir qu’on ne peut souffrir que par le malheur des autres. Je ne puis qu’approuver tous vos sentiments, excepté votre tendre amitié pour des barbares qui traitent si mal votre sexe, et qui lui ôtent cette liberté dont vous faites tant de cas. Que vous importe, après tout, qu’ils se lavent en commençant par le coude ? comme vous n’avez aucun intérêt à ces ablutions, autant vaudrait-il pour vous qu’ils fussent aussi crasseux que les Samoïèdes. Il faut que tous les musulmans soient naturellement bien malpropres, puisque Dieu a été obligé de leur ordonner de se laver cinq fois par jour.

 

          Au reste, madame, je sens que je serais toujours rempli de respect et d’attachement pour vous, soit que vous fussiez à la Mecque, ou à Jérusalem, ou dans Astracan. Je finis mes jours dans un désert fort différent de tous ces lieux si renommés. J’y fais des vœux pour votre bonheur, supposé qu’en effet il y ait du bonheur sur notre globe. Vous avez vu des malheurs de toutes les espèces : je vous recommande à votre esprit et à votre courage. Agréez, madame, le profond respect, etc.

 

 

 

 

 

à M. de La Harpe.

 

A Ferney, 25 Février 1771.

 

 

          Le diable se fourre partout depuis longtemps. Si on vous a imputé des vers contre M. le maréchal de Richelieu, on m’attribue une lettre au pape. On veut vous faire arrêter, et on veut m’excommunier : personne n’est en sûreté ni dans cette vie, ni dans l’autre ; il suffit d’avoir de la réputation pour être persécuté et damné. Il faut se soumettre à tous les ordres de la Providence. Nous lui devons des remerciements, puisqu’elle vous a choisi pour punir maître Aliboron, dit Fréron. Le Mercure, a en effet, est devenu le seul journal de France, grâce à vos soins. L’âne d’Apulée mangeait des roses, l’âne de Fréron s’enivre : chacun se console à sa façon : je plains seulement son cabaretier. A l’égard du libraire (1) qui faisait la litière d’Aliboron, il ne risque rien ; il lui resta toujours le Journal chrétien, avec lequel on fait son salut, si on ne fait pas sa fortune.

 

          On dit que Gentil-Bernard a perdu la mémoire ; il a pourtant pour mère une des filles de Mémoire, et il doit avoir du crédit dans la famille.

 

          Est-il vrai que M. de Mairan se dégoût de son âge de quatre-vingt-treize ans, et qu’il veuille aller trouver Fontenelle ? Pour moi, j’irai bientôt trouver Pellegrin, Danchet, et le barbare Crébillon. En attendant, je vous embrasse de tout mon cœur.

 

 

1 – Panchoucke. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le marquis de Florian.

 

Le 25 Février 1771.

 

 

          La nature et la fortune nous traitent tous bien mal. Il est triste d’avoir à combattre à la fois deux puissances aussi formidables. Madame de Florian languissante et malade encore ; son fils (1) confiné avec sa femme dans un pauvre village à plus de cent lieues de vous ; madame Denis au mont Jura avec une très mauvaise santé ; moi chétif, devenu aveugle et attaqué de la goutte ; ma colonie, qui commençait à prospérer, frappée d’un coup de foudre ; tout presque détruit en un moment ; des dépenses immenses perdues :quand tout cela se joint ensemble, c’est un amas d’infortunes dont il est bien difficile de se tirer.

 

          Je ne sais pas comment finira l’affaire du parlement, mais j’oserais bien dire que les compagnies font de plus grandes fautes que les particuliers, parce que personne n’en répondant en son propre nom, chacun en devient plus téméraire. Il m’a toujours paru absurde de vouloir inculper un pair du royaume (2), quand le roi, dans son conseil, a déclaré que ce pair n’a rien fait que par ses ordres, et a très bien servi. C’est au fond vouloir faire le procès au roi lui-même ; c’est, de plus, se déclarer juge et partie ; c’est manquer, ce me semble, à tous les devoirs.

 

          Je vous avoue encore que j’ai sur le cœur le sang du chevalier de La Barre et du comte de Lally. Heureusement d’Hornoy n’y a point trempé ses mains ; mais ceux qui ont à se reprocher ces cruautés, dont l’Europe est indignée, sont-ils bien à plaindre d’être à la campagne ? Il y a dix-sept ans que j’y suis, et je n’ai pourtant assassiné personne.

 

          Le setier de blé, mesure de Paris, vaut toujours chez nous environ vingt écus. C’est un très petit malheur pour moi, mais c’en est un fort grand pour le peuple.

 

          Je vous embrasse tous deux tendrement, et je suis désespéré de n’être d’aucun secours à ma nièce.

 

 

1 – D’Hornoy, exilé à Sancoins, dans le Berry. (G.A.)

2 – D’Aiguillon. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

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