CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1770 - Partie 103

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CORRESPONDANCE avec le roi de Prusse - Année 1770 - Partie 103

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405 – DE VOLTAIRE

 

 

A Ferney, le 4 Mai 1770.

 

 

          Sire, je me flatte que votre santé est entièrement raffermie. Je vous ai vu autrefois vous faire saigner à cloche-pied immédiatement après un accès de goutte, et monter à cheval le lendemain : vous faites encore plus aujourd’hui ; vos Dialogues à la Marc-Aurèle sont fort au-dessus d’une course à cheval et d’une parade.

 

          Je ne sais si votre majesté est encore autant dans le goût des tableaux qu’elle est dans celui de la morale. L’impératrice de Russie en fait acheter à présent de tous les côtés ; on lui en a vendu pour cent mille francs à Genève : cela fait croire qu’elle a de l’argent de reste pour battre Moustapha. Je voudrais que vous vous amusassiez à battre Moustapha aussi, et que vous partageassiez avec elle ; mais je ne suis chargé que de proposer un tableau à votre majesté, et nullement la guerre contre le Turc. M. Hénin, résident de France à Genève, a le tableau des trois Grâces de Vanloo, haut de six pieds, avec des bordures. Il le veut vendre onze mille livres : voilà tout ce que j’en sais. Il était destiné pour le feu roi de Pologne (1). S’il convient à votre nouveau palais, vous n’avez qu’à ordonner qu’on vous l’envoie, et voilà ma commission faite.

 

          Comme j’ai presque perdu la vue au milieu des neiges du mont Jura, ce n’est pas à moi à parler de tableaux. Je ne puis guère non plus parler de vers dans l’état où je suis ; car si votre majesté a eu la goutte, votre vieux serviteur se meurt de la poitrine. Nous avons l’hiver pour printemps dans nos Alpes. Je ne sais si la nature traite mieux les sables de Berlin ; mais je me souviens que le temps était toujours beau auprès de votre majesté. Je la supplie de me conserver ses bontés, et de n’avoir point de goutte. Je suis plus près du paradis qu’elle, car elle n’est que protectrice des jésuites, et moi je suis réellement capucin ; j’en ai la patente avec le portrait de saint François, tiré sur l’original (2).

 

          Je me mets à vos pieds, malgré mes honneurs divins. Frère François Voltaire.

 

 

1 – Stanislas Leczinski, mort en 1766. (G.A.)

2 – Tout cela est fort exact. Voyez la lettre à Dupont, du 30 Mars 1770. (G.A.)

 

 

 

 

 

406 – DU ROI

 

 

A Charlottenbourg, le 24 Mai 1770.

 

 

 

          Je vous crois très capucin, puisque vous le voulez, et même sûr de votre canonisation parmi les saints de l’Eglise. Je n’en connais aucun qui vous soit comparable, et je commence par dire : Sancte Voltarie, ora pro nobis.

 

          Cependant le saint-père vous a fait brûler à Rome. Ne pensez pas que vous soyez le seul qui ayez joui de cette faveur : l’Abrégé de Fleury a eu un sort tout semblable (1). Il y a je ne sais quelle affinité entre nous qui me frappe. Je suis le protecteur des jésuites ; vous, des capucins ; vos ouvrages sont brûlés à Rome, les miens aussi. Mais vous êtes saint, et je vous cède la préférence.

 

          Comment,  monsieur le saint, vous vous étonnez qu’il y ait une guerre en Europe dont je ne sois pas ! cela n’est pas trop canonique. Sachez donc que les philosophes, par leurs déclamations perpétuelles contre ceux qu’ils appellent brigands mercenaires (2), m’ont rendu pacifique. L’impératrice de Russie peut guerroyer à son aise ; elle a obtenu de Diderot, à beaux deniers comptants (3), une dispense pour faire battre les Russes contre les Turcs. Pour moi, qui crains les censures philosophiques, l’excommunication encyclopédique, et de commettre un crime de lèse-philosophie, je me tiens en repos. Et comme aucun livre n’a paru encore contre les subsides, j’ai cru qu’il m’était permis, selon les lois civiles et naturelles (4), d’en payer à mon allié, auquel je les dois ; et je suis en règle vis-à-vis de ces précepteurs du genre humain qui s’arrogent le droit de fesser princes, rois, et empereurs qui désobéissent à leurs règles.

 

          Je me suis refondu par la lecture d’un ouvrage intitulé, Essai sur les préjugés (5). Je vous envoie quelques remarques (6) qu’un solitaire de mes amis a faites sur ce livre. Je m’imagine que ce solitaire s’est assez rencontré avec votre façon de penser et avec cette modération dont vous ne vous départez jamais dans les écrits que vous avouez vôtres. Au reste, je ne pense plus à mes maux ; c’est l’affaire de mes jambes de s’accoutumer à la goutte comme elles pourront. J’ai d’autres occupations : je vais mon chemin, clopinant ou boitant, sans m’embarrasser de ces bagatelles. Lorsque j’étais malade, en recevant votre lettre, le souvenir de Panétius me rendit mes forces. Je me rappelle la réponse de ce philosophe à Pompée qui désirait de l’entendre ; et je me dis qu’il serait honteux pour moi que la goutte m’empêchât de vous écrire.

 

          Vous me parlez de tableaux suisses ; mais je n’en achète plus depuis que je paie des subsides. Il faut savoir prescrire des bornes à ses goûts comme à ses passions.

 

          Au reste, je fais des vœux sincères pour la corroboration et l’énergie de votre poitrine. Je crois toujours qu’elle ne vous fera pas faux bond si tôt. Contentez-vous des miracles que vous faites en vie, et ne vous hâtez pas d’en opérer après votre mort. Vous êtes sûr des premiers, et les philosophes pourraient suspecter les autres. Sur quoi, je prie saint Jean du désert, saint Antoine, saint François d’Assise, et saint Cucufin, de vous prendre tous en leur sainte et digne garde. FÉDÉRIC

 

 

1 – L’Abrégé fut condamné à cause de la préface de Frédéric, en même temps que six opuscules de Voltaire. (G.A.)

2 – Les soldats. (G.A.)

3 – Elle avait acheté la bibliothèque du philosophe. (G.A.)

4 – Edition de Berlin : « Selon les lois de la nature. » (G.A.)

5 – Par d’Holbach. On l’attribuait à Dumarsais. (G.A.)

6 – Examen de l’essai sur les préjugés. (G.A.)

 

 

 

 

 

407 – DE VOLTAIRE

 

 

8 Juin 1770.

 

 

 

Quand un cordelier (1) incendie

Les ouvrages d’un capucin,

On sent bien que c’est jalousie,

Et l’effet de l’esprit malin :

Mais lorsque d’un grand souverain

Les beaux écrits il associe

Aux farces de saint Cucufin,

C’est une énorme étourderie.

Le saint-père est un pauvre saint ;

C’est un sot moine qui s’oublie ;

Au hasard il excommunie.

Qui trop embrasse mal étreint.

 

          Voilà votre majesté bien payée de s’être vouée à saint Ignace ; passe pour moi chétif, qui n’appartiens qu’à saint François.

 

          Le malheur, sire, c’est qu’il n’y a rien à gagner à punir frère Ganganelli : plût à Dieu qu’il eût quelque bon domaine dans votre voisinage, et que vous ne fussiez pas si loin de Notre-Dame-de-Lorette (2) !

 

Il est beau de savoir railler

Ces arlequins faiseurs de bulles.

J’aime à les rendre ridicules ;

J’aimerais mieux les dépouiller.

 

          Que ne vous chargez-vous du vicaire de Simon Barjone, tandis que l’impératrice de Russie époussette le vicaire de Mahomet ? Vous auriez à vous deux purgé la terre de deux étranges sottises. J’avais autrefois conçu ces grandes espérances de vous ; mais vous vous êtes contenté de vous moquer de Rome et de moi, d’aller droit au solide, et d’être un héros très avisé.

 

          J’avais dans ma petite bibliothèque l’Essai sur les préjugés, mais je ne l’avais jamais lu ; j’avais essayé d’en parcourir quelques pages, et n’ayant vu qu’un verbiage sans esprit, j’avais jeté là le livre. Vous lui faites trop d’honneur de le critiquer ; mais béni soyez-vous d’avoir marché sur des cailloux, et d’avoir taillé des diamants ! Les mauvais livres ont quelquefois cela de bon, qu’ils en produisent d’utiles.

 

De la fange la plus grossière

On voit souvent naître des fleurs,

Quand le dieu brillant des neuf Sœurs

La frappe d’un trait de lumière.

 

          Tâchez, je vous prie, sire, d’avoir pitié de mes vieux préjugés en faveur des Grecs contre les Turcs ; j’aime mieux la famille de Socrate que les descendants d’Orcan, malgré mon profond respect pour les souverains.

 

          Sire, vous savez bien que si vous n’étiez pas roi, j’aurais voulu vivre et mourir auprès de vous. Le vieux malade ermite.

 

          Je vois que vous ne voulez point des trois Grâces de M. Hénin ; celles qui vous inspirent quand vous écrivez sont beaucoup plus grâces.

 

 

1 – Le pape avait été cordelier. (G.A.)

2 – Pèlerinage fameux par ses trésors. (G.A.)

 

 

 

 

 

408 – DU ROI

 

 

A Sans-Souci, le 17 Juillet 1770.

 

 

Que le saint-père ait fait brûler

Un gros tas de mes rapsodies,

Je saurai, pour m’en consoler,

Me chauffer à leurs incendies,

Et mettre aux pieds de Jésus-Christ.

En bon enfant de saint Ignace,

Tout ce que j’ai jamais écrit

Sans l’assistance de la grâce,

Suffisante comme efficace.

Mais ce suisse du paradis

Etait ivre ou du moins bien gris,

Lorsqu’il osa traiter de même

Les ouvrages de mon bon saint,

Nouveau patron de Cucufin (1).

J’appelle de cet anathème

Au corps du concile prochain.

Il paraît même très plausible,

Et, malgré Loyola, je crois

Que le saint-père en tels exploits

Ne fut jamais moins infaillible.

 

          Ce bon cordelier du Vatican n’est pas, après tout, aussi hargneux qu’on se l’imagine. S’il fait brûler quelques livres, c’est seulement pour que l’usage ne s’en perde pas ; et d’ailleurs les nez romains aiment à flairer l’odeur de cette fumée.

 

          Mais n’admirez-vous pas avec quelle patience digne de l’agneau sans tache il s’est laissé enlever le comtat d’Avignon (2) ? combien peu il y pense, et dans quelle concorde il vit avec le Très-Chrétien ? Pour moi, j’aurais tort de me plaindre de lui : il me laisse mes chers jésuites, que l’on persécute partout. J’en conserverai la graine précieuse pour en fournir un jour à ceux qui voudraient cultiver chez eux cette plante si rare. Il n’en est pas de même du sultan turc.

 

Si monsieur le mamamouchi

Ne s’était point mêlé des troubles de Pologne,

Il n’aurait point avec vergogne

Vu ses spahis mis en hachi,

Et de certaine impératrice

(Qui vaut seule deux empereurs)

Reçu, pour prix de son caprice,

Des leçons qui devraient rabaisser ses hauteurs.

Vous voyez comme elle s’acquitte

De tant de devoirs importants.

J’admire, avec le vieil ermite,

Ses immenses projets, ses exploits éclatants :

Quand on possède son mérite,

On peut se passer d’assistants.

 

          C’est pourquoi il me suffit de contempler ses grands succès, de faire une guerre de bourse très philosophique, et de profiter de ce temps de tranquillité pour guérir entièrement les plaies que la dernière guerre nous a faites, et qui saignent encore.

 

Et quant à monsieur le vicaire

(Je dis vicaire du bon Dieu),

Je le laisse en paix en son lieu

S’amuser avec son bréviaire.

Hélas ! il n’est que trop puni

En vivant de cette manière :

Du sage en tout pays honni,

Payé pour tromper le vulgaire,

Et, tremblant qu’un jour en son nid

Il n’entre un rayon de lumière

Dardé du foyer de Ferney.

A son éclat, à ses attraits,

Disparaîtrait le sortilège ;

Lors adieu le sacré collège,

La sainte Eglise et ses secrets.

 

          Lorette serait à côté de ma vigne, que certainement je n’y toucherais pas. Ses trésors pourraient séduire des Mandrin, des Conflans, des Turpin, des Richelieu (3), et leurs pareils Ce n’est pas que je respecte des dons que l’abrutissement a consacrés mais il faut épargner ce que le public vénère ; il ne faut point donner de scandale : et, supposé qu’on se croie plus sage que les autres, il faut, par complaisance, par commisération pour leurs faiblesses, ne point choquer leurs préjugés. Il serait à souhaiter que les prétendus philosophes de nos jours pensassent de même (4).

 

          Un ouvrage de leur boutique m’est tombé entre les mains : il m’a paru si téméraire, que je n’ai pu m’empêcher de faire quelques remarques sur le Système de la nature (5), que l’auteur arrange à sa façon. Je vous communique ces remarques ; et si je me suis rencontré avec votre façon de penser, je m’en applaudirai. J’y joins une élégie sur la mort d’une dame d’honneur (6) de ma sœur Amélie, dont la perte lui fut très sensible. Je sais que j’envoie ces balivernes au plus grand poète du siècle, qui le dispute à tout ce que l’antiquité a produit de plus parfait : mais vous vous souviendrez qu’il était d’usage, dans les temps reculés, que les poètes portassent leurs tributs au temple d’Apollon. Il y avait même du temps d’Auguste une bibliothèque consacrée à ce dieu, où les Virgile, les Ovide, les Horace, lisaient publiquement leurs écrits. Dans ce siècle où Ferney s’élève sur les ruines de Delphes, il est bien juste que l’on y envoie ses offrandes : il ne manque au génie qui occupe ses lieux que l’immortalité.

 

Vous en jouirez bien par vos divins écrits ;

Ils sont faits pour plaire à tout âge :

Ils savent éclairer le sage,

Et répandre des fleurs sur les Jeux et les Ris.

Quel illustre destin, quel sort pour un poème

D’aller toujours de pair avec l’éternité :

Ah ! qu’à cette félicité

Votre corps ait sa part de même !

 

          Ce sont des vœux auxquels tous les hommes de lettres doivent se joindre ; ils doivent vous considérer comme une colonne qui soutient seule par sa force un bâtiment prêt à s’écrouler, et dont des barbares sapent déjà les fondements. Un essaim de géomètres myrmidons persécute déjà les belles-lettres, en leur prescrivant des lois pour les dégrader. Que n’arrivera-t-il pas lorsqu’elles manqueront de leur unique appui, et lorsque de froids imitateurs de votre beau génie s’efforceront en vain de vous remplacer ! Dieu me garde de n’avoir pour amusement que de courtes et arides solutions de problèmes plus ennuyeux encore qu’inutiles ! Mais ne prévenons point un avenir aussi fâcheux, et contentons-nous de jouir de ce que nous possédons.

 

O compagnes d’une déesse !

Vous que par des soins assidus

Voltaire sut en sa jeunesse

Débaucher des pas de Vénus,

Grâces, veillez sur ses années :

Vous lui devez tous vos secours ;

Apollon pour jamais unit vos destinées,

Obtenez d’Alecto d’en prolonger le cours.

 

FÉDÉRIC.

 

 

1 – Voyez aux FACÉTIES, la Canonisation de saint Cucufin. (G.A.)

2 – 11 Juin 1768. Voyez le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXIX. (G.A.)

3 – Conflans, Turpin et Richelieu s’étaient livrés à des actes de pillage dans la guerre de Sept-Ans. (G.A.)

4 – Voici un des premiers coups de dents de Frédéric aux encyclopédistes. (G.A.)

5 – Le fameux livre d’Holbach. (G.A.)

6 – Mademoiselle Hertefeld. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

Publié dans Frédéric de Prusse

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