DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Entre un mandarin et un jésuite - Partie 3 et fin

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DIALOGUES ET ENTRETIENS PHILOSOPHIQUES - Entre un mandarin et un jésuite - Partie 3 et fin

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ENTRE UN MANDARIN ET UN JÉSUITE.

 

 

 

__________

 

 

 

 

TROISIÈME CONFÉRENCE.

 

 

 

 

 

 

LE JÉSUITE.

 

          Oui, je veux bien convenir d’abord que vos lois et votre morale sont divines. Chez nous on n’a que de la politesse pour son père et sa mère ; chez vous on les honore et on leur obéit toujours. Nos lois se bornent à punir les crimes ; les vôtres décernent des récompenses aux vertus. Nos édits, pour l’ordinaire, ne parlent que d’impôts, et les vôtres sont souvent des traités de morale. Vous recommandez la justice, la fidélité, la charité, l’amour du bien public, l’amitié. Mais tout cela devient criminel et abominable si vous ne pensez pas comme nous ; et c’est ce que je m’engage à vous prouver.

 

LE MANDARIN.

 

          Il vous sera difficile de remplir cet engagement.

 

LE JÉSUITE.

 

          Rien n’est plus aisé. Toutes les vertus sont des vices quand on n’a pas la foi : or, vous n’avez pas la foi ; donc, malgré vos vertus que j’honore, vous êtes tous des coquins, théologiquement parlant.

 

LE MANDARIN.

 

          Honnêtement parlant, votre P. Lecomte, votre P. Ricci (1), et plusieurs autres, n’ont-ils pas dit, n’ont-ils pas imprimé en Europe que nous étions, il y a quatre mille ans, le peuple le plus juste de la terre, et que nous adorions le vrai Dieu dans le plus ancien temple de l’univers ? Vous n’existiez pas alors ; nous n’avons jamais changé. Comment pouvons-nous avoir eu raison il y a quatre mille ans, et avoir tort à présent ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Je vais vous le dire : notre doctrine est incontestablement la meilleure : or les Chinois ne reconnaissent pas notre doctrine ; donc ils ont évidemment tort.

 

LE MANDARIN.

 

          On ne peut mieux raisonner ; mais nous avons à Kanton des Anglais, des Hollandais, des Danois qui pensent tout différemment de vous, qui vous ont chassés de leur pays, parce qu’ils trouvaient votre doctrine abominable, et qui disent que vous êtes des corrupteurs : vous-mêmes vous avez eu ici des disputes scandaleuses avec des gens de votre propre secte ; vous vous anathématisiez les uns les autres : ne sentez-vous pas l’énorme ridicule d’une troupe d’Européans qui venaient nous enseigner un système dans lequel ils n’étaient pas d’accord entre eux ? Ne voyez-vous pas que vous êtes les enfants perdus des puissances qui voudraient s’étendre dans tout l’univers ? Quel fanatisme, quelle fureur vous fait passer les mers pour venir aux extrémités de l’Orient nous étourdir par vos disputes, et fatiguer nos tribunaux de vos querelles ! Vous nous apportez votre pain et votre vin, et vous dites qu’il n’est permis qu’à vous de boire du vin ; assurément cela n’est pas honnête et civil. Vous nous dites que nous serons damnés si nous ne mangeons de votre pain ; et puis, quand quelques-uns de nous ont eu la politesse d’en manger, vous leur dites que ce n’est pas du pain, que ce sont des membres d’un corps humain et du sang, et qu’ils seront damnés s’ils croient avoir mangé du pain que vous leur avez offert. Les lettrés chinois ont-ils pu penser autre chose de vous, sinon que vous étiez des fous qui aviez rompu vos chaînes, et qui couriez par le monde comme des échappés ? Du moins les Européans d’Angleterre, de Hollande, de Danemark et de Suède (2), ne nous disent pas que du pain n’est pas du pain, et que du vin n’est pas du vin ; ne soyez pas surpris s’ils ont paru à la Chine et dans l’Inde plus raisonnables que vous. Cependant nous ne leur permettons pas de prêcher à Pékin ; et vous voulez qu’on vous le permette !

 

LE JÉSUITE.

 

          Ne parlons point de ce mystère. Il est vrai que, dans notre Europe, le réformé, le protestant, le moliniste, le janséniste, l’anabaptiste, le méthodiste, le morave, le mennonite, l’anglican, le quaker, le piétiste, le coccéien, le voétien, le socinien, l’unitaire rigide, le millénaire, veulent chacun tirer à eux la vérité, qu’ils la mettent en pièces, et qu’on a bien de la peine à en rassembler les morceaux. Mais enfin nous nous accordons sur le fond des choses.

 

LE MANDARIN.

 

          Si vous preniez la peine d’examiner les opinions de chaque disputeur, vous verriez qu’ils ne sont de même avis sur aucun point. Vous savez combien nous fûmes scandalisés quand notre prince Olou-tsé, que vous avez séduit, nous dit que vous aviez deux lois, que ce qui avait été autrefois vrai et bon était devenu faux et mauvais. Tous nos tribunaux furent indignés ; ils le seraient bien davantage s’ils apprenaient que, depuis dix-sept siècles, vous êtes occupés à expliquer, à retrancher et à ôter, à concilier, à rajuster, à forger : nous, au contraire, depuis cinquante siècles, nous n’avons pas varié un seul moment.

 

LE JÉSUITE.

 

          C’est parce que vous n’avez jamais été éclairés. Vous n’avez jamais écouté que votre simple raison : elle vous a dit qu’il y a un Dieu, et qu’il faut être juste ; il n’y a pas moyen de disputer sur cela : mais il fallait écouter quelque chose  au-dessus de votre raison ; il fallait lire tous les livres du peuple juif, que malheureusement vous ne connaissiez pas, et il fallait les croire ; et ensuite il fallait ne les plus croire et lire tous nos livres grecs et latins. Alors vous auriez eu, comme nous, mille belles querelles toutes les années ; chaque querelle aurait occasionné une décision admirable, un jugement nouveau : voilà ce qui vous a manqué, et c’est ce que je veux apprendre aux Chinois, mais toujours pour le bien de la paix.

 

LE MANDARIN.

 

          Eh bien ! quand les Chinois, pour le bien de la paix, sauront toutes les opinions qui déchirent votre petit coin de terre au but de l’Occident en seront-ils plus justes ? honoreront-ils leurs parents davantage ? seront-ils plus fidèles à l’empereur ? l’empire sera-t-il mieux gouverné, les terres mieux cultivées ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Non assurément ; mais les Chinois seront sauvés comme moi ; ils n’ont qu’à croire ce que je ne comprends pas.

 

LE MANDARIN.

 

          Pourquoi voulez-vous qu’ils le comprennent ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Ils ne le comprendront pas non plus.

 

LE MANDARIN.

 

          Pourquoi voulez-vous donc le leur apprendre ?

 

LE JÉSUITE.

 

          C’est qu’il est nécessaire aujourd’hui à tous les hommes de le savoir.

 

LE MANDARIN.

 

          S’il est nécessaire à tous les hommes de le savoir, pourquoi les Chinois l’ont-ils toujours ignoré ? pourquoi l’avez-vous ignoré vous-mêmes si longtemps ? pourquoi n’en a-t-on jamais rien su dans toute la Grande-Tartarie, dans l’Inde et au Japon ? Ce qui est nécessaire à tous les hommes ne leur est-il pas donné à tous ? n’ont-ils pas tous les mêmes sens, le même instinct d’amour-propre, le même instinct de bienveillance, le même instinct qui les fait vivre en société ? Comment se pourrait-il faire que l’Etre suprême, qui nous a donné tout ce qui nous est convenable, nous eût refusé la seule chose essentielle ? N’est-ce pas une impiété de le croire ?

 

LE JÉSUITE.

 

          C’est qu’il n’a fait ce présent qu’à ses favoris.

 

LE MANDARIN.

 

          Vous êtes donc son favori ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Je m’en flatte.

 

LE MANDARIN.

 

          Pour moi, je suis simplement son adorateur. Je vous renvoie à tous les peuples et à toutes les sectes de votre Europe, qui croient que vous êtes des réprouvés ; et, tant que vous vous persécuterez les uns les autres, il ne sera pas prudent de vous écouter.

 

LE JÉSUITE.

 

          Ah ! si jamais je retourne à Rome, que je me vengerai de tous ces impies qui empêchent nos progrès à la Chine !

 

LE MANDARIN.

 

          Faites mieux, pardonnez-leur. Vivons doucement tous ensemble, tant que vous serez ici ; secourons-nous mutuellement ; adorons tous l’Etre suprême du fond de notre cœur. Quoique vous ayez plus de barbe que nous, le nez plus long, les yeux moins fendus, les joues plus rouges, les pieds plus gros, les oreilles plus petites, et l’esprit plus inquiet, cependant nous sommes tous frères.

 

LE JÉSUITE.

 

          Tous frères ! et que deviendra mon titre de Père ?

 

LE MANDARIN.

 

          Vous convenez tous qu’il faut aimer Dieu ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Pas tout à fait, mais je le permets.

 

LE MANDARIN.

 

          Qu’il faut être modéré, sobre, compatissant, équitable, bon maître, bon père de famille, bon citoyen ?

 

LE JÉSUITE.

 

          Oui.

 

LE MANDARIN.

 

          Eh bien ! ne vous tourmentez plus tant ; je vous assure que vous êtes de ma religion.

 

LE JÉSUITE.

 

          Ah ! vous vous rendez à la fin. Je savais bien que je vous convertirais.

 

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          Quand le mandarin et le jésuite eurent été d’accord, le mandarin donna au moine cette profession de foi :

 

1°/ La religion consiste dans la soumission à Dieu et dans la pratique des vertus.

 

2°/ Cette vérité incontestable est reconnue de toutes les nations et de tous les temps : il n’y a de vrai que ce qui force tous les hommes à un consentement unanime  les vaines opinions qui se contredisent sont fausses.

 

3°/ Tout peuple qui se vante d’avoir une religion particulière pour lui seul offense la Divinité et le genre humain ; il ose supposer que Dieu abandonne tous les autres peuples pour n’éclairer que lui.

 

4°/ Les superstitions particulières n’ont été inventées que par des hommes ambitieux qui ont voulu dominer sur les esprits, qui ont fourni un prétexte à la nation qu’ils ont séduite d’envahir les biens des autres nations.

 

5°/ Il est constaté par l’histoire que ces différentes sectes, qui se proscrivent réciproquement avec tant de fureur, ont été la source de mille guerres civiles ; et il est évident que si les hommes se regardaient tous comme des frères, également soumis à leur père commun, il y aurait eu moins de sang versé sur la terre, moins de saccagements, moins de rapines, et moins de crimes de toute espèce.

 

6°/ Des lamas et des bonzes qui prétendent que la mère du dieu Fo accoucha de ce dieu par le côté droit, après avoir avalé un enfant, disent une sottise ; s’ils ordonnent de la croire, ce sont des charlatans tyranniques ; s’ils persécutent ceux qui ne la croient pas, ils sont des monstres.

 

7°/ Les brames, qui ont des opinions un peu moins absurdes, et non moins fausses, auraient également tort de commander de les croire quand même elles pourraient avoir quelque lueur de vraisemblance ; car l’Etre suprême ne peut juger les hommes sur les opinions d’un brame, mais sur leurs vertus et sur leurs iniquités. Une opinion, quelle qu’elle soit, n’a nul rapport avec la manière dont on a vécu ; il ne s’agit pas de faire croire telle ou telle métamorphose, tel ou tel prodige, mais d’être homme de bien. Quand vous êtes accusé devant un tribunal, on ne vous demande pas si vous croyez que le premier mandarin a encore son père et sa mère, s’il est marié, s’il est veuf, s’il est riche ou pauvre, grand ou petit ; on vous interroge sur vos actions.

 

8°/ « Si tu n’es pas instruit de certains faits, si tu ne crois pas certaines obscurités, si tu ne sais par cœur certaines formules, si tu n’as pas mangé en certains temps certains aliments qu’on ne trouve point dans la moitié du globe, tu seras éternellement malheureux. » Voilà ce que les hommes ont pu inventer de plus absurde et de plus horrible. « Si tu es juste, tu seras récompensé ; si tu es injuste, tu seras puni. » Voilà ce qui est raisonnable.

 

9°/ Certains brames, qui croient que les enfants morts avant que d’avoir été baignés dans le Gange sont condamnés à des supplices éternels, sont les plus insensés de tous les hommes et les plus durs. Ceux qui font vœu de pauvreté pour s’enrichir ne sont pas les moins fourbes ; ceux qui cabalent dans les familles et dans l’Etat ne sont pas les moins méchants.

 

10°/ Plus les hommes sont faibles, enthousiastes, fanatiques, plus le gouvernement doit être modéré et sage.

 

11°/ Si vous donnez à un charlatan le privilège exclusif de faire des almanachs, il fera un calendrier de superstitions pour tous les jours de l’année ; il intimidera les peuples et les magistrats par les conjonctions et les influences des astres. Si vous laissez vingt charlatans faire des almanachs, ils prédiront des événements différents ; ils se décréditeront tous les uns les autres : un temps viendra où tout le peuple aura découvert la friponnerie de tous les astrologues.

 

12°/ Alors il n’y aura plus d’almanachs que ceux des véritables astronomes qui calculent juste les mouvements des globes, qui n’attribuent d’influence à aucun, et qui ne prédisent ni la bonne ni la mauvaise fortune. Le peuple insensiblement ne croira que ces sages ; il adorera d’un culte plus pur le créateur et le guide de tous les globes, et notre petit globe en sera plus heureux.

 

13°/ Il est impossible que l’esprit de paix, l’amour du prochain, le bon ordre, en un mot, la vertu subsiste au milieu des disputes interminables ; il n’y a jamais eu la moindre dispute entre les lettrés, qui se bornent à reconnaître un Dieu, à l’aimer, à le servir sans mélange de superstitions, et à servir leur prochain.

 

14°/ C’est là le premier devoir ; le second est d’éclairer les superstitieux ; le troisième est de les tolérer en les plaignant, si on ne peut les éclairer.

 

15°/ Il peut y avoir plusieurs cérémonies ; mais il n’y a qu’une seule morale. Ce qui vient de Dieu est universel et immuable ; ce qui vient des hommes est local, inconstant, périssable.

 

16°/ Un imbécile dit : « Je dois penser comme mon bonze ; car tout mon village est de son avis. » Sors de ton village, pauvre homme, et tu en verras cent mille autres qui ont chacun leur bonze, et qui pensent tous différemment.

 

17°/ Voyage d’un bout de la terre à l’autre, tu verras que partout deux et deux font quatre, que Dieu est adoré partout ; mais tu verras qu’ici on ne peut mourir sans huile, et que là, en mourant, il faut tenir à la main la queue d’une vache. Laisse là leur huile et leur queue, et sers le Maître de l’univers.

 

18°/ Voici un des grands maux que la superstition a fait naître. Un homme a violé sa sœur et tué son frère ; mais il fréquente une certaine pagode ; il récite certaines formules dans une langue étrangère ; il porte une certaine image sur sa poitrine ; mille vieilles s’écrient : Le bon homme ! le saint homme !

 

  Une juste avoue franchement qu’on eut adorer Dieu sans faire ce pèlerinage, sans réciter cette formule ; mille vieilles s’écrient : Au monstre ! au scélérat !

 

19°/ Voici le comble de l’abomination ; voici ce qui fait sécher d’horreur et gémir d’être homme. Un chef des pagodes, assassin, empoisonneur public (3), a peuplé l’Inde de ses bâtards, et a vécu tranquille et respecté ; il a donné des lois aux princes. Un juste (4) a dit : Gardez-vous d’imiter ce chef des pagodes ; gardez-vous de croire les métamorphoses qu’il enseigne ; et ce juste a été brûlé à petit feu sur la place publique.

 

20°/ O vous ! fanatiques actifs, qui depuis longtemps troublez la terre par vos querelles raisonnées ; et vous, fanatiques passifs, qui, sans raisonner, avez été mordus de ces enragés, et qui êtes malades de la même rage, tâchez de guérir si vous pouvez ; essayez de cette recette que voici. Adorez Dieu sans vouloir le comprendre ; aimez-le sans vous plaindre des maux qui sont mêlés sur la terre avec les biens ; regardez comme vos frères le Japonais, le Siamois, l’Indien, l’Africain, le Persan, le Turc, le Russe, et même les habitants du petit pays de l’occident méridional de l’Europe, qui tient si peu de place sur la carte.

 

 

 

1 – Le premier, né vers 1655 et mort en 1729, a publié les Nouvelles mémoires sur l’état présent de la Chine, 1696, et une Lettre sur les cérémonies de la Chine, 1700 ; et le second, né en 1552, mort en 1610, a laissé des Mémoires, d’après lesquels le P. Trigault a fait son histoire de la Mission de la Chine. (G.A.)

2 – Pays protestants. (G.A.)

3 – Le pape Alexandre VI. (G.A.)

4 – Savonarole. Voyez, l’Essai sur les mœurs, chap. CVIII. (G.A.)

 

 

 

 

 

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