CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 15

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CORRESPONDANCE - Année 1769 - Partie 15

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à M. l’abbé Foucher. (1)

 

A Ferney, 30 Avril 1769.

 

 

          Monsieur, je suis un homme de lettres, et je n’ai jamais rien publié ; ainsi je suis aussi obscur que beaucoup de mes confrères qui ont écrit. Je suis à la campagne depuis quelques années, auprès d’un bon vieillard qui, en son temps, ne laissa pas d’écrire beaucoup, et qui cependant est fort connu. J’ai eu l’honneur de vivre familièrement avec le neveu de feu l’abbé Bazin qui répondit si poliment et si plaisamment (2) à M. Larcher, ce superbe ennemi de l’abbé Bazin. Permettez que j’aie aussi l’honneur de vous répondre. Je n’entends rien à la raillerie ; mais j’espère que vous serez content de ma politesse.

 

          On m’a mandé, monsieur, que vous aviez bien maltraité le bon vieillard auprès de qui je cultive les lettres ; on dit que c’est dans le vingt-septième volume des Mémoires de l’Académie des belles-lettres, p. 331. Je n’ai point ce livre ; c’est à vous à voir, monsieur, si les paroles qu’on m’a rapportées sont les vôtres ; les voici : « M. de Voltaire, par une méprise assez singulière, transforme en homme le titre du livre intitulé le Sadder. Zoroastre, dit-il, dans les écrits conservés par Sadder, feint que Dieu lui fit voir l’enfer et les peines réservées aux méchants, etc. Je parierais bien que M. de Voltaire n’a pas lu le Sadder, etc. »

 

          Permettez, monsieur, que je défende, devant vous et devant l’Académie des belles-lettres, la cause d’un homme hors de combat, qui ne peut se défendre lui-même. J’ai consulté le livre que vous citez, et que vous censurez. Le titre n’est pas Histoire universelle, comme vous le dites, mais Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations. L’endroit que vous citez, et sur lequel vous offrez de parier, est à la page 63 de la nouvelle édition de 1761, tome I (3). Voici les propres paroles : « C’est dans ces dogmes qu’on trouve, ainsi que dans l’Inde, l’immortalité de l’âme et une autre vie heureuse ou malheureuse. C’est là qu’on voit expressément un enfer. Zoroastre, dans les écrits que le Sadder a rédigés (4), dit que Dieu lui fit voir cet enfer, et les peines réservées aux méchants, etc. »

 

          Vous voyez bien, monsieur, que l’auteur n’a point dit, Zoroastre, dans les écrits conservés par Sadder. Vous concevez bien que le Sadder ne peut pas être un homme, mais un écrit. C’est ainsi qu’on dit, les choses annoncées par l’Ancien Testament, et prouvées par le Nouveau ; la destruction de Troie négligée par Homère, et connue par l’Enéide ; l’Iliade d’Homère abrégée par la traduction de La Mothe ; les Fables d’Esope embellies par les Fables de La Fontaine.

 

          Vous voulez parier, monsieur, que ce pauvre bon homme, que vous traitez un peu durement, n’a jamais lu le Sadder. Je lui ai montré aujourd’hui la petite correction que vous lui faites, et votre offre de lui gagner son argent. « Hélas ! m’a-t-il dit, qu’il se garde bien de parier, il perdrait à coup sûr. Je me souviens avoir lu autrefois dans le Sadder, porte 32 : Si quelque homme docte veut lire le livre de Vesta, il faut qu’il en apprenne les propres paroles, afin qu’il puisse citer juste. C’est un excellent conseil que le Sadder donne aux critiques.

 

          Le même Sadder, porte 46, dit (autant qu’il m’en souvient) : Il ne faut pas reprendre injustement et tromper les lecteurs ; c’est le péché d’Amimâl : quand vous avez été coupable de ce péché, il faut faire excuse à votre adversaire ; car, si votre adversaire n’est pas content de vous, sachez que vous ne pourrez jamais passer, après votre mort, sur le point aigu. Allez donc trouver votre adversaire que vous avez contristé mal à propos ; dites-lui : J’ai tort, je m’en repens ; sans quoi ; il n’y a point de salut pour vous.

 

          Il faut encore, m’a dit ce bon vieillard, que M. l’abbé Foucher ait la bonté de lire les portes 57 et 58 ; il y verra que Dieu ordonne qu’on dise toujours la vérité. Je ne doute pas que M. l’abbé Foucher n’aime beaucoup la vérité. Il a bien dû concevoir qu’il est impossible que le Sadder signifie un homme, et non pas un livre. Les Italiens sont le seul peuple de la terre chez qui on accorde l’article le aux auteurs : Le Dante, le Pulci, le Boyardo, l’Arioste, le Tasse ; mais on n’a jamais dit chez les Latins, le Virgile, ni chez les Grecs, l’Homère ; ni chez les Asiatiques, l’Esope ; ni chez les Indiens, le Brama ; ni chez les Persans, le Zoroastre ; ni chez les Chinois, le Confutzé. Il était donc impossible que le Sadder signifiât un homme et non pas un livre. Il est donc nécessaire et décent que cette petite bévue de M. l’abbé Foucher soit corrigée, et qu’il ne tombe plus dans le péché d’Amimâl.

 

          Quant au pari qu’il veut faire. Il est vrai que Roquebrune, dans le Romain comique, offre toujours de parier cent pistoles ; il est vrai que Montagne dit : Il faut parier, afin que votre valet puisse vous dire au bout de l’année : Monsieur, vous avez perdu cent écus en vingt fois pour avoir été ignorant et opiniâtre. Je ne crois point M. l’abbé Foucher ignorant, au contraire, on m’a dit qu’il était très savant. Je ne crois point non plus qu’il soit opiniâtre, et je ne veux lui gagner ni cent pistoles ni cent écus. »

 

          Voilà, monsieur, mot pour mot, tout ce que m’a dit l’homme plus que septuagénaire, et fort près d’être octogénaire, que vous avez voulu contrister au mépris des lois du Sadder. Il n’est nullement fâché de votre méprise ; il vous estime beaucoup : j’en use de même, et c’est avec ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, etc. BIGEX.

 

 

1 – Membre de l’Académie des belles-lettres. Cette lettre fut imprimée dans le Mercure. (G.A.)

2 – Voyez la Défense de mon oncle. (G.A.)

3 – Voyez l’Essai, page 59. (G.A.)

4 – En 1765, on lisait : « Zoroastre dans les écrits conservés par Sadder. » En 1761, Voltaire mit : « Dans les écrits abrégés dans le Sadder. » (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

1er Mai 1769.

 

 

          Voici, mon divin ange, ma réponse à Lekain et aux idées du tripot, dont quelques-unes sont bonnes, et d’autres très mauvaises. La vie est courte. J’attends avec impatience le manuscrit que je vous ai demandé.

 

          Béni soit cependant le duc de Parme, béni soit le comte d’Aranda, béni soit le comte de Carvalho qui a fait incarcérer l’évêque de Coïmbre, lequel évêque avait fourré mon nom assez mal à propos dans un mandement séditieux, s’en prenant à moi de ce que les yeux de l’Europe commençaient à s’ouvrir. Son mandement a été brûlé par M. le bourreau de Lisbonne ; mais à Paris la grand’chambre à fait brûler le poème de la Loi naturelle, l’ouvrage le plus patriotique et le plus véritablement pieux qu’ait notre poésie française. Cette bêtise barbare est digne de ceux qui ont voulu proscrire l’inoculation. Les Welches seront longtemps Welches. Le fond de la nation est fou et absurde ; et, sans une vingtaine de grands hommes, je la regarderais comme la dernière des nations.

 

          Je tremble beaucoup pour le mari d’une très aimable femme que madame du Deffand appelle sa grand’maman, et que madame Denis alla voir en revenant à Paris. J’ai peur qu’il n’y ait des changements qui vous seraient désagréables, et dont je serais extrêmement affligé. Cependant il faut s’attendre à tout, et être bien sûr de tout regarder avec des yeux philosophiques.

 

          J’espère que mes anges seront toujours aussi heureux qu’ils méritent de l’être.

 

          M. du Tillot n’est-il pas toujours premier ministre de Parme ? mais n’a-t-il pas un autre nom et un autre titre ?

 

 

 

 

 

à M. de Chabanon.

 

2 Mai 1769 (1).

 

 

          Oui, ayez pitié du pauvre vieux malade, centum puer artium ; oui, j’attends la scène d’Eudoxie et le divertissement que vous mettez en musique, et les vers charmants à M. de Lorry (2), qu’on dit imprimés. Ayez la bonté de faire à votre loisir un petit paquet de tout cela et d’enrichir mon petit cabinet de livres. Mais joignez-y une Eudoxie imprimée ; car notre ami Rieu s’est emparé de la mienne. Je ferai transcrire proprement la nouvelle scène sur la pièce imprimée que vous m’enverrez. Il vous sera aisé de faire contre-signer le paquet. Je ne vous envoie, en échange de vos vers que j’aime, qu’un petit morceau de prose assez peu intéressant ; mais, comme il regarde l’Académie dont vous êtes, j’ai cru devoir vous l’envoyer, quelque ennuyeuses que ces discussions puissent être.

 

          Je reviens vite à vos jolis vers. Si votre épître à M de Lorry n’est pas imprimée, voulez-vous me permettre de la faire insérer dans un petit recueil choisi qu’on va faire à Genève ? C’est un morceau précieux qui ne doit pas échapper au petit nombre d’amateurs qui existent encore Vale, omnium musarum amice.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Compagnon d’armes du chevalier d’Assas. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le comte d’Argental.

 

3 Mai 1769.

 

 

          Il y a peut-être, mon cher ange, je ne sais quoi de fat à vous envoyer sa médaille ; mais il faut que du moins je vous présente mes hommages en effigie, puisque je ne peux les apporter en personne.

 

          L’ami Marin m’a appris qu’il y a un conseiller du Châtelet qui n’est pas conseiller du Parnasse (1) ; cela ne m’étonne ni ne m’épouvante. Renvoyez-moi toujours les Guèbres ; on y insérera environ quatre-vingts vers nouveaux que l’auteur m’a envoyés ; on y mettra un petit mot de préface, dans laquelle on dira que l’auteur avait fait d’abord de cette pièce une tragédie chrétienne ; que, sur les représentations de ses amis, il avait cru le christianisme trop respectable pour le mettre encore sur le théâtre, après tant de tragédies saintes que nous avons ; qu’il a substitué les Guèbres aux chrétiens, avec d’autant plus de vraisemblance que les Guèbres, ou Parsis, étaient alors persécutés. On pourrait alors faire entendre raison à ce maudit conseiller ; on pourrait s’adresser, par madame d’Egmont, à M. de Richelieu, si vous approuvez cette tournure. Au pis aller, on ferait imprimer l’ouvrage bien corrigé et un peu embelli, avec une préface honnête pour l’édification du prochain. On ne fera rien sans l’ordre de mes anges.

 

 

1 – Moreau, procureur du roi au Châtelet. Il s’opposa à la représentation des Guèbres. (G.A.)

 

 

 

 

 

à M. le prince de Ligne.

 

5 Mai 1769.

 

 

          Vous daignez quelquefois, monsieur le prince, ranimer par vos bontés un vieillard malade. Quoique je sois mort au monde, votre souvenir ne m’en est pas moins précieux.

 

          Vous jouissez à présent des plaisirs de Paris, et vous les faites ; mais je suis persuadé qu’au milieu de ces plaisirs vous goûtez la noble satisfaction de voir le règne de la raison qui s’avance partout à grands pas. Ferdinand II n’aurait jamais osé proscrire la bulle In cœna Domini. Il y aura enfin des philosophes à Vienne, et même à Bruxelles. Les hommes apprendront à penser, et vous ne contribuerez pas peu à cette bonne œuvre.

 

          On substitue déjà presque partout la religion au fanatisme. Les bûchers de l’inquisition sont éteints en Espagne et en Portugal. Les prêtres apprennent enfin qu’ils doivent prier Dieu pour les laïques, et non les tyranniser. On n’aurait jamais osé imaginer cette révolution il y a cinquante ans ; elle console ma vieillesse, que vous égayez par votre très aimable lettre. Agréez, monsieur le prince, avec votre bonté ordinaire, le respect et l’attachement du solitaire V.

 

 

 

 

 

à M. Thieriot.

 

Ferney, le 5 Mai 1769 (1).

 

 

          Le petit magistrat de province s’attendait, mon cher ami, à l’avis du procureur (2) que vous avez consulté. Je le lui avais prédit, et, en dernier lieu, je vous en avais prévenu. J’ai connu ces gens-là, lorsque j’étais dans votre ville de Paris. Il n’y a d’autre parti à prendre qu’à me renvoyer les pièces du procès. Le jeune magistrat arrangera lui-même la procédure. Il y a même de nouvelles additions qu’il a faites à son factum. Il me le remettra, dès qu’il y aura travaillé, et vous l’aurez incessamment. Je pense que vous pourrez tirer parti de l’impression et que la cause est intéressante pour un certain nombre d’honnêtes gens.

 

          Je vous prie, mon cher ami, de m’envoyer l’Alexandre Linguet (3) et les Maladies de l’Esprit, nouvelle édition.

 

          Tâchez de me faire avoir le petit livre de l’abbé de Châteauneuf, sur la musique des anciens ; vous savez que j’en ai besoin. Je vous ferai rembourser le tout fort exactement. Je vous embrasse de tout mon cœur. Le vieux malade.

 

 

1 – Editeurs, de Cayrol et A. François. (G.A.)

2 – Préville, consulté sur le Dépositaire. (G.A.)

3 – Histoire du siècle d’Alexandre-le-Grand, de Linguet, réimprimée en 1769. (A. François.)

 

 

 

 

 

à M. Marin.

 

5 Mai 1769 (1).

 

 

          Le jeune homme, monsieur, qui est auteur des Deux frères, et qui est aussi magistrat dans son tripot de province, a été un peu surpris que le Châtelet ait jugé ces Deux frères à mort. Il se peut faire que le Châtelet se connaisse mieux en vers que lui ; mais la sentence paraît un peu dure. Quel est donc ce M. de Launai qui a tout l’air d’avoir la plus grande part à cette sentence, et qui écrit des lettres si impérieuses ? Je suis persuadé que si les fiacres avaient une juridiction dans Paris, leur greffier terminerait ses lettres par ces mots : Tel est notre plaisir.

 

          Voici un petit mot de requête civile dont vous pouvez vous aider en cas de besoin. Peut-être serait-il convenable de la faire lire à M de Sartines, uniquement pour votre justification. Le jeune homme serait fort curieux de savoir les motifs de l’arrêt rendu par le parc-civil.

 

          On dit que M. le chancelier est fort tenté de rappeler à son autorité cette partie de son ministère qui y a toujours été attachée ; en ce cas, vous auriez tout le crédit que vous devez avoir, et la littérature s’en trouverait bien.

 

          Il y aurait peut-être de la fatuité à vous présenter cette médaille ; mais l’amitié ne peut être ridicule.

 

          Un avocat nommé M. Marchand m’a écrit qu’il possède un cabinet de cinq mille médailles et qu’il veut en avoir cinq mille et une. Il m’apprend qu’il demeure chez M. Pasquier, conseiller de grand’chambre, qu’il a soupé chez M. de Sartines avec un de mes parents, et que par conséquent je dois lui envoyer cette médaille dont on lui a parlé. Si jamais vous le rencontrez à souper chez M. de Sartines, je vous prie de vouloir bien lui faire rendre ma réponse et ma médaille que je prends la liberté de faire insérer dans ce paquet. Je vous demande bien pardon.

 

 

1 – Les éditeurs de cette lettre l’avaient mise à tort à l’année 1770. (G.A.)

 

 

 

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