DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 17 et fin
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L’A, B, C,
ou
DIALOGUES ENTRE A, B, C.
- Partie 17 -
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DIX-SEPTIÈME ENTRETIEN.
SUR DES CHOSES CURIEUSES.
(suite)
C – Quoi ! d’autres mondes seraient impossibles ?
A – Cela pourrait bien être autrement il y aurait une cause éternelle, nécessaire, agissante par son essence, qui, pouvant les faire, ne les aurait point faits : or une telle cause qui n’a point d’effet me semble aussi absurde qu’un effet sans cause.
C – Mais bien des gens pourtant disent que cette cause éternelle a choisi ce monde entre tous les mondes possibles.
A – Ils ne paraissent point possibles s’ils n’existent pas. Ces messieurs-là auraient aussi bien fait de dire que Dieu a choisi entre les mondes impossibles. Certainement l’éternel artisan aurait arrangé ces possibles dans l’espace. Il y a de la place de reste. Pourquoi, par exemple, l’intelligence universelle, éternelle, nécessaire, qui préside à ce monde, aurait-elle rejeté dans son idée une terre sans végétaux empoisonnés, sans vérole, sans scorbut, sans peste, et sans inquisition ? Il est très possible qu’une terre existe : elle devrait paraître au grand Démiourgos meilleure que la nôtre : cependant nous avons la pire (1). Dire que cette bonne terre est possible, et qu’il ne nous l’a pas donnée, c’est dire assurément qu’il n’a eu ni raison, ni bonté, ni puissance ; or c’est ce qu’on ne peut dire : donc s’il n’a pas donné cette bonne terre, c’est apparemment qu’il était impossible de la former.
B – Et qui vous a dit que cette terre n’existe pas ? Elle est probablement dans un des globes qui roulent autour de Sirius, ou du petit Chien, ou de l’œil du Taureau.
A – En ce cas, nous sommes d’accord ; l’intelligence suprême a fait tout ce qu’il lui était possible de faire ; et je persiste dans mon idée que tout ce qui n’est pas ne peut être.
C – Ainsi l’espace serait rempli de globes qui s’élèvent tous en perfections les uns au-dessus des autres : et nous avons nécessairement un des plus méchants lots. Cette imagination est belle ; mais elle n’est pas consolante.
B – Enfin vous pensez donc que de la puissance éternelle formatrice, de l’intelligence universelle, en un mot, du grand Etre, est sorti nécessairement de toute éternité tout ce qui existe ?
A – Il me paraît qu’il en est ainsi.
B – Mais en ce cas le grand Etre n’a donc pas été libre ?
A – Etre libre, je vous l’ai dit cent fois dans d’autres entretiens, c’est pouvoir (2). Il a pu, et il a fait. Je ne conçois pas d’autre liberté. Vous savez que la liberté d’indifférence est un mot vide de sens.
B – En conscience êtes-vous bien sûr de votre système ?
A – Moi ! je ne suis sûr de rien. Je crois qu’il y a un être intelligent, une puissance formatrice, un Dieu. Je tâtonne dans l’obscurité sur tout le reste. J’affirme une idée aujourd’hui, j’en doute demain ; après-demain je la nie ; et je puis me tromper tous les jours. Tous les philosophes de bonne foi que j’ai vus m’ont avoué, quand ils étaient un peu en pointe de vin, que le grand Etre ne leur a pas donné une portion d’évidence plus forte que la mienne.
Pensez-vous qu’Epicure vît toujours bien clairement sa déclinaison des atomes, que Descartes fût persuadé de sa matière striée ? Croyez-moi, Leibnitz riait de ses monades et de son harmonie préétablie. Telliamed (3) riait de ses montagnes formées par la mer. L’auteur des molécules organiques (4) est assez savant et assez galant homme pour en rire. Deux augures, comme vous savez, rient comme des fous quand ils se rencontrent. Il n’y a que le jésuite irlandais Needham qui ne rie point de ses anguilles (5).
B – Il est vrai qu’en fait de systèmes il faut toujours se réserver le droit de rire le lendemain de ses idées de la veille.
C – Je suis très aise d’avoir trouvé un vieux philosophe anglais qui rit après s’être fâché, et qui croit sérieusement en Dieu : cela est très édifiant.
A – Oui, tête bleu, je crois en Dieu, et j’y crois beaucoup plus que les universités d’Oxford et de Cambridge, et que tous les prêtres de mon pays ; car tous ces gens-là sont assez serrés pour vouloir qu’on ne l’adore que depuis environ six mille ans : et moi je veux qu’on l’ait adoré pendant l’éternité. Je ne connais point de maître sans domestiques, de roi sans sujets, de père sans enfants, ni de cause sans effet.
C – D’accord, nous en sommes convenus : mais là, mettez la main sur la conscience ; croyez-vous un Dieu rémunérateur et punisseur, qui distribue des prix et des peines à des créatures qui sont émanées de lui, et qui nécessairement sont dans ses mains comme l’argile sous les mains du potier ?
Ne trouvez-vous pas Jupiter fort ridicule d’avoir jeté d’un coup de pied Vulcain du ciel en terre, parce que Vulcain était boiteux des deux jambes ? Je ne sais rien de si injuste : or l’éternelle et suprême intelligence doit être juste ; l’éternel amour doit chérir ses enfants, leur épargner les coups de pied, et ne les pas chasser de la maison pour les avoir fait naître lui-même nécessairement avec de vilaines jambes.
A – Je sais tout ce qu’on a dit sur cette matière abstruse, et je ne m’en soucie guère. Je veux que mon procureur, mon tailleur, mes valets, ma femme même, croient en Dieu ; et je m’imagine que j’en serai moins volé et moins cocu.
C – Vous vous moquez du monde. J’ai connu vingt dévotes qui ont donné à leurs maris des héritiers étrangers.
A – Et moi j’en ai connu une que la crainte de Dieu a retenue, et cela me suffit. Quoi donc ! à votre avis, vos vingt dévergondées auraient-elles été plus fidèles en étant athées ? En un mot, toutes les nations policées ont admis des dieux récompenseurs et punisseurs, et je suis citoyen du monde.
B – C’est fort bien fait ; mais ne vaudrait-il pas mieux que l’intelligence formatrice n’eût rien à punir ? Et d’ailleurs quand, comment punira-t-elle ?
A – Je n’en sais rien par moi-même ; mais encore une fois, il ne faut point ébranler une opinion si utile au genre humain. Je vous abandonne tout le reste. Je vous abandonnerai même mon monde éternel si vous le voulez absolument, quoique je tienne bien fort à ce système. Que nous importe après tout que ce monde soit éternel, ou qu’il soit d’avant-hier ? Vivons-y doucement, adorons Dieu, soyons justes et bienfaisants ; voilà l’essentiel, voilà la conclusion de toute dispute. Que les barbares intolérants soient l’exécration du genre humain, et que chacun pense comme il voudra.
C – Amen. Allons boire, nous réjouir, et bénir le grand Etre.
1 – Voyez le roman de Candide. (G.A.)
2 – Voyez, section PHILOSOPHIE, le chapitre VII du Traité de métaphysique. (G.A.)
3 – De Maillet. Voyez les Singularités de la nature, chapitre XVIII. (G.A.)
4 – Buffon (G.A.)
5 – Voyez, sur Needham, les Questions sur les miracles. (G.A.)