DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 16
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L’A, B, C,
ou
DIALOGUES ENTRE A, B, C.
- Partie 16 -
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DIX-SEPTIÈME ENTRETIEN.
SUR DES CHOSES CURIEUSES.
B – A propos, monsieur A, et croyez-vous le monde bien ancien ?
A – Monsieur B, ma fantaisie est qu’il est éternel.
B – Cela peut se soutenir par voie d’hypothèse. Tous les anciens philosophes ont cru la matière éternelle : or de la matière brute à la matière organisée il n’y a qu’un pas.
C – Les hypothèses sont fort amusantes ; elles sont sans conséquence. Ce sont des songes que la Bible fait évanouir, car il en faut toujours revenir à la Bible.
A – Sans doute, et nous pensons tous trois dans le fond, en l’an de grâce 1760, que, depuis la création du monde qui fut fait de rien, jusqu’au déluge universel fait avec de l’eau créée exprès, il se passa 1656 selon la Vulgate, 2309 ans selon le texte samaritain, et 2262 ans selon la traduction miraculeuse que nous appelons des septante. Mais j’ai toujours été étonné qu’Adam et Eve notre père et notre mère, Abel, Caïn, Seth, n’aient été connus de personne au monde que de la petite horde juive, qui tint le cas secret jusqu’à ce que les Juifs d’Alexandrie s’avisassent, sous le premier et le second Ptolémée, de faire traduire fort mal en grec leurs rapsodies absolument inconnues jusque-là au reste de la terre.
Il est plaisant que nos titres de famille ne soient demeurés en dépôt que dans une seule branche de notre maison, et encore chez la plus méprisée ; tandis que les Chinois, les Indiens, les Persans, les Egyptiens, les Grecs et les Romains, n’avaient jamais entendu parler ni d’Adam ni d’Eve.
B – Il y a bien pis : c’est que Sanchoniathon, qui vivait incontestablement (1) avant le temps où l’on place Moïse, et qui a fait une Genèse à sa façon, comme tant d’autres auteurs, ne parle ni de cet Adam ni de cette Eve. Il nous donne des parents tout différents.
B – Sur quoi jugez-vous, monsieur B, que Sanchoniathon vivait avant l’époque de Moïse ?
B – C’est que s’il avait été du temps de Moïse, ou après lui, il en aurait fait mention. Il écrivait dans Tyr, qui florissait très longtemps avant que la horde juive eût acquis un coin de terre vers la Phénicie. La langue phénicienne était la mère-langue du pays ; les Phéniciens cultivaient les lettres depuis longtemps ; les livres juifs l’avouent en plusieurs endroits. Il est dit expressément que Caleb s’empara de la ville des lettres (2) nommée Cariath-Sépher, c’est-à-dire ville des livres, appelée depuis Dabir. Certainement Sanchoniathon aurait parlé de Moïse s’il avait été son contemporain ou son puîné. Il n’est pas naturel qu’il eût omis dans son histoire les mirifiques aventures de Mosé ou Moïse, comme les dix plaies d’Egypte et les eaux de la mer suspendues à droite et à gauche pour laisser passer trois millions de voleurs fugitifs à pied sec, lesquelles eaux retombèrent ensuite sur quelques autres millions d’hommes qui poursuivaient les voleurs. Ce ne sont pas là de ces petits faits obscurs et journaliers qu’un grave historien passe sous silence. Sanchoniathon ne dit mot de ces prodiges de Gargantua : donc il n’en savait rien ; donc il était antérieur à Moïse ainsi que Job qui n’en parle pas. Eusèbe, son abréviateur, qui entasse tant de fables, n’eût pas manqué de se prévaloir d’un si éclatant témoignage.
A – Cette raison est sans réplique. Aucune nation n’a parlé anciennement des Juifs, ni parlé comme les Juifs ; aucune n’eut une cosmogonie qui eût le moindre rapport à celle des Juifs. Ces malheureux Juifs sont si nouveaux, qu’ils n’avaient pas même en leur langue de nom pour signifier Dieu. Ils furent obligés d’emprunter le nom d’Adonaï des Sidoniens, le nom de Jehova ou Iao des Syriens. Leur opiniâtreté, leurs superstitions nouvelles, leur usure consacrée, sont les seules choses qui leur appartiennent en propre. Et il y a toute apparence que ces polissons, chez qui les noms de géométrie et d’astronomie furent toujours absolument inconnus, n’apprirent enfin à lire et à écrire que quand ils furent esclaves à Babylone. On a déjà prouvé que c’est là qu’ils connurent le nom des anges et même le nom d’Israël, comme ce transfuge juif Flavius Josèphe l’avoue lui-même.
C – Quoi ! tous les anciens peuples ont eu une Genèse antérieure à celle des Juifs et toute différente ?
A – Cela est incontestable. Voyez le Shasta et le Veidam des Indiens, les cinq Kings des Chinois, le Zend des premiers Persans, le Thaut ou Mercure Trismégiste des Egyptiens ; Adam leur est aussi inconnu que le sont les ancêtres de tant de marquis et de varons dont l’Europe fourmille.
C – Point d’Adam ! cela est bien triste. Tous nos almanachs comptent depuis Adam.
A – Ils compteront comme il leur plaira ; les Etrennes mignonnes ne sont pas mes archives.
B – Si bien donc que M. A est préadamite ?
A – Je suis présaturnien, préosirite, prébramite, prépandorite (3).
C – Et sur quoi fondez-vous votre belle hypothèse d’un monde éternel ?
A – Pour vous le dire, il faut que vous écoutiez patiemment quelques petits préliminaires (4).
Je ne sais si nous avons raisonné jusqu’ici bien ou mal ; mais je sais que nous avons raisonné, et que nous sommes tous les trois des êtres intelligents : or des êtres intelligents ne peuvent avoir été formés par un être brut, aveugle, insensible : il y a certainement quelque différence entre les idées de Newton et des crottes de mulet. L’intelligence de Newton venait donc d’une autre intelligence.
Quand nous voyons une belle machine, nous disons qu’il y a un bon machiniste, et que ce machiniste a un excellent entendement. Le monde est assurément une machine admirable ; donc il y a dans le monde une admirable intelligence, quelque part qu’elle soit. Cet argument est vieux, et n’en est pas plus mauvais.
Tous les corps vivants sont composés de leviers, de poulies, qui agissent suivant les lois de la mécanique, de liqueurs que les lois de l’hydrostatique font perpétuellement circuler ; et quand on songe que tous ces êtres ont du sentiment qui n’a aucun rapport à leur organisation, on est accablé de surprise.
Le mouvement des astres, celui de notre petite terre autour du soleil, tout s’opère en vertu des lois de la mathématique la plus profonde. Comment Platon qui disait que la terre était fondée sur un triangle équilatère, et l’eau sur un triangle rectangle, le ridicule Platon qui dit qu’il ne peut y avoir que cinq mondes, parce qu’il n’y a que cinq corps réguliers ; comment, dis-je, l’ignorant Platon, qui ne savait pas seulement la trigonométrie sphérique, a-t-il eu cependant un génie assez beau, un instinct assez heureux pour appeler Dieu l’Eternel géomètre, pour sentir qu’il existe une intelligence formatrice ?
B – Je me suis amusé autrefois à lire Platon. Il est clair que nous lui devons toute la métaphysique du christianisme, tous les Pères grecs furent, sans contredit, platoniciens : mais quel rapport tout cela peut-il avoir à l’éternité du monde dont vous nous parlez ?
A – Allons pied à pied, s’il vous plaît. Il y a une intelligence qui anime le monde : Spinosa lui-même l’avoue. Il est impossible de se débattre contre cette vérité, qui nous environne et qui nous presse de tous côtés.
C – J’ai cependant connu des mutins (5) qui dissent qu’il n’y a point d’intelligence formatrice, et que le mouvement seul a formé par lui-même tout ce que nous voyons et tout ce que nous sommes. Ils vous disent hardiment : la combinaison de cet univers était possible puisqu’elle existe ; donc il était possible que le mouvement seul l’arrangeât. Prenez quatre astres seulement, Mars, Vénus, Mercure et la Terre ; ne songeons d’abord qu’à la place où ils sont, en faisant abstraction de tout le reste, et voyons combien nous avons de probabilités pour que le seul mouvement les mette à ces places respectives. Nous n’avons que vingt-quatre hasards dans cette combinaison ; c’est-à-dire il n’y a que vingt-quatre contre un à parier que ces astres se trouveront où ils sont les uns par rapport aux autres. Ajoutons à ces quatre globes celui de Jupiter ; il n’y aura que cent vingt contre un à parier que Jupiter, Mars, Vénus, Mercure et notre globe seront placés où nous les voyons.
Ajoutez-y enfin Saturne ; il n’y aura que sept cent vingt hasards contre un pour mettre ces six grosses planètes dans l’arrangement qu’elles gardent entre elles selon leurs distances données. Il est donc démontré qu’en sept cent vingt jets le seul mouvement a pu mettre ces six planètes principales dans leur ordre.
Prenez ensuite tous les astres secondaires, toutes leurs combinaisons, tous leurs mouvements, tous les êtres qui végètent, qui vivent, qui sentent, qui pensent, qui agissent dans tous les globes, vous n’aurez qu’à augmenter le nombre des hasards ; multipliez ce nombre dans toute l’éternité, jusqu’au nombre que notre faiblesse appelle infini, il y aura toujours une unité en faveur de la formation du monde, tel qu’il est, par le seul mouvement : donc il est possible que dans toute l’éternité le seul mouvement de la matière ait produit l’univers entier tel qu’il existe. Voilà le raisonnement de ces messieurs.
A – Pardon, mon cher ami C ; cette supposition me paraît prodigieusement ridicule pour deux raisons : la première, c’est que dans cet univers il y a des êtres intelligents, et que vous ne sauriez prouver qu’il soit possible que le seul mouvement produise l’entendement ; la seconde, c’est que de votre propre aveu il y a l’infini contre un à parier qu’une cause intelligente formatrice anime l’univers. Quand on est tout seul vis-à-vis l’infini, on est bien pauvre (6).
Encore une fois Spinosa lui-même admet cette intelligence. Pourquoi voulez-vous aller plus loin que lui, et plonger par un sot orgueil votre faible raison dans un abîme où Spinosa n’a pas osé descendre ! Sentez-vous bien l’extrême folie de dire que c’est une cause aveugle qui fait que le carré d’une révolution d’une planète est toujours au carré des révolutions des autres planètes comme la racine du cube de sa distance est à la racine cube des distances des autres au cent commun ? Mes amis, ou les astres sont de grands géomètres, ou l’éternel géomètre a arrangé les astres.
C – Point d’injures, s’il vous plaît. Spinosa n’en disait point : il est plus aisé de dire des injures que des raisons. Je vous accorde une intelligence formatrice répandue dans ce monde ; je veux bien dire avec Virgile (Æn. VI, 727) :
Mens agitat molem et magno se corpore miscet.
Je ne suis pas de ces gens qui disent que les astres, les hommes, les animaux, les végétaux, la pensée, sont l’effet d’un coup de dés.
A – Pardon de m’être mis en couleur, j’avais le spleen ; mais en me fâchant, je n’en avais pas moins raison.
B – Allons au fait sans nous fâcher. Comment, en admettant un Dieu, pouvez-vous soutenir par hypothèse que le monde est éternel ?
A – Comme je soutiens par voie de thèse que les rayons du soleil sont aussi anciens que cet astre.
C – Voilà une plaisante imagination ! Quoi ! du fumier, des bacheliers en théologie, des puces, des singes, et nous, nous serions des émanations de la Divinité (7) ?
A – Il y a certainement du divin dans une puce : elle saute cinquante fois sa hauteur, elle ne s’est pas donné cet avantage.
B – Quoi ! les puces existent de toute éternité ?
A – Il le faut bien, puisqu’elles existent aujourd’hui, et qu’elles étaient hier, et qu’il n’y a nulle raison pour qu’elles n’aient pas toujours existé. Car si elles sont inutiles, elles ne doivent jamais être ; et dès qu’une espèce à l’existence, il est impossible de prouver qu’elle ne l’ait pas toujours eue. Voudriez-vous que l’éternel géomètre eût été engourdi une éternité entière ? Ce ne serait pas la peine d’être géomètre et architecte pour passer une éternité sans combiner et sans bâtir. Son essence est de produire ; puisqu’il a produit, il existe nécessairement : donc tout ce qui est en lui est essentiellement nécessaire. On ne peut dépouiller un être de son essence, car alors il cesserait d’être. Dieu est agissant ; donc il a toujours agi ; donc le monde est une émanation éternelle de lui-même ; donc quiconque admet un Dieu doit admettre le monde éternel. Les rayons de lumière sont partis nécessairement de l’astre lumineux de toute éternité, et toutes les combinaisons sont parties de l’Etre combinateur de toute éternité. L’homme, le serpent, l’araignée, l’huître, le colimaçon, ont toujours existé, parce qu’ils étaient possibles (8).
B – Quoi ! vous croyez que le Démiourgos, la puissance formatrice, le grand Etre, a fait tout ce qui était à faire ?
A – Je l’imagine ainsi. Sans cela, il n’eût point été l’Etre nécessairement formateur ; vous en feriez un ouvrier impuissant ou paresseux qui n’aurait travaillé qu’à une très petite partie de son ouvrage.
1 – On conteste cela aujourd’hui. Voyez Renan, Langues sémitiques. (G.A.)
2 – Juges, ch. I, c. 11.
3 – C’est-à-dire je crois que le monde est antérieur à Saturne, à Osiris, à Brama, à Pandore. (G.A.)
4 – Une partie de ce qui suit se retrouve dans le Dictionnaire philosophique, article ATHÉISME, section II. (G.A.)
5 – Les encyclopédistes. Les mutins sont nombreux aujourd’hui. (G.A.)
6 – Nous sommes encore trop peu au fait des choses de ce monde pour appliquer le calcul des probabilités à cette question, et l’application de ce calcul aurait des difficultés que ceux qui ont voulu la tenter n’ont pas soupçonnées. (K.)
7 – Sur toutes ces questions, nous renvoyons le lecteur à la section PHILOSOPHIE. (G.A.)
8 – Toute cette belle argumentation est réduite à néant par les certitudes de la science moderne. Au reste, Voltaire en fait lui-même bon marché, comme on va voir plus loin. (G.A.)