CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 4

Publié le par loveVoltaire

CORRESPONDANCE - Année 1771 - Partie 4

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à M. Imbert.

 

Le 21 Janvier 1771 (1).

 

 

          Votre peuple de Paris, monsieur, est fort plaisant ; il lui faut l’opéra-comique et du pain blanc. Je ne lui donne point d’opéra-comique ; mais je soutiens que mon pain, moitié pomme de terre et moitié froment, est tout aussi blanc, et plus nourrissant et plus savoureux que son pain de Gonesse. Quand on n’y mettrait qu’un tiers de ces pommes de terre, ce serait toujours un tiers de farine épargné ; mais cela demande un peu de peine pour le bien pétrir, et peut-être les boulangers n’ont pas voulu prendre cette peine.

 

          Je vois M Cramer deux ou trois fois l’an, et je passe la fin de ma vie dans mon lit. Je lui écris pour lui recommander de vous envoyer, sans délai, ce que vous voulez avoir. En attendant, voici un de ces rogatons qui me tombe sous la main, je ne dirai pas sous les yeux, car je n’en ai plus ; les neiges m’ont rendu aveugle, et je meurs en détail ; mais je prends la chose comme il faut. J’ai l’honneur d’être, etc.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

27 Janvier 1771.

 

 

          Si j’avais accès auprès de M. le chancelier, comme vous (1) je voudrais, mon cher correspondant, savoir s’il est bien vrai que les pauvres gens de province ne seront plus obligés d’aller plaider à cent cinquante lieues de chez eux, si on prépare un nouveau code dont nous avons tant besoin. Il faudra en même temps qu’on prépare une couronne civique pour M. le chancelier.

 

          Je ne reviens point de l’insolence de ce petit Clément (2), qui décide à tort et à travers, et qui s’associe avec Le Brun pour louer Le Brun aux dépens de M. Delille. Il est vrai que s’il n’est coupable que d’être un fat, cela ne méritait pas la prison (3).

 

          Croyez-vous que nous aurons un ministre des affaires étrangères ? Nomme-t-on toujours M. le duc d’Aiguillon ? On peut être très entaché dans le parlement et très bien servir le roi. Mais le grand point est qu’on se réjouisse à Paris. Je dis toujours : O Welches ! ayez du plaisir et tout ira bien. Mais pour avoir du plaisir, il faut de l’argent, et on dit que M. l’abbé Terray n’en donne guère.

 

 

1 – A titre de secrétaire général de la librairie. (G.A.)

2 – Auteur d’Observations critiques sur les Géorgiques, les Saisons, la Déclamation, la Peinture, poèmes. (G.A.)

3 – Où Saint-Lambert l’avait fait mettre. (G.A.)

 

 

 

 

 

à Madame la marquise d’Argens.

 

A Ferney, 1er Février 1771.

 

 

          Madame, vous ne pouviez confier vos sentiments et vos regrets à un cœur plus fait pour les recevoir et pour les partager. Mon âge de soixante-dix-huit ans, les maladies dont je suis accablé, et le climat très rude que j’habite, tout m’annonce que je verrai bientôt le digne mari (1) que vous pleurez.

 

          Je fus bien affligé qu’il ne prît point sa route par Ferney, quand il partit de Dijon ; et, par une fatalité singulière, ce fut le roi de Prusse qui m’apprit la perte que vous avez faite. Je ne crois pas qu’il eût en France un ami plus constant que moi. Mon attachement et mon estime augmentaient encore par les traits que frère Berthier et d’autres polissons fanatiques lançaient continuellement contre lui. Les ouvrages de ces pédants de collège sont tombés dans un éternel oubli, et son mérite restera. C’était un philosophe gai, sensible, et vertueux. Ses ennemis n’étaient que des dévots, et vous savez combien un dévot est loin d’un homme de bien. Son nom sera consacré à la postérité par le roi de Prusse et par vous. Voilà les deux ornements de son buste. On ne peut rien ajouter à l’épitaphe faite par le roi. Il n’y a que vous, madame, dont le pinceau puisse se joindre au sien.

 

          C’est un prodige bien singulier qu’une dame, aussi aimable que vous l’êtes, ait fait une étude particulière des deux langues savantes qui dureront plus que toutes les autres langues de l’Europe. Vous avez la science de madame Dacier, et elle n’avait point vos grâces.

 

          Que ne puis-je, madame, être auprès de vous ! que ne puis-je vous parler longtemps de mon cher Isaac, et surtout vous entendre !

 

          Si vous permettez en effet que mon amitié et ma douleur gravent un mot dans un coin du monument que vous lui destinez, si vous souffrez que mes sentiments s’expliquent avec ceux du roi de Prusse et les vôtres, vous ne doutez pas que je ne sois à vos ordres. Vous ne sauriez croire combien j’ai été touché de votre lettre. S’il restait encore quelque chose de nous-mêmes après nous, (ce qui est fort douteux), il vous saurait gré de la consolation que vous m’avez donnée en m’écrivant.

 

          Soyez bien persuadée, madame, de l’estime respectueuse avec laquelle je serai, tant que je vivrai, votre, etc.

 

 

1 – Mort le 11 janvier. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le maréchal duc de Richelieu.

 

A Ferney, le 4 Février 1771.

 

 

          Mon héros passe sa vie à m’accabler de bontés et de niches. On me mande qu’il est à la tête d’une faction brillante contre M. Gaillard. Je le supplie de descendre un moment du grand tourbillon dans lequel il plane, pour considérer que M. Gaillard travaille au Journal des Savants depuis vingt-quatre ans, qu’il a remporté des prix à l’Académie, qu’il a fait l’Histoire de François Ier, laquelle est très estimée, et qu’il n’a fait ni les Fétiches, ni les Terres australes.

 

          Je supplie notre respectable doyen, le neveu de notre fondateur, de ne pas contrister à ce point ma pauvre vieillesse toute décrépite. Je sais bien qu’il ne fera que rire de mes lamentations, et qu’il se moquera de moi jusqu’au dernier moment de ma vie. Mon héros est très capable de me venir voir, et de m’accabler de plaisanteries. Il daigne m’aimer depuis longtemps et me tourner parfois en ridicule. Je suis accoutumé à son jeu, et il sait que je supporte la chose avec une patience angélique.

 

          Il me reprocha toujours des chimères, des préférences qu’il imagine, des négligences qui n’existent pas, et, sur ce beau fondement, il mortifie son très humble et très obéissant serviteur.

 

          L’Europe croit que j’ai beaucoup de crédit sur l’esprit de mon héros ; l’Europe se trompe, et je lui certifierai, quand elle voudra, que je n’en ai aucun, et qu’il passe sa vie à se moquer de moi ; cependant il faut qu’il soit juste.

 

          Là, mon héros, mettez la main sur la conscience ; vous avez fait serment devant Dieu de donner votre voix au plus digne, sans écouter la brigue et les cabales. Jugez quel est le plus digne, et songez à ce que dira de vous la postérité, si vous me bafouez dans cette affaire de droit. Je vous avertis que cette postérité a l’œil sur vous, quoique vous soyez continuellement occupé du présent. Je me plaindrai à elle comme font tous les mauvais poètes, et, toute prévenue qu’elle est en votre faveur, elle me rendra justice. Ne désespérez point le très vieux et très raillé solitaire du mont Jura, qui vous a toujours aimé et révéré d’un culte de dulie, et qui en est pour son culte.

 

 

 

 

 

à M. Joly de Fleury.

 

A Ferney, 4 Février 1771.

 

 

          Monsieur, vous ne serez point surpris qu’un homme, qui a eu l’honneur de vous faire sa cour pendant que vous étiez intendant de Bourgogne (1), vous implore pour des infortunés ; il vous voyait alors occupé du soin de les soulager.

 

          L’avocat que je prends la liberté de vous présenter n’est point un homme que l’on doive juger par la taille (2). Il joint à la plus grande probité une science au-dessus de son âge. Il est le défenseur de douze ou quinze mille bons sujets du roi, que vingt chanoines veulent rendre esclaves ; il a cru que quinze mille cultivateurs pouvaient être aussi utiles à l’Etat, du moins dans cette vie, que vingt chanoines qui ne doivent être occupés que de l’autre.

 

          Vous connaissez cette affaire, monsieur ; vous en êtes juge. Il ne m’appartient pas d’oser vous parler en faveur d’aucune des parties ; mais il m’est permis de vous dire que l’impératrice de Russie a rendu libres quatre cent mille esclaves de l’Eglise grecque ; que le roi de Sardaigne a aboli la servitude dans ses Etats ; et je puis encore ajouter à ces exemples celui du roi de Danemark, qui a la bonté de me mander qu’il est actuellement occupé à détruire dans ses deux royaumes cet opprobre de la nature humaine. Tout ce que désireraient les quinze mille hommes à qui on refuse les droits de l’humanité serait que vous en fussiez le rapporteur. J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monsieur, votre, etc.

 

 

1 – Il était devenu conseiller d’Etat. (G.A.)

2 – Christin. (K.)

 

 

 

 

 

à M. le chevalier de Chastellux.

 

A Ferney, 5 Février 1771.

 

 

          Monsieur, je sais depuis longtemps que vous n’employez qu’à faire du bien les talents de votre esprit et la considération dont vous jouissez.

 

          Permettez que je prenne la liberté de vous adresser l’avocat d’une province entière. Les mémoires ci-joints vous feront connaître de quoi il s’agit. Quinze mille infortunés, opprimés sans aucun titre par vingt chanoines, demandent votre protection auprès de M. Daguesseau, l’un de leurs juges. Il égalera la gloire de son père, s’il contribue à l’abolition de l’esclavage, et le genre humain vous devra des remerciements, si vous déterminez M. Daguesseau.

 

          Souffrez, monsieur, que je joigne ma faible et mourante voix aux cris de la reconnaissance d’une province que vous aurez fait jouir des droits de l’humanité.

 

 

 

 

 

à M. Christin.

 

5 Février 1771.

 

 

          Mon très cher avocat de l’humanité contre la rapine sacerdotale, voici deux lettres (1) que je vous envoie ; c’est tout ce que peut faire pour le présent votre ami moribond. Je ne crois pas que votre affaire soit sitôt jugée ; tout le conseil est actuellement occupé à remplacer le parlement. Il me semble qu’on se soucie fort peu à Paris de ce parlement. Au bout du compte, il est dans son tort avec le roi, et l’assassinat du chevalier de La Barre et de Lally ne doit pas le rendre cher à la nation.

 

          On dit que M. le chancelier prépare un nouveau code dont nous avons grand besoin. M. Chéry (2) devrait bien l’engager à mettre dans son corps de lois quelque règlement en faveur des hommes libres que des chanoines veulent rendre esclaves. Il doit savoir s’il est vrai qu’on va resserrer la juridiction de Paris dans des limites plus convenables, et qu’on ne sera plus forcé d’aller se ruiner à Paris en dernier ressort, à cent cinquante lieues de chez soi. C’est le plus grand service que M. le chancelier puisse rendre ; son nom sera béni.

 

          Si j’étais à Paris, mon cher philosophe, je me ferais votre clerc, votre commissionnaire, votre solliciteur ; je frapperais à toutes les portes, je crierais à toutes les oreilles. Dès que vous serez près d’être jugé, je prendrai la liberté d’écrire à M. le chancelier, à qui j’ai déjà écrit sur cette affaire ; vous pouvez en assurer vos clients. Je pense fermement qu’il est de son intérêt de vous être favorable, et qu’il se couvrira de gloire en brisant les fers honteux de douze mille sujets du roi, très utiles, enchaînés par vingt chanoines très inutiles.

 

          Adieu, mon cher ami, je suis à vous et à vos clients jusqu’au dernier jour de ma vie.

 

 

1 – Les deux précédentes, à Joly de Fleury et au chevalier de Chastellux. (K.)

2 – Avocat aux conseils du roi, défenseur des habitants de Saint-Claude. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

6 Février 1771.

 

 

          Mes anges, notre jeune homme m’a remis enfin son manuscrit (1) que je vous envoie. Je ne chercherai point à vous séduire en sa faveur ; je ne remarquerai point combien le sujet était difficile ;je ne vous dirai point que Sénèque fut un plat déclamateur et que Jolyot de Crébillon fut un plat barbare ; je n’insisterai point sur l’artifice des premiers actes et sur la terreur des derniers ; c’est à vous de juger, et à moi de me taire.

 

          Je vous prierai seulement de songer que mon jeune homme aurait très grand besoin d’un succès. Ce succès servirait à faire voir qu’il n’est pas possible qu’il fasse tous les ouvrages qu’on lui impute contre l’inf…, tandis qu’il est tout entier à sa chère Melpomène.

 

          Notre adolescent pourrait alors prendre cette occasion pour venir faire un petit tour en tapinois dans la capitale des Welches. Je vous avertis qu’il fait beaucoup plus de cas des Pépolides que de la Sophonisbe, et qu’il n’y met aucune comparaison. C’est à Pâques qu’il faudrait donner la Famille de Tantale : c’est à présent qu’il aurait fallu donner Sophonisbe. Si Lekain se donne au genre tempéré, il devrait débuter par Massinisse, qui ne demande aucun effort, et qui n’exige un peu de véhémence qu’au cinquième acte.

 

          J’ai parlé à M. Lantin de votre plaisante idée, que Sophonisbe fasse des façons comme une femme qui se défend au premier rendez-vous, ou comme une fille qui combat pour son pucelage. Une femme telle que Sophonisbe, m’a-t-il dit, doit se marier sur la cendre chaude de Syphax, sans délibérer. L’horreur de l’esclavage et la haine des Romains doivent dresser l’auteur sur-le-champ et allumer les flambeaux de l’hymen pour en brûler le camp des Romains et pour la conduire en triomphe au camp d’Annibal.

 

          La petite prétendue bienséance française est en pareille occasion une puérilité froide et misérable.

 

A ces conditions j’accepte la couronne ;

Ce n’est qu’à mon vengeur que ma fierté se donne.

 

          Voilà ce qu’il faut que Sophonisbe dise ; elle n’est pas une petite fille sortant du couvent.

 

          Je me suis rendu au sentiment de M. Lantin et je lui ai seulement souhaité des acteurs qui pussent rendre sa tragédie de Mairet, dans laquelle il n’y a pas, Dieu merci, un seul mot de Mairet.

 

          Il m’a assuré qu’il avait envoyé à M. de Thibouville ces vers dont je vous parle, et vous êtes prié de les mettre sur votre copie.

 

          Quant au Dépositaire, nous en parlerons une autre fois. On vous enverra Barmécide (2) ; vous aurez aussi le Roi de Danemark. Mais la journée n’a que vingt-quatre heures ; les Questions sur l’Encyclopédie en prennent douze ; le reste du temps est employé à souffrir. J’ai la goutte, je suis presque aveugle ; j’ai de plus une colonie à conduire ; on n’est pas de fer : un peu de patience.

 

          Madame d’Argental aura sa chaîne et sa montre dans quelques jours.

 

          Que dites-vous de M. le maréchal de Richelieu, qui se met à la tête d’une faction en faveur du nasillonneur de Brosses ? Parlez fortement à M. de Foncemagne, à M. de Sainte-Palaye, à M. de Mairan. Il faut, malgré ma tendresse pour notre doyen, qu’il ne remporte pas cette victoire. Ne passons pas sous le joug comme le duc de Cumberland à Closter-Severn. Il a d’ailleurs assez d’avantages, et son dernier triomphe est assez complet.

 

          Je ne puis finir ma lettre sans vous dire encore un mot des Pélonides. Faudra-t-il que je sois toujours reconnu comme M. de Pourceaugnac ? Ne pourrez-vous point, vous et M. de Thibouville, baptiser mon jeune homme ? M. de Thibouville, ne peut-il pas connaître des jeunes gens de bonne volonté, parmi lesquels il choisirait un prête-nom, quelqu’un qui aurait une belle voix, et qui lirait la pièce aux comédiens, comme si elle était de lui ? n’y aurait-il pas un plaisir infini de jouer ce tour au public et aux soldats de Corbulon ? Rêver à cela, mes anges ; ne m’oubliez pas auprès de votre ami le campagnard (3). Adieu, mes anges gardiens ; veillez bien sur moi, car je ne puis rien par moi-même sans votre grâce.

 

 

1 – Toujours les Pélopides. (G.A.)

2 – Epître de Benaldaki à Caramouftée. (G.A.)

3 – Praslin (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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