MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 9

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MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 9

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LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XXVI.

 

 

Du pouvoir papal dans Rome, et des patrices.

 

 

 

 

          On a vu depuis, très souvent, des consuls et des patrices à Rome qui furent les maîtres de ce château au nom du peuple. Le pape Jean XII le tenait comme patrice contre l’empereur Othon Ier. Le consul Crescentius y soutint un long siège contre Othon III, et chassa de Rome le pape Grégoire V, qu’Othon avait nommé. Après la mort de ce consul, les Romains chassèrent de Rome ce même Othon, qui avait ravi la veuve du consul, et qui s’enfuit avec elle (1).

 

          Les citoyens accordèrent une retraite au pape Grégoire VII dans ce môle, lorsque l’empereur Henri IV entra dans Rome par force en 1083. Ce pontife si fier n’osait sortir de cet asile. On dit qu’il offrit à l’empereur de le couronner en faisant descendre sur sa tête, du haut du château, une couronne attachée avec une ficelle ; mais Henri IV ne voulut point de cette ridicule cérémonie. Il aima mieux se faire couronner par un nouveau pape qu’il avait nommé lui-même.

 

          Les Romains conservèrent tant de fierté dans leur décadence et dans leur humiliation, que quand Frédéric Barberousse vint à Rome, en 1155, pour s’y faire couronner, les députés du peuple qui le reçurent à la porte lui dirent : « Souvenez-vous que nous vous avons fait citoyen romain d’étranger que vous étiez. »

 

          Ils voulaient bien que les empereurs fussent couronnés dans leur ville ; mais d’un côté ils ne souffraient pas qu’ils y demeurasse, et de l’autre ils ne permirent jamais qu’aucun pape s’intitulât souverain de Rome : et jamais en effet on n’a frappé de monnaie sur laquelle on donnât ce titre à leur évêque.

 

          En 1114 les citoyens élurent un tribun du peuple, et le pape Lucius II, qui s’y opposa, fut tué dans le tumulte.

 

          Enfin les papes n’ont été véritablement maîtres à Rome que depuis qu’ils ont eu le château Saint-Ange en leur pouvoir. Aujourd’hui la chancellerie allemande regarde encore l’empereur comme l’unique souverain de Rome ; et le sacré collège ne regarde l’empereur que comme le premier vassal de Rome, protecteur du saint-siège. Telle est la vérité qui est développée dans l’Essai sur les mœurs, etc.

 

          Le sentiment de l’auteur que je cite est donc que Charlemagne eut le domaine suprême, et qu’il accorda au saint-siège plusieurs domaines utiles dont les papes n’eurent la souveraineté que très longtemps après.

 

 

1 – Voyez, sur ces événements, les Annales de l’Empire. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE XXVII.

 

 

Sottise infâme de l’écrivain qui a pris de le nom de

Chiniac de la Bastide Duclaux, avocat au parlement

de Paris.

 

 

          Après cet exposé fidèle, je dois témoigner ma surprise de ce que je viens de lire dans un commentaire nouveau (1) du discours du célèbre Fleury sur les libertés de l’Eglise gallicane. Je vais rapporter les propres paroles du commentateur qui se déguise sous le nom de maître Pierre de Chiniac de la Bastide Duclaux, avocat au parlement. Il n’y a point assurément d’avocat qui écrive de ce style (2).

 

          « Si on ne consultait que les Voltaire et ceux de son bord, on ne trouverait en effet que problèmes et qu’impostures dans nos historiens. » Ensuite cet aimable et poli commentateur, après avoir attaqué les gens de notre bord avec des compliments dignes en effet d’un matelot à bord, croit nous apprendre qu’il y a dans Ravenne une pierre cassée sur laquelle sont gravés ces mots : Pipinus pius primus amplicandæ Ecclesiœ viam aperuit, et exarchatum Ravennœ cum amplissimis… « Le pieux Pépin ouvrit le premier le chemin d’agrandir l’Eglise, et l’exarchat de Ravenne avec de très grands… » Le reste manque. Notre commentateur gracieux prend cette inscription pour un témoignage authentique. Nous connaissons depuis longtemps cette pierre ; je ne voudrais point d’autre preuve de la fausseté de la donation. Cette pierre n’avait été connue qu’au dixième siècle : on ne produisit point d’autre monument pour assurer aux papes l’exarchat ; donc il n’y en avait point. Si on faisait paraître aujourd’hui une pierre cassée avec une inscription qui certifiât que le pieux François Ier fit une donation du Louvre aux cordeliers, de bonne foi le parlement regarderait-il cette pierre comme un titre juridique ? et l’Académie des inscriptions l’insérerait-elle dans ses recueils ?

 

          Le latin ridicule de ce beau monument n’est pas à la vérité un sceau de réprobation ; mais c’en est un que le mensonge avéré concernant Pépin. L’inscription affirme que Pépin est le premier qui ait ouvert la voie. Cela est faux : avant lui Constantin avait donné des terres à l’évêque et à l’église de Saint-Jean de Latran de Rome jusque dans la Calabre. Les évêques de Rome avaient obtenu de nouvelles terres des empereurs suivants. Ils  en avaient en Sicile, en Toscane, en Ombrie ; ils avaient les justices de saint Pierre, et des domaines dans la Pentapole. Il est très probable que Pépin augmenta ces domaines. De quoi se plaint donc le commentateur ? que prétend-il ? pourquoi dit-il que l’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations « est trop peu versé dans ces connaissances, ou trop fourbe pour mériter quelque attention ? » Quelle fourberie, je vous prie, y a-t-il de dire son avis sur Ravenne et sur la Pentapole ? Nous avouons que c’est là parler en digne commentateur ; mais ce n’est pas, à ce qu’il nous semble, parler en homme versé dans ces connaissances, ni versé dans la politesse, ni même versé dans le sens commun.

 

          L’auteur de l’Essai sur les mœurs, etc., qui affirme peu, se fonde pourtant sur le testament même de Charlemagne, pour affirmer qu’il était souverain de Rome et de Ravenne, et que, par conséquent, il n’avait point donné Ravenne au pape. Charlemagne fait des legs à ces villes, qu’il appelait nos principales villes. Ravenne était la ville de l’empereur, et non pas celle du pape.

 

          Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le commentateur est lui-même entièrement de l’avis de mon auteur ; il n’écrit que d’après lui ; il veut prouver comme lui, que Charlemagne avait le pouvoir suprême dans Rome ; et, oubliant tout d’un coup l’état de la question, il se répand en invectives ridicules contre son propre guide. Il est en colère de ne savoir pas quelle était l’étendue et la borne du nouveau pouvoir de Charlemagne dans Rome. Je ne le sais pas plus que lui, et cependant je m’en console. Il est vraisemblable que ce pouvoir était fort mitigé pour ne pas trop choquer les Romains. On peut être empereur sans être despotique. Le pouvoir des empereurs d’Allemagne est aujourd’hui très borné par celui des électeurs et des princes de l’Empire. Le commentateur peut rester sans scrupule dans son ignorance pardonnable, mais il ne faut pas dire de grosses injures parce qu’on est un ignorant ; car, lorsqu’on dit des injures sans esprit, on ne peut ni plaire ni instruire ; le public veut qu’elles soient fines, ingénieuses et à propos. Il n’appartient même que très rarement à l’innocence outragée de repousser la calomnie dans le style des Philippiques ; et peut-être n’est-il permis d’en user ainsi que quand la calomnie met en danger un honnête homme : car alors c’est se battre contre un serpent, et on n’est pas dans le cas de Tartufe, qui s’accusait d’avoir tué une puce avec trop de colère.

 

 

1 – Réflexions importantes et apologétiques sur le nouveau commentaire de M. l’abbé de Fleury, touchant les libertés de l’Eglise gallicane, 1766. (G.A.)

2 – L’avocat Chiniac est un personnage très réel ; mais quoique ce zélé défenseur de l’église janséniste ait essuyé une accusation juridique d’adultère, et que ces procès fassent toujours rire, il n’en est pas plus connu, et n’a jamais pu réussir à occuper le public ni de ses ouvrages ni de ses aventures. (K.) – Né en 1741, Chiniac mourut en 1802. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE XXVIII.

 

 

D’une calomnie abominable et d’une

impiété horrible du prétendu Chiniac.

 

 

 

 

          Passe encore qu’on se trompe sur une pancarte de Pépin-le-Bref, le pape n’en a pas sur Ravenne un droit moins confirmé par le temps et par le consentement de tous les princes ; la plupart des origines sont suspectes, et un droit reconnu de tout le monde est incontestable.

 

          Mais de quel front le prétendu Chiniac de la Bastide Duclaux, commentateur des libertés de l’Eglise gallicane, peut-il citer cet abominable passage qu’il dit avoir lu dans un dictionnaire : « Jésus-Christ a été le plus habile charlatan et le plus grand imposteur qui ait paru depuis l’existence du monde. » On est naturellement porté à croire qu’un homme qui cite un trait si horrible avec confiance ne l’a pas inventé. Plus l’atrocité est extrême, moins on s’imagine que ce soit une fiction. On croit la citation vraie, précisément parce qu’elle est abominable ; cependant il n’y en a pas un mot, pas l’ombre d’une telle idée dans le livre dont parle ce Chiniac. Est-ce là une liberté gallicane ? J’ai lu très attentivement ce livre qu’il cite (1) ; je sais que c’est un recueil d’articles traduits du lord Shaftesbury, du lord Bolingbroke, de Trenchard, de Gordon du docteur Middleton du célèbre Abauzit, et d’autres morceaux connus qui sont mot à mot dans le grand Dictionnaire encyclopédique, tel que l’article MESSIE, lequel est tout entier d’un pasteur d’une Eglise réformée, et dont nous possédons original (2).

 

          Non-seulement l’infâme citation du prétendu Chiniac n’est dans aucun endroit de ce livre, mais je puis assurer qu’elle ne se trouve dans aucun des livres écrits contre la religion chrétienne, depuis Celse et l’empereur Julien : le devoir de mon état est de les lire pour y mieux répondre, ayant l’honneur d’être bachelier en théologie (3). J’ai lu tout ce qu’il y a de plus fort et de plus frivole. Wootston lui-même (4), Jean-Jacques Rousseau, qui ont osé nier si audacieusement les miracles de notre Seigneur Jésus-Christ, n’ont pas écrit une seule ligne qui ait la moindre teinture de cette horrible idée ; au contraire ils rendent à Jésus-Christ le plus profond respect ; et Woolston surtout se borne à regarder les miracles de notre Seigneur comme des types et des paraboles.

 

          J’avance hardiment que, si cet insolent blasphème se trouvait dans quelques mauvais livres, mille voix se seraient élevées contre le monstre qui l’aurait vomi. Enfin je défie le Chiniac de me le montrer ailleurs que dans son libelle ; apparemment il a pris ce détour pour blasphémer, sous le masque, contre notre Sauveur, comme il blasphème à tort et à travers contre notre saint père le pape, et souvent contre les évêques : il a cru pouvoir être criminel impunément, en prenant ses flèches infernales dans un carquois sacré, et en couvrant d’opprobre la religion, qu’il feint de défendre. Je ne crois pas qu’il y ait d’exemple ni d’une calomnie si impudente, ni d’une fraude si basse, ni d’une impiété si effrayante ; et je pense que Dieu me pardonnera si je dis quelques injures à ce Chiniac.

 

          Il faut sans doute avoir abjuré toute pudeur, ainsi qu’avoir perdu toute raison, pour traiter Jésus-Christ de charlatan et d’imposteur ; lui qui vécut toujours dans l’humble obscurité ; lui qui n’écrivit jamais une seule ligne, tandis que de modernes docteurs si peu doctes nous assomment de gros volumes sur des questions dont il ne parla jamais ; lui qui se soumit depuis sa naissance jusqu’à sa mort à la religion dans laquelle il était né ; lui qui en recommanda toutes les observances, qui ne prêcha jamais que l’amour de Dieu et du prochain ; qui ne parla jamais de Dieu que comme d’un père, selon l’usage des Juifs ; qui, loin de se donner jamais le titre de Dieu dit, en mourant (5), Je vais à mon père, qui est votre père, à mon Dieu, qui est votre Dieu ; lui enfin dont le saint zèle condamne si hautement l’hypocrisie et les fureurs des nouveaux charlatans (6), qui dans l’espérance d’obtenir un petit bénéfice, ou de servir un parti qui les protège, seraient capables d’employer le fer ou le poison, comme ils ont employé les convulsions et les calomnies.

 

          Ayant cherché en vain pendant plus de trois mois la citation du prétendu Chiniac, et ayant prié mes amis de chercher de leur côté, nous avons tous été forcés avec horreur de lire plus de quatre cents volumes contre le christianisme, tant en latin qu’en anglais, en italien, en français, et en allemand. Nous protestons devant Dieu que le blasphème en question n’est dans aucun de ces livres. Nous avons cru enfin qu’il pourrait se rencontrer dans le discours qui sert de préface à l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique (7). On prétend que cet avant-propos est d’un héros philosophe né dans une autre communion que la nôtre ; génie sublime, dit-on, qui a sacrifié également à Mars, à Minerve, et aux Grâces, mais qui, ayant le malheur de n’être pas né catholique romain, et se trouvant sous le joug de la réprobation éternelle, s’est trop livré aux enseignements trompeurs de la raison, qui égare incontestablement quiconque n’écoute qu’elle. Je ne forme point de jugement téméraire ; je suis loin de penser qu’un si grand homme ne soit pas chrétien. Voici les paroles de cette préface :

 

    « L’établissement de la religion chrétienne a eu, comme tous les empires, de faibles commencements. Un Juif de la lie du peuple, dont la naissance est douteuse, qui mêle aux absurdités d’anciennes professies hébraïques, des préceptes d’une bonne morale, auquel on attribue des miracles, et qui finit par être condamné à un supplice ignominieux, est le héros de cette secte. Douze fanatiques se répandent de l’Orient jusqu’en Italie ; ils gagnent les esprits par cette morale si sainte et si pure qu’ils prêchaient ; et, si l’on excepte quelques miracles propres à ébranler les imaginations ardentes, ils n’enseignaient que le déisme. Cette religion commençait à se répandre dans le temps que l’empire romain gémissait sous la tyrannie de quelques monstres qui le gouvernèrent consécutivement. Durant ces règnes de sang, le citoyen préparé à tous les malheurs qui peuvent accabler l’humanité ne trouvait de consolation et de soutien contre d’aussi grands maux que dans le stoïcisme. La morale des chrétiens ressemblait à cette doctrine, et c’est l’unique cause de la rapidité des progrès que fit cette religion. Dès le règne de Claude, les chrétiens formaient des assemblées nombreuses, où ils prenaient des agapes, qui étaient des soupers en communauté. »

 

          Ces paroles sont audacieuses, elles sont d’un soldat qui sait mal farder ce qu’il croit la vérité (8) ; mais, après tout, elles disent positivement le contraire du blasphème annoncé par Chiniac.

 

          La religion chrétienne a eu de faibles commencements, et tout le monde en convient. Un Juif de la lie du peuple, rien n’était plus vrai aux yeux des Juifs. Ils ne pouvaient deviner qu’il était né d’une vierge et du Saint-Esprit, et que Joseph, mari de sa mère descendait du roi David. De plus, il n’y a point de lie aux yeux de Dieu ; devant lui tous les hommes sont égaux.

 

          Douze fanatiques se répandent de l’Orient jusqu’en Italie. Le terme de fanatique, parmi nous, est très odieux, et ce serait une terrible impiété d’appeler de ce nom les apôtres : mais si dans la langue maternelle de l’auteur, ce terme ne veut dire que persuadé, zélé, nous n’avons aucun reproche à lui faire ; il nous paraît même très vraisemblable qu’il n’a nulle intention d’outrager ces apôtres, puisqu’il compare les premiers chrétiens aux respectables stoïciens. En un mot, nous ne faisons point l’apologie de cet ouvrage ; et dès que notre saint père le pape, juge impartial de tous les livres, aura condamné celui-ci, nous ne manquerons pas de le condamner de cœur et de bouche.

 

 

1 – Il s’agit du Dictionnaire philosophique. (G.A.)

2 – Voyez notre note à l’article MESSIE dans le Dictionnaire philosophique. (G.A.)

3 – Voyez au titre de cet ouvrage. (G.A.)

4 – Voyez, sur Woolston, tome IV, les Lettres au prince de Brunswick. (G.A.)

5 – Jean, ch. XX, v. 17.

6 – Les jansénistes. (G.A.)

7 – Par l’abbé de Prades. Frédéric II est l’auteur de l’Avant-Propos. (G.A.)

8 – Britannicus. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

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