MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 12 et FIN

Publié le par loveVoltaire

MÉLANGES HISTORIQUES - LE PYRRHONISME DE L'HISTOIRE - Partie 12 et FIN

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LE PYRRHONISME DE L’HISTOIRE.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XLI.

 

 

De Louis XIV.

 

 

 

 

          Je suppose que dans cent ans presque tous nos livres soient perdus, et que dans quelque bibliothèque d’Allemagne on retrouve l’Histoire de Louis XIV par La Hode, sous le nom de La Martinière ; la Dîme royale de Boisguillebert, sous le nom du maréchal Vauban (1) ; les Testaments de Colbert et de Louvois, fabriqués par Gatien de Courtilz ; l’Histoire de la régence du duc d’Orléans, par le même La Hode, ci-devant jésuite ; les Mémoires de madame de Maintenon, par La Beaumelle, et cent autres ridicules romans de cette espèce : je suppose qu’alors la langue française soit une langue savante dans le fond de l’Allemagne ; que d’exclamation les commentateurs de ce pays-là ne feraient-ils point sur ces précieux monuments échappés aux injures du temps ! comment pourraient-ils ne pas voir en eux les archives de la vérité ? Les auteurs de ces livres étaient tous des contemporains qui ne pouvaient être ni trompés ni trompeurs. C’est ainsi qu’on jugerait. Cette seule réflexion ne doit-elle pas nous inspirer un peu de défiance sur plus d’un livre de l’antiquité ?

 

 

1 – La Dîme est de Vauban. (G.A.)

 

 

 

 

 

CHAPITRE XLII.

 

 

Bévues et doutes.

 

 

 

 

          Quelles erreurs grossières, quelles sottises ne débite-t-on pas tous les jours dans les livres qui sont entre les mains des grands et des petits, et même de gens qui savent à peine lire ? L’auteur de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations ne nous fait-il par remarquer (1) qu’il se débite tous les ans dans l’Europe quatre cent mille almanachs qui nous indiquent les jours propres à être saigné ou purgé, et qui prédisent la pluie ? que presque tous les livres sur l’économie rustique enseignent la manière de multiplier le blé, et de faire pondre les coqs ? N’a-t-il pas observé (2) que depuis Moscou jusqu’à Strasbourg et à Bâle on met dans les mains de tous les enfants la géographie d’Hubner ? et voici ce qu’on leur apprend dans cette géographie :

 

          Que l’Europe contient trente millions d’habitants, tandis qu’il est évident qu’il y en a plus de cent millions ; qu’il n’y a pas une lieue de terrain inhabitée, tandis qu’il y a plus de deux cents lieues de déserts dans le nord, et plus de cent lieues de montagnes arides ou couvertes de neiges éternelles, sur lesquelles ni un homme ni un oiseau ne s’arrête.

 

          Il enseigne que « Jupiter se changea en taureau pour mettre au monde Europe treize cents ans, jour pour jour, avant Jésus-Christ, » et que d’ailleurs « tous les Européans descendent de Japhet. »

 

          Quels détails sur les villes ! L’auteur va jusqu’à dire, à la face des Romains et de tous les voyageurs, que l’église de Saint-Pierre a huit cent quarante pieds de longueur. Il augmente les domaines du pape comme il allonge son église ; il lui donne libéralement le duché de Bénévent, quoiqu’il n’ait jamais possédé que la ville ; il y a peu de pages où il ne se trouve de semblables bévues.

 

          Consultez les tables de Lenglet (3), vous y trouverez encore que Hatton, archevêque de Mayence, fut assiégé dans une tour par des rats, pris par des rats, et mangé par des rats ; qu’on vit des armées célestes combattre en l’air, et que deux armées de serpents se livrèrent sur la terre une sanglante bataille.

 

          Encore une fois, si, dans notre siècle, qui est celui de la raison, on publie de telles pauvretés, que n’a-t-on pas fait dans les siècles des fables ? Si on imprime publiquement dans les plus grandes capitales tant de mensonges historiques, que d’absurdités n’écrivait-on pas obscurément dans de petites provinces barbares ? absurdités multipliées avec le temps par des copistes, et autorisées ensuite par des commentaires.

 

          Enfin, si les événements les plus intéressants, les plus terribles, qui se passent sous nos yeux, sont enveloppés d’obscurités impénétrables, que sera-ce des événements qui ont vingt siècles d’antiquité ? Le grand Gustave est tué dans la bataille de Lutzen ; on ne sait s’il a été assassiné par un de ses propres officiers. On tire des coups de fusil dans les carrosses du grand Condé ; on ignore si cette manœuvre est de la cour ou de la Fronde. Plusieurs principaux citoyens sont assassinés dans l’hôtel-de-ville en ces temps malheureux ; on n’a jamais su quelle fut la faction coupable de ces meurtres. Tous les grands événements de ce globe sont comme ce globe même, dont une moitié est exposée au grand jour, et l’autre plongée dans l’obscurité.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XLIII.

 

 

Absurdité et horreur.

 

 

 

 

 

          Que l’on se trompe sur le nombre des habitants d’un royaume, leur argent comptant, leur commerce, il n’y a que du papier de perdu. Que dans le loisir des grandes villes on se soit trompé sur les travaux de la campagne, les laboureurs n’en savent rien, et vendent leur blé aux discoureurs. Des hommes de génie peuvent tomber impunément dans quelques erreurs sur la formation d’un fœtus, et sur celle des montagnes (1) ; les femmes font toujours des enfants comme elles peuvent, et les montagnes restent à leur place.

 

          Mas il y a un genre d’hommes funeste au genre humain qui subsiste encore tout détesté qu’il est, et qui peut-être subsistera encore quelques années. Cette espèce bâtarde est nourrie dans les disputes de l’école, qui rendent l’esprit faux, et qui gonflent le cœur d’orgueil. Indignés de l’obscurité où leur métier les condamne, ils se jettent sur les gens du monde qui ont de la réputation, comme autrefois les crocheteurs de Londres se battaient à coups de poing contre ceux qui passaient dans les rues avec un habit galonné ; ce sont ces misérables qui appellent le président de Montesquieu impie, le conseiller d’Etat La Mothe Le Vayer déiste, le chancelier de L’Hospital athée. Mille fois flétris, ils n’en sont que plus audacieux, parce que, sous le masque de la religion, ils croient pouvoir nuire impunément.

 

          Par quelle fatalité tant de théologiens, mes confrères, ont-ils été de tous les gens de lettres les plus hardis calomniateurs, si pourtant on peut donner le titre d’hommes de lettres à ces fanatiques ? c’est qu’ils ne craignent rien quand ils mentent. Si on pouvait lire leurs écrits polémiques, ensevelis dans la poussière des bibliothèques, on y verrait continuellement la Sorbonne et les maisons professes des jésuites transférées aux halles.

 

          Les jésuites surtout poussèrent l’impudence au derniers excès, quand ils furent puissants ; lorsqu’ils n’écrivaient pas des lettres de cachet, ils écrivirent des libelles.

 

          On est obligé d’avouer que ce sont des gens de cet affreux caractère qui ont attiré sur leurs confrères les coups dont ils sont écrasés, et qui ont perdu à jamais un ordre dans lequel il y a eu des hommes respectables. Il faut convenir que ce sont des énergumènes, tels que les Patouillet et les Nonotte, qui ont enfin soulevé toute la France contre les jésuites. Plus les gens habiles de leur ordre avaient de crédit à la cour, plus les petits pédants de leurs collèges étaient impudents à la ville.

 

          Un de ces malheureux (2) ne s’est pas contenté d’écrire contre tous les parlements du royaume, du style dont Guignard écrivit contre Henri IV : ce fou vient de faire un ouvrage contre presque tous les gens de lettres illustres, et toujours dans le dessein de venger Dieu, qui pourtant semble un peu abandonner les jésuites : il intitule sa rapsodie Anti-philosophique ; elle l’est bien en effet ; mais il pouvait l’intituler aussi Anti-humaine, Anti-chrétienne.

 

          Croirait-on bien que cet énergumène, à l’article FANATISME, fait l’éloge de cette fureur diabolique ? Il semble qu’il ait trempé sa plume dans l’encrier de Ravaillac. Du moins Néron ne fit point l’éloge du parricide ; Alexandre VI ne vanta point l’empoisonnement et l’assassinat. Les plus grands fanatiques déguisaient leurs fureurs sous le nom d’un saint enthousiasme, d’un divin zèle ; enfin nous avons confitentem fanaticum.

 

          Le monstre crie sans cesse, Dieu ! Dieu ! Dieu ! Excrément de la nature humaine, dans la bouche de qui le nom de Dieu devient un sacrilège ; vous, qui ne l’attestez que pour l’offenser, et qui vous rendez plus coupable encore par vos calomnies que ridicule par vos absurdités ; vous, le mépris et l’horreur de tous les hommes raisonnables, vous prononcez le nom de Dieu dans tous vos libelles, comme des soldats qui s’enfuient en criant Vive le Roi !

 

          Quoi ! c’est au nom de Dieu que vous calomniez ! Vous dites qu’un homme très connu (3), devant qui vous n’oseriez paraître, a conjuré en secret avec les prêtres d’une célèbre ville (4) pour y établir le socinianisme ; vous dites que ces prêtres viennent tous les soirs souper chez lui, et qu’ils lui fournissent des arguments contre vos sottises. Vous en avez menti, mon révérend père : mentiris impudentissime, comme disait Pascal. Les portes de cette ville sont fermées avant l’heure du souper. Jamais aucun prêtre de cette ville n’a soupé dans son château, qui en est à deux lieux ; il ne vit avec aucun, il n’en connaît aucun ; c’est ce que vingt mille hommes peuvent attester.

 

          Vous pensez que les parlements vous ont conservé le privilège de mentir, comme on dit que les galériens peuvent voler impunément.

 

          Quelle rage vous pousse à insulter, par les plus plates impostures, un avocat du parlement de Paris, célèbre dans les lettres (5) ; et un des premiers savants de l’Europe, honoré des bienfaits d’une tête couronnée, qui par là s’est honorée à jamais (6) ; et un homme aussi illustre par ses bienfaits que par son esprit (7), dont la respectable épouse est parente du plus noble et du plus digne ministre qu’ait eu la France, et qui a des enfants dignes de son mari et d’elle ?

 

          Vous êtes assez lâche pour remuer les cendres de M. de Montesquieu, afin d’avoir occasion de parler de je ne sais quel brouillon de jésuite irlandais, nommé Routh, qu’on fut obligé de chasser de sa chambre, où cet intrus s’établissait en député de la superstition, et pour se faire de fête, tandis que Montesquieu, environné de sages, mourait en sage : jésuite, vous insultez au mort, après qu’un jésuite a osé troubler la dernière heure du mourant ; et vous voulez que la postérité vous déteste, comme le siècle présent vous abhorre depuis le Mexique jusqu’en Corse.

 

          Crie encore, Dieu ! Dieu ! Dieu ! tu ressembleras à ce prêtre irlandais qu’on allait pendre pour avoir volé un calice : « Voyez, disait-il, comme on traite les bons kétéliques qui sont venus en France pour la rlichion. » (8).

 

          Chaque siècle, chaque nation a eu ses Garasses (9). C’est une chose incompréhensible que cette multitude de calomnies dévotement vomies dans l’Europe par des bouches infectées qui se disent sacrées ! C’est, après l’assassinat et le poison, le crime le plus grand, et c’est celui qui a été le plus commun.

 

 

F. I. N.

 

 

 

1 – Voltaire désigne ici Buffon. (G.A.)

2 – Chaudron, auteur du Dictionnaire antiphilosophique. (G.A.)

3 – Voltaire lui-même. (G.A.)

4 – Genève. (G.A.)

5 – Saurin, Articles de journaux, §4. Réfutation d’un écrit anonyme. (G.A.)

6 – Diderot, dont Catherine II venait d’acheter la bibliothèque. (G.A.)

7 – Helvétius. (G.A.)

8 – Lire : « Voyez, disait-il, comme on traite les bons hérétiques qui sont venus en France pour la religion. »

9 – Ce jésuite est le type de l’écrivain sans pudeur, 1585 – 1631. (G.A.)

 

 

 

 

 

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