DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 15

Publié le par loveVoltaire

DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 15

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L’A, B, C,

ou

DIALOGUES ENTRE A, B, C.

 

 

 

- Partie 15 -

 

 

 

 

__________

 

 

 

SEIZIÈME ENTRETIEN.

 

 

DES ABUS.

 

 

 

 

 

          C – On dit que le monde n’est gouverné que par des abus, cela est-il vrai ?

 

          B – Je crois bien qu’il y a pour le moins moitié abus et moitié usages tolérables chez les nations policées, moitié malheur et moitié fortune, de même que sur la mer on trouve un partage assez égal de tempêtes et de beau temps pendant l’année. C’est ce qui a fait imaginer les deux tonneaux de Jupiter et la secte des manichéens.

 

 

          A – Pardieu, si Jupiter a eu deux tonneaux, celui du mal était la tonne d’Heigelberg (1), et celui du bien fut à peine un quartaut. Il y a tant d’abus dans ce monde, que dans un voyage que je fis à Paris en 1751, on appelait comme d’abus (2) six fois par semaine, pendant toute l’année, au banc du roi qu’ils nomment parlement.

 

 

          B – Oui ; mais à qui appellerons-nous des abus qui règnent dans la constitution de ce monde ?

 

          N’est-ce pas un abus énorme que tous les animaux se tuent avec acharnement les uns les autres pour se nourrir, que les hommes se tuent beaucoup plus furieusement encore sans avoir seulement l’idée de se manger ?

 

 

          C – Ah ! pardonnez-moi ; nous nous faisions autrefois la guerre pour nous manger : mais à la longue toutes les bonnes institutions dégénèrent.

 

 

          B – J’ai lu dans un livre (3) que nous n’avons, l’un portant l’autre, qu’environ vingt-deux ans à vivre ; que de ces vingt-deux ans, si vous retranchez le temps perdu du sommeil et le temps que nous perdons dans la veille, il reste à peine quinze ans clair et net ; que sur ces quinze ans il ne faut pas compter l’enfance, qui n’est qu’un passage du néant à l’existence ; et que si vous retranchez encore les tourments du corps, et les chagrins de ce qu’on appelle âme, il ne reste pas trois ans francs et quittes pour les plus heureux, et pas six mois pour les autres. N’est-ce pas là un abus intolérable ?

 

 

          A – Eh ! que diable en conclurez-vous ? ordonnerez-vous que la nature soit autrement faite qu’elle ne l’est ?

 

 

          B – Je le désirerais du moins.

 

 

          A – C’est un secret sûr pour abréger encore votre vie.

 

 

          C – Laissons là les pas de clerc qu’a faits la nature ; les enfants formés dans la matrice pour y périr souvent et pour donner la mort à leur mère, la source de la vie empoisonnée par un venin qui s’est glissé de trou en cheville de l’Amérique en Europe, la petite-vérole qui décime le genre humain, la peste toujours subsistante en Afrique, les poisons dont la terre est couverte et qui viennent d’eux-mêmes si aisément, tandis qu’on ne peut avoir du froment qu’avec des peines incroyables : ne parlons que des abus que nous avons introduits nous-mêmes.

 

 

          B – La liste serait longue dans la société perfectionnée ; car, sans compter l’art d’assassiner régulièrement le genre humain par la guerre dont nous avons déjà parlé, nous avons l’art d’arracher les vêtements et le pain à ceux qui sèment le blé et qui préparent la laine ; l’art d’accumuler tous les trésors d’une nation entière dans les coffres de cinq ou six cents personnes ; l’art de faire tuer publiquement en cérémonie (4), avec une demi-feuille de papier, ceux qui vous ont déplu, comme une maréchale d’Ancre, un maréchal de Marillac, un duc de Sommerset, une Marie Stuart ; l’usage de préparer un homme à la mort par des tortures pour connaître ses associés, quand il ne peut avoir eu d’associés ; les bûchers allumés, les poignards aiguisés, les échafauds dressés pour des arguments en baralipton, la moitié d’une nation occupée sans cesse à vexer l’autre loyalement (5). Je parlerais plus longtemps qu’Esdras si je voulais faire écrire nos abus sous ma dictée.

 

 

          A – Tout cela est vrai ; mais convenez que la plupart de ces abus horribles sont abolis en Angleterre, et commencent à être fort mitigés chez les autres nations.

 

 

          B – Je l’avoue ; mais pourquoi les hommes sont-ils un peu meilleurs et un peu moins malheureux qu’ils ne l’étaient du temps d’Alexandre VI, de la Saint-Barthélemy et de Cromwell ?

 

 

          C – C’est qu’on commence à penser, à s’éclairer, et à bien écrire.

 

 

          A – J’en conviens ; la superstition excita les orages, et la philosophie les apaise.

 

 

1 – Elle tient cent muids. (G.A.)

 

2 – C’était au moment de l’affaire des billets de confession. Voyez à ce sujet le Précis du Siècle de Louis XV, chap. XXXVI, et, sur l’appel comme d’abus, le Dictionnaire philosophique à ce mot.

 

3 – Voyez aux ROMANS, l’Homme aux quarante écus.

 

4 – Boileau a dit, satire VIII :

 

… Ou qu’il voit la Justice en grosse compagnie,

Mener tuer un homme avec cérémonie. (G.A.)

 

5 – Encore un excellent tableau de la société. (G.A.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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