DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - L' A, B, C - Partie 14
Photo de PAPAPOUSS
L’A, B, C,
ou
DIALOGUES ENTRE A, B, C.
- Partie 14 -
__________
QUINZIÈME ENTRETIEN.
DE LA MEILLEURE LÉGISLATION.
C – De tous les Etats, quel est celui qui vous paraît avoir les meilleures lois, la jurisprudence la plus conforme au bien général et au bien des particuliers ?
A – C’est mon pays, sans contredit. La preuve en est que dans tous nos démêlés nous vantons toujours notre heureuse constitution, et que dans presque tous les autres royaumes on en souhaite une autre. Notre jurisprudence criminelle est équitable et n’est point barbare : nous avons aboli la torture, contre laquelle la voix de la nature s’élève en vain dans tant d’autres pays ; ce moyen affreux de faire périr un innocent faible, et de sauver un coupable robuste, a fini avec notre infâme chancelier Jeffreys, qui employait avec joie cet usage infernal sous le roi Jacques II.
Chaque accusé est jugé par ses pairs ; il n’est réputé coupable que quand ils sont d’accord sur le fait ; c’est la loi seule qui le condamne sur le crime avéré, et non sur la sentence arbitraire des juges. La peine capitale est la simple mort, et non une mort accompagnée de tourments recherchés. Etendre un homme sur une croix de Saint-André, lui casser les bras et les cuisses, et le mettre en cet état sur une roue de carrosse, nous paraît une barbarie qui offense trop la nature humaine. Si, pour les crimes de haute trahison, on arrache encore le cœur du coupable après sa mort, c’est un ancien usage de cannibale, un appareil de terreur qui effraie le spectateur sans être douloureux pour l’exécuté. Nous n’ajoutons points de tourments à la mort ; on ne refuse point comme ailleurs un conseil à l’accusé ; on ne met point un témoin qui a porté trop légèrement son témoignage dans la nécessité de mentir, en le punissant s’il se rétracte ; on ne fait point déposer les témoins en secret, ce serait en faire des délateurs ; la procédure est publique (1) : les procès secrets n’ont été inventés que par la tyrannie.
Nous n’avons point l’imbécile barbarie de punir des indécences du même supplice dont on punit les parricides (2). Cette cruauté, aussi sotte qu’abominable, est indigne de nous.
Dans le civil, c’est encore la seule loi qui juge ; il n’est pas permis de l’interpréter ; ce serait abandonner la fortune des citoyens au caprice, à la faveur, et à la haine.
Si la loi n’a pas pourvu au cas qui se présente, alors on se pourvoit à la cour d’équité, par devant le chancelier et ses assesseurs ; et s’il s’agit d’une chose importante, on fait pour l’avenir une nouvelle loi en parlement, c’est-à-dire dans les états de la nation assemblée.
Les plaideurs ne sollicitent jamais leurs juges ; ce serait leur dire, Je veux vous séduire. Un juge qui recevrait une visite d’un plaideur serait déshonoré ; ils ne recherchent point cet honneur ridicule qui flatte la vanité d’un bourgeois. Aussi n’ont-ils point acheté le droit de juger ; on ne vend point chez nous une place de magistrat comme une métairie : si des membres du parlement vendent quelquefois leurs voix à la cour, ils ressemblent à quelques belles qui vendent leurs faveurs, et qui ne le disent pas. La loi ordonne chez nous qu’on ne vendra rien que des terres et les fruits de la terre ; tandis qu’en France la loi elle-même fixe le prix d’une charge de conseiller au banc du roi qu’on nomme parlement, et de président qu’on nomme à mortier ; presque toutes les places et les dignités se vendent en France, comme on vend des herbes au marché. Le chancelier de France est tiré souvent du corps des conseillers d’Etat ; mais, pour être conseiller d’Etat, il faut avoir acheté une charge de maître des requêtes. Un régiment n’est point le prix des services, c’est le prix de la somme que les parents d’un jeune homme ont déposée pour qu’il aille trois mois de l’année tenir table ouverte dans une ville de province (3).
Vous voyez clairement combien nous sommes heureux d’avoir des lois qui nous mettent à l’abri de ces abus. Chez nous rien d’arbitraire, sinon les grâces que le roi veut faire. Les bienfaits émanent de lui ; la loi fait tout le reste.
Si l’autorité attente illégalement à la liberté du moindre citoyen, la loi le venge ; le ministre est incontinent condamné à l’amende envers le citoyen, et il la paie.
Ajoutez à tous ces avantages le droit que tout homme a parmi nous de parler par sa plume à la nation entière. L’art admirable de l’imprimerie est dans notre île aussi libre que la parole. Comment ne pas aimer une telle législation ?
Nous avons, il est vrai, toujours deux partis ; mais ils tiennent la nation en garde plutôt qu’ils ne la divisent. Ces deux partis veillent l’un sur l’autre, et se disputent l’honneur d’être les gardiens de la liberté publique. Nous avons des querelles ; mais nous bénissons toujours cette heureuse constitution qui les fait naître.
C – Votre gouvernement est un bel ouvrage, mais il est fragile.
A – Nous lui donnons quelquefois de rudes coups, mais nous ne le cassons point.
B – Conservez ce précieux monument que l’intelligence et le courage ont élevé : il vous a trop coûté pour que vous le laissiez détruire. L’homme est né libre : le meilleur gouvernement est celui qui conserve le plus qu’il est possible à chaque mortel ce don de la nature.
Mais croyez-moi, arrangez-vous avec vos colonies, et que la mère et les filles ne se battent pas (4).
1 – On jugeait alors en France sans publicité. (G.A.)
2 – Allusion au supplice du chevalier La Barre. Voyez LÉGISLATION ET POLITIQUE. (G.A.)
3 – On tenta vainement plusieurs fois d’abolir cette vénalité avant 1789. La Révolution seule put la supprimer entièrement et définitivement. (G.A.)
4 – Ce conseil était donné par Voltaire en 1768. Les Anglais, plusieurs années après, ont pu juger combien son avis était sage. (K.)