CORRESPONDANCE - Année 1770 - Partie 33
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à M. Fabry.
7 Décembre 1770.
Monsieur, le pain blanc vaut aujourd’hui à Ferney à raison de huit sous la livre. On nous menace avec juste raison qu’il sera dans quelque temps à vingt sous. Il faut trois mois pour faire venir du blé de Marseille. La famine est un monstre contre lequel on ne saurait prendre trop de précautions. Nous n’avons ni petits grains ni pommes de terre, pour soulager les pauvres. Cette situation est bien funeste. Je vous remercie en mon nom particulier de tous les soins que vous daignez prendre.
Les employés sont venus vexer la colonie de Ferney. Ce n’est pas là ce qu’on lui avait promis au nom du roi. Je ne crois pas que je voie jamais quinze mille familles s’établir à Versoix, comme l’impératrice de Russie a fait à Astracan.
à M. le marquis de Thibouville.
10 Décembre 1770.
M. Latin, de Dijon, présente ses respects à M. de Thibouville et aux anges ; il les supplie de se contenter du petit billet qu’il leur envoie ; il lui est impossible de s’occuper davantage des affaires des Romains ; il en a de si pressantes au sujet d’une colonie moderne et de la famine qui est dans son pays, que sa pauvre petite âme en est tout entreprise.
Il s’est trompé en écrivant que M. le maréchal de Richelieu n’était pas pour Sophonisbe ; c’est bien vraiment tout le contraire.
Le susdit Lantin pense qu’il sera nécessaire de faire annoncer la Sophonisbe comme la véritable pièce de Mairet, dont on a retouché le style, et comme la première pièce qui ait fondé le théâtre français, ce qui est très vrai et trop oublié.
Il est à croire que Sophonisbe aura bien autant de représentations que Venceslas (1) et pourra servir un peu à ranimer le théâtre.
Il est assez singulier que ce soit un Américain (2) qui débute par Zamore ; la balle va au joueur.
Madame Denis fait mille compliments à M. de Thibouville. Qu’il conserve sa bienveillance pour celui qui n’est ni Jean ni Pierre, qui n’aime point du tout le raisonné de Pierre, et qui n’approche point du senti de Jean (3).
1 – Pièce de Rotrou, retouchée par Marmontel. Elle tomba. (G.A.)
2 – Larive. Il était né à La Rochelle. (G.A.)
3 – Pierre Corneille et Jean Racine. (G.A.)
à M. le comte d’Argental.
A Ferney, 12 Décembre 1770.
SCIPION, à la fin de la scène seconde du cinquième acte,
après ces mots, mériter son estime.
(A un tribun.)
Vous, au prochain rivage ayez soin de guider
Et la reine et les siens, qu’il vous faudra garder,
Mais en mêlant surtout à votre vigilance
Des plus profonds respects la noble bienséance.
Les ordres du sénat qu’il faut exécuter
Sont de vaincre les rois, non de les insulter.
Gardons-nous d’étaler un orgueil ridicule,
Que nous impute à tort un peuple trop crédule.
Conservez d’un Romain, la modeste hauteur :
Le soin de se vanter rabaisse la grandeur.
Dédaignez avec moi des vanités frivoles ;
Soyez grand par les faits, et simple en vos paroles.
Mais Massinisse vient.
Voilà, mes anges, un petit allongement pour la queue trop écourtée de Sophonisbe. Je vous prie de communiquer à Lekain cette petite satire des Romains ampoulés qu’on a trop mis sur le théâtre. Je n’aime point cette enflure et ces échasses que les sots admirent et écoutent bouche béante.
Au reste, quand vous aurez relevé de couche votre infante, quand vous aurez déterminé la guerre ou la paix au sujet d’une île déserte dans l’autre monde, mandez-moi, je vous prie, si vous faites jouer M. Lantin de Damerei. Mandez-moi surtout si M. le duc de Duras est à Paris, s’il revient, quand il revient : c’est pour une affaire qui pourra amuser mes anges (1). Il faudra du courage. Préparez-vous. Vous ne laisserez pas d’être surpris.
1 – Il s’agissait de faire souscrire Louis XV à la statue du patriarche. (G.A.)
à M. le marquis de Voyer d’Argenson.
A Ferney, 14 Décembre 1770.
Monsieur, je crois vous avoir mandé que j’ai soixante-dix-sept ans ; que de douze heures j’en souffre onze, ou environ que je perds la vue dès que mes déserts sont couverts de neige ; qu’ayant établi des fabriques de montres tout autour de mon tombeau, dans mon petit village où l’on manque de pain, malgré les Ephémérides du Citoyen, je me trouve accablé des maux d’autrui encore plus que des miens ; que j’ai très rarement la force et le temps d’écrire, encore moins de pouvoir être philosophe. Je vous dirai ce que répondit Saint-Evremond à Waller, lorsqu’il se mourait, et que Waller lui demandait ce qu’il pensait sur les vérités éternelles et sur les mensonges éternels : « Monsieur Waller, vous me prenez trop à votre avantage. »
Je suis avec vous, monsieur, à peu près dans le même cas : vous avez autant d’esprit que Waller ; je suis presque aussi vieux que Saint-Evremond, et je n’en sais pas autant que lui.
Amusez-vous à rechercher tout ce que j’ai cherché en vain pendant soixante-ans. C’est un grand plaisir de mettre sur le papier ses pensées, de s’en rendre un compte bien net, et d’éclairer les autres en s’éclairant soi-même.
Je me flatte de ne point ressembler à ces vieillards qui craignent d’être instruits par des hommes qui sortent de la jeunesse. Je recevrai, avec grande joie, une vérité aujourd’hui, étant condamné à mourir demain.
Continuez, monsieur, à rendre vos vassaux heureux, et à instruire vos anciens serviteurs. Mais que je traite avec vous, par lettres, des choses où Aristote, Platon, saint Thomas et saint Bonaventure se sont cassé le nez, c’est ce qu’assurément je ne ferai pas : j’aime mieux vous dire que je suis un vieux paresseux qui vous est attaché avec le plus tendre respect, et cela de tout son cœur.
à M. Dupaty.
15 Décembre 1770.
Monsieur, le jour que j’appris votre étrange malheur (1), on imprimait à Genève des Questions sur l’Encyclopédie, et je mis vite, au troisième volume, page 144, votre nom à côté de celui du chancelier Daguesseau ; c’est-à-dire que je fis cet honneur à ce magistrat, qui n’était pas, comme vous, philosophe et patriote.
Je voudrais bien savoir comment on peut s’y prendre pour mettre ce livre à vos pieds, car rien ne passe. Pour cette lettre, elle passera, et elle vous dira, monsieur, que si mon âge de soixante-dix-sept ans et mes maladies m’empêchent de venir vous parler d’Henri IV et de vous, rien ne m’empêchera de vous assurer du zèle, de l’estime, et du respect de votre très humble, etc.
1 – Son emprisonnement. (G.A.)
à Madame la marquise du Deffand.
16 Décembre 1770.
Je m’en étais douté (1) : il y a trente ans que son âme n’était que molle, et point du tout sensible ; qu’il concentrait tout dans sa petite vanité ; qu’il avait l’esprit faible et le cœur dur ; qu’il était content pourvu que la reine trouvât son style meilleur que celui de Moncrif, et que deux femmes (2) se le disputassent ; mais je ne le disais à personne. Je ne disais pas même que ses Etrennes mignonnes (3) ont été commentées par Dumolard et faites par l’abbé Boudot.
Je reprends toutes les louanges que je lui ai données.
Je chante la palidonie ;
Sage du Deffand, je renie
Votre président et le mien.
A tout le monde il voulait plaire ;
Mais ce charlatan n’aimait rien ;
De plus, il disait son bréviaire.
Je voudrais, madame, que vous sussiez ce que c’est que ce bréviaire, ce ramas d’antiennes et de réponse en latin de cuisine !
Apparemment que le pauvre homme voulait faire sa cour à Dieu, comme à la reine, par de mauvais vers.
Je suis dans la plus grande colère ; je suis si indigné, que je pardonne presque au misérable La Beaumelle d’avoir si maltraité les Etrennes mignonnes du président (4). Quoi ! ne pas vous laisser la moindre marque d’amitié dans son testament, après vous avoir dit pendant quarante ans qu’il vous aimait !
Sa petite âme ne voulait qu’une réputation viagère. Je suis très persuadé que l’âme noble de votre grand’maman trouvera cela bien infâme.
Vous voulez des vers pour la Bibliothèque bleue (5) ; vous vous adressez très bien. En voici qui sont dignes d’elles :
La belle Maguelonne avec Robert-le-Diable
Valaient peut-être au moins les romans de nos jours.
Ils parlaient de combats, de plaisirs, et d’amours.
Mais tout ce papier bleu, quoique très estimable,
N’est plus regardé qu’en pitié ;
Mon cœur en a senti la cause véritable :
On n’y parle point d’amitié.
N’est-il pas vrai, madame, que nous n’aurons point la guerre ? C’est une obligation que la France aura encore au mari de votre grand’maman.
Je veux que vous m’écriviez dorénavant à cœur ouvert ; nous n’avons rien à dissimuler (6) ensemble ; mais, quelque chose que vous ayez la bonté de m’écrire, faites contre-signer par votre grand’maman, ou envoyez votre lettre chez M. Marin, secrétaire général de la libraire, rue des Filles Saint-Thomas qui me la fera tenir très sûrement ; le tout pour cause.
1 – Que le président Hénault était devenu idiot. (G.A.)
2 – Madame du Deffant et madame de Castelmoron. (G.A.)
3 – L’Abrégé chronologique. (G.A.)
4 – Dans l’Examen critique de l’Histoire de Henri IV. (G.A.)
5 – Que madame du Deffand aimait à lire. (G.A.)
6 –
« Qui n’a plus qu’un moment à vivre
N’a plus rien à dissimuler. » (G.A.)
à M. Dupaty.
Décembre 1770.
Le paquet dont vous m’avez honoré, monsieur, et mon petit billet se sont croisés, comme vous l’avez vu. Ah ! ah ! vous êtes donc aussi des nôtres ! votre poésie est pleine d’imagination. Tous les hommes éloquents ont commencé par faire des vers. Cicéron et César en firent avant d’être consuls ; ils eurent l’un et l’autre de furieuses lettres de cachet : mais je ne sais s’il ne vaut pas mieux être assassiné par ceux que l’on peut assassiner aussi, que de voir sa destinée dépendre entièrement de quatre mots griffonnés par un commis. Ce n’est pas moi qui vous écris cela, au moins ; c’est un Suisse qui a soupé chez moi avec un Anglais. Pour moi, je n’écris à personne ; je suis très vieux et très malade. Si vous voulez venir chez moi, vous me rendrez la vie, car vous me ferez penser. Je m’intéresse à vous comme un père à son fils, et le fils est très respecté par le père. Mille très humbles et très tendres obéissances à M. de Bory.
à M. d’Agincourt.
17 Décembre 1770.
Non, monsieur, je ne suis point assurément de l’avis des sots et des ignorants qui pensent que les chevaliers romains chargés du recouvrement des impôts publics n’étaient pas des citoyens nécessaires et estimables. Je sais que Jésus-Christ les anathématise ; mais en récompense il prit un commis de la douane pour un de ses évangélistes. Pour moi, je n’ai qu’à me louer de MM. les fermiers-généraux et de leur générosité, depuis que j’ai établi une petite colonie dans un désert qui n’est pas celui de Jean.
Je recommande encore cette colonie à leur bienveillance. Ces nouveaux habitants ne sont venus que sur la promesse royale, expédiée en bonne forme, d’être exempts de toutes charges et de tous droits jusqu’à nouvel ordre. Vous m’avouerez qu’un Suisse ne peut pas deviner qu’en France il faut, d’un village à un autre, pour une livre de beurre, un acquit à caution qui coûte de l’argent.
Certainement l’intention du roi, ni celle des fermes-générales, n’est pas que des fabricants paient pour les outils qu’ils apportent.
Je laisse à votre humanité et à votre sagesse, et à celle de MM. vos confrères, à vous arranger avec M. le duc de Choiseul, quand il aura fondé la ville de Versoix. Vous pensez comme lui sur l’avantage du royaume. Je me flatte que nous lui aurons l’obligation de la paix, parmi tant d’autres. Si la guerre se déclare, notre petit canton est perdu pour longtemps.
Oui, monsieur, j’ai dit que Newton et Locke étaient les précepteurs du genre humain, et cela est vrai ; mais Locke et Newton n’auraient pas mis le monde en feu pour une île déserte, située vers le pays de Patagons.
Il est encore très vrai que Louis XIV dut la paix d’Utrecht au ministère d’Angleterre ; mais ce n’est pas une raison pour que la France fasse la guerre au roi George III, qui n’en a certainement nulle envie.
Je vois, monsieur, que vous êtes patriote et homme de lettres autant pour le moins que fermier-général. Vous me faites souvenir d’Atticus, qui était fermier-général aussi, mais c’était de l’empire romain.